Ce début d’année a vu la sortie de plusieurs adaptations de classiques de la littérature en bande dessinée, dont 3 que nous avons choisi de mettre en avant : Fahrenheit 451, de Tim Hamilton d’après Ray Bradbury, Gatsby le Magnifique, de Fred Fordham & Aya Morton d’après Francis Scott Fitzgerald, et Les Philanthropes aux poches percées, de Scarlett & Sophie Rickard d’après Robert Tressell.
Pourquoi adapter ?
Commençons par se demander, pourquoi ne pas lire l’original ? Artistiquement parlant, la réponse la plus évidente est la possibilité laissée à quelqu’un de proposer sa propre vision de l’œuvre d’origine, et lorsqu’on parle de bande dessinée, d’y ajouter une nouvelle dimension (visuelle) qui vient se superposer et parfois magnifier la dimension purement littéraire.
Mais les intérêts sont également très concrets, la BD pouvant toucher un public différent de celui des romans, permettant de faire découvrir à un plus grand nombre une œuvre qui mérite d’être découverte, pour son côté fondateur et l’impact qu’elle a eu sur la création artistique, mais aussi pour les thématiques importantes qu’elle porte. Une œuvre sur laquelle, sans adaptation, certains n’auraient peut-être jamais mis les mains.
Spécialement pour les classiques, que leur aura peut rendre impressionnants, et qui sont, parfois, écrits dans un style vieillissant ou inabordable pour qui n’aurait pas assez de bagage littéraire.
Adapter, c’est choisir, et le principal dilemme lorsqu’il s’agit d’adapter une œuvre littéraire sur un support visuel, qu’il soit film, bande dessinée ou jeu vidéo, c’est sans doute le style graphique à adopter. Bien sûr, adaptation est toujours synonyme de réinterprétation, c’est même là une partie de son intérêt, et les lecteurs raisonnables savent laisser une marge de création aux artistes réinterprétant une œuvre. Mais un mauvais choix visuel peut rapidement être perçu comme une mauvaise compréhension, voire une trahison de l’œuvre originale. Rien n’est alors anodin, des couleurs au trait, de la mise en scène au découpage en passant par le design des personnages et des environnements. Et de notre côté, on a beaucoup aimé les choix faits sur ces albums.
Faire les bons choix
Les adaptations de romans en BD ont donc cet avantage majeur de rendre une œuvre accessible à un plus grand public, notamment en réduisant considérablement le temps de lecture, tout en conservant la sève de l’œuvre d’origine. Bien sûr, cela n’est vrai que si l’adaptation est réussie, en utilisant au mieux le dessin et les ellipses pour fournir instinctivement les informations transmises originellement par les mots. Cet argument est particulièrement vrai pour les Philanthropes aux poches percées, dont le manuscrit original de Robert Tressell approche les 1000 pages.
L’adaptation des Philanthropes aux poches percées est un cas particulier pour une autre raison : ce classique de la littérature irlandaise et du roman social anglo-saxon est peu connu dans l’hexagone, et pour cause : il n’a jamais été publié chez nous. Cette adaptation sous forme de BD est même sa toute première traduction en français ! Elle constitue donc une double adaptation, de format et de langue. Et l’enjeu est lui aussi doublé en terme d’ouverture du récit à un plus large public : en plus de toucher les amateurs de BD/romans graphiques dans le monde entier, elle permet de faire découvrir ce récit important à l’ensemble du public francophone.
Dans le cas de Gatsby le Magnifique, l’ouverture à un plus large public prend un sens particulier, qui s’impose dès la préface rédigée par Blake Hazard, l’arrière-petite-fille de Francis Scott Fitzgerald : l’adaptation a ici pour volonté d’être un hommage à l’œuvre originale, de l’ouvrir à un nouveau public sans chercher outre mesure à la réinterpréter, comme c’est le cas de certaines adaptations (on pense au Château des Animaux de Xavier Dorison et Félix Delep par exemple, qui réinvente assez librement la Ferme des Animaux de George Orwell). Blake Hazard est même à l’origine du projet, et a passé des mois à écumer les librairies pour trouver l’artiste visuelle et le scénariste qui colleraient au mieux à l’esprit du roman de son arrière-grand-père.
Fahrenheit 451, de Tim Hamilton, d’après Ray Bradbury, Philéas
Fahrenheit 451, œuvre de science-fiction et d’anticipation fondatrice de Ray Bradbury est ici illustrée par le trait ombrageux de Tim Hamilton, qui alterne joliment son jeu de couleurs pour osciller entre la froideur du monde aseptisé décrit par Bradbury, et les brasiers apocalyptiques des pompiers pyromanes.
Peut-être encore plus que les deux autres œuvres abordées, le récit de Bradbury résonne follement avec notre époque, tant ses thématiques d’accès à la culture, d’anéantissement de la capacité à raisonner et d’aseptisation des contenus proposés sont actuelles, bien que sous des formes parfois différentes de celles qu’il avait imaginé.
L’adaptation retranscrit efficacement