"Toujours le plus grand western depuis Blueberry." C'est par ces mots, très forts, que se poursuit la campagne de communication autour de la série Undertaker, publiée chez Dargaud, dont le sixième tome est enfin sorti après deux bonnes années d'attente. Il faut dire que Xavier Dorrison et Ralph Meyer, créateurs de la série, ne se sont jamais cachés de leurs inspirations, encore moins de celle du western iconique de Charlier et Giraud (par ailleurs également publiée chez Dargaud). Au sortir de six tomes, si l'on peut encore se montrer patient avant d'adouber tel ou tel superlatif, force est de reconnaître les qualités d'Undertaker, et il est temps de faire le point sur ce qui fait le charme de la série - au cas où vous n'auriez pas encore pris le train en marche.
Quelqu'un a demandé un croquemort ?
Le western en bande dessinée a connu ses titres de gloire avec des orientations diverses. Si l'on citait Blueberry auparavant, tant la série a marqué par le travail créatif derrière, et son orientation sérieuse, témoin d'une époque âpre et brutale, on ne peut manquer de citer à côté Lucky Luke, versant jeunesse du registre, porté par un héros iconique. Au cours des dernières années, le western a connu une forme de recrudescence au sein des maisons d'éditions françaises. Citons Bouncer (Les Humanos/Glénat), La Venin (Rue de Sèvres) ou Lonesome (Le Lombard) parmi les titres en vue - et donc, évidemment, Undertaker. La série de Xavier Dorison (Prophet, Asgard, Long John Silver) et Ralph Meyer (qui retrouve Dorison après XIII Mystery et Asgard) s'est très rapidement imposée comme l'une des têtes d'affiche de cette nouvelle donne du western en bande-dessinée. En cause, un personnage atypique, une façon d'explorer le registre d'une façon sérieuse et froide, qui rend hommage aux westerns américains et italiens sans verser dans la surenchère, une galerie de personnages charismatiques qui arrive à sortir des stéréotypes du genre, et une construction narrative en cycles de deux albums qui permet une bonne perméabilité à la série.
Créer un western après tant d'explorations du genre, quel que soit le média, impose nécessairement d'avoir un angle original : pour réussir à sortir du lot, à ne pas reproduire les schémas des chefs d'oeuvre du passé, et à ne pas se reposer sur des éléments vus et revus. Beaucoup connaissent les archétypes que l'on retrouve dans le far west : le shérif incorruptible, le chasseur de primes implacable qui cache un bon coeur, le truand sans foi ni loi, etc. S'il est une figure qui est aussi indissociable du genre, mais à laquelle on ne prête pas forcément attention, c'est celle du croquemort. Celui-là est présent dans chaque ville, si ce n'est en vadrouille entre deux points de passages, mais ce n'est pas vers lui que l'attention se porte généralement. Son métier est d'enterrer les morts, à une époque où la mort frappe sans prévenir, et souvent brutalement. Personne ne veut avoir affaire à ce genre de personnage sinistre, dont le quotidien est faits de cadavres. A vrai dire, il s'agit souvent d'une figure qui reste dans l'ombre, un élément du paysage indispensable, mais pour lequel rarement les projecteurs sont calqués dessus. Avec Undertaker, c'est justement un croquemort qui sera mis en avant.
Le fait est que les gens ne nous aiment pas. Et c'est tant mieux. Je ne les aime pas non plus.
Jonas Crow, au nom équivoque (crow signifiant corbeau), est croquemort de profession. Il circule dans l'ouest sauvage avec son corbillard, un vautour qu'il a recueilli, Jed. Là où il passe, on lui confiera quelque mission, pour aller récupérer un corps, s'occuper d'un enterrement. Dès le premier album, on comprend que le scénario prendra toujours un point de départ en apparence simple, pour bifurquer vers une histoire plus complexe, propice aux retournements de situation. Prenons la toute première histoire. Dans Le Mangeur d'Or, Crow est dépéché par un ancien mineur devenu millionnaire, Joe Cusco... pour s'occuper de son propre enterrement. Le bougre a en effet choisi de mettre fin à ses jours, en emportant avec lui son précieux minerai. Comment ? Tout simplement en avalant littéralement ses pépites, jusqu'à se donner la mort. Le problème, c'est que tous ceux qui ont travaillé pour lui aimeraient mettre la main sur cet or, fruit d'une exploitation outrancière à laquelle ceux qui ont trimé n'ont aucun droit. Alors que Cusco a demandé à être enterré au plus profond de sa mine, le voyage s'annonce d'emblée on ne peut plus périlleux, le cadavre devenant la source macabre de toutes les convoitises.
C'est ainsi que Dorison et Meyer explorent leur version du western : avec un certain applomb, un sérieux qui rappelle qu'au far west, les coups fourrés sont légion, et que le danger rode à chaque coin de rue. Ou derrière chaque rocher. Jonas Crow se pare non seulement d'un design qui frappe dès les premières planches, tout de noir vêtu, que par un caractère qui fait de lui bien plus un anti-héros qu'autre chose. Le croquemort est cynique, brutal, parfois antipathique, bien qu'il dispose d'un code d'honneur qui lui est propre. Bourru, et paré des fonctions religieuses liées à son métier, il n'hésite pas à citer sa propre Bible, ses versets selon Jonas. Des traits d'humour noir, parfois salvateurs dans la noirceur ambiante. Undertaker ne ménage jamais ses personnages, qu'il s'agisse du "héros" ou de la galerie de protagonistes secondaires. Dans le vaste premier cycle de la série (les quatre premiers tomes), Crow était rapidement accompagné de deux femmes. D'une part, Rose Prairie, gouvernante de Cusco qui s'allie au croquemort après le décès de ce dernier, pour respecter ses dernières volontés. D'autre part, Madame Lin, également servante de Cusco, qui embarque dans le groupe par nécessité. Des personnages féminins travaillés qui ont droit à une évolution rapide, notamment pour éviter les travers du syndrome de la demoiselle en détresse ou du simple sidekick. Les deux femmes sont capables de s'occuper d'elles-mêmes, leur relation avec Crow est - au bas mot - tumultueuse, alors que leurs interactions permettent de tisser une dynamique de groupe, qui fait que le lecteur s'attache au trio (quator, si on compte Jed, impayable mascotte du lot).
Peut-être faudra-t-il souligner, quitte à lever le voile sur un secret (éventé dès le premier tome), un détail important à propos de Crow. Ce dernier s'appelle en réalité Lance Strikland, et est un ancien lieutenant confédéré qui a servi au cours de la Guerre de Sécession. Mais ses actes font de lui à présent une personne dont la tête est mise à prix - d'où l'idée de se faire passer pour un croquemort, puisqu'on ne cherche pas en général à s'acoquiner avec eux. Cet élément en particulier est lui aussi moteur de la série, car à de nombreuses reprises, le passé de Strikland viendra le hanter. Le second arc de la série (tomes 3 et 4), qui commence par L'Ogre de Sutter Camp, fait directement intervenir un sinistre personnage du nom de Quint, ancien chirurgien qui a lui aussi connu Jonas sous son ancienne identité, et qui sous couvert de soigner des soldats, est en fait un tueur en série sadique. Qu'on le répète : Undertaker malmène ses héros, et personne n'est réellement à l'abri d'être gravement blessé, sinon pire. Xavier Dorison s'appuie également dans cette seconde histoire sur les vicissitudes d'une époque particulièrement compliquée de l'histoire des Etats-Unis - sans pour autant revendiquer une approche documentaire, le scénariste se réclamant plutôt d'un western "mythologique". Néanmoins, si l'on met de côté l'iconisation des personnages, hauts en couleurs, on sent qu'un travail de recherche et de fond parcourt les planches, pour livrer un western qui ne souhaite pas être trop fantaisiste.
Visuellement flamboyant
Cette approche réaliste se ressent également dans le dessin de Ralph Meyer. C'est d'ailleurs dans le trait et l'approche des découpages, très cinématographiques, que l'on comprend aisément le lien à Blueberry revendiqué par la BD. Le dessinateur ne veut pas d'un western épuré, mais va aller chercher le détail dans toutes les cases. Que l'on soit au plus proche des personnages, dans des lieux exigus (un saloon, une prison, un couloir d'une mine), ou que l'on explore de grandes étendues (des déserts, des forêts sauvages), Meyer ne fait aucune concession sur la précision des décors, des arrirère-plans, et de ce qu'il se passe au premier plan. Le découpage cherche à varier les plaisirs, afin de mettre l'attention du lecteur là où les auteurs l'auront choisi. Quitte à faire quelques essais qui lorgnent du côté des comics - comme une page pleine (ou splash page) dans L'Ogre de Sutter Camp, justement quand celui là apparaît en plein jour après une partie de l'album à n'avoir qu'évoqué son surnom. Notons aussi un travail formidable de colorisation, fait par Caroline Delabie. Ce qui impressionne le plus sera certainement la gestion des palettes pour rendre au mieux des éclairages, notamment sur les scènes de nuit ou dans des intérieurs ou la lumière n'arrive que peu à diffuser.
Les décors changent d'ailleurs à chaque récit. Des contrées désertiques et arides des deux premiers albums aux forêts étouffantes des deux suivantes, le cinquième album allait explorer les territoires Apaches, pour beaucoup enneigés. Là aussi, l'association de Meyer et Delabie fait quelques merveilles, et sert d'invitation au voyage dans cette Amérique que la bande dessinée (et le cinéma, et la télévision, voire le jeu vidéo comme Red Dead Redemption) a souvent dépeint, et qui se retrouve magnifiée ici. Le format franco-belge, et une pagination un peu plus importante que le traditionnel 48CC, permet de profiter un peu plus longuement dudit voyage.
Dans le dernier tome, L'Indien Blanc, l'équipe créative proposait une histoire par ailleurs bien plus complexe que les précédentes - sur fond d'un cadavre à récupérer en terres amérindiennes, un fils d'une riche famille enlevé par des Apaches et forcé à intégrer la tribu pour devenir un "indien blanc". Dorrison ne mettait plus Crow face à un redoutable boogeyman comme dans sa précédente aventure, mais face à un ensemble de personnages possédant chacun leurs zones grises : sans "gentils" ni "vilains", le développement et les péripéties prennent une autre saveur, avec une difficulté du lectorat à se positionner au vu des motivations de chacun. Surtout, Crow se retrouvait dans un statu quo nouveau, après la conclusion du quatrième album, signe que la série ne veut pas s'enterrer (pun intended) dans une formule routinière où chaque aventure reviendrait à une situation de départ confortable pour tout le monde. Alors que le sixième tome est désormais disponible, Undertaker réussit donc à s'affirmer comme un western fier de ses inspirations, et fier d'apporter sa propre pierre à un bel édifice culturel.
Après six tomes, Undertaker confirme ses ambitions. S'il sera encore temps de discuter, sur le long terme, de savoir s'il s'agit bien du plus grand western depuis Blueberry, l'épopée de Xavier Dorison et Ralph Meyer regorge de qualités indéniables, qui en font l'un des titres à suivre, sans aucun doute, dans ce registre en franco-belge. L'aventure s'apprête à bifurquer dans une nouvelle direction avec le septième tome, déjà annoncé - ne reste qu'à être patient. Mais ici, on a hâte de découvrir quelle sera la prochaine étape d'un voyage destiné à durer.
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LIVE ce jeudi 16 septembre à18h
Avec Caroline Delabie, Xavier Dorison & Ralph Meyer
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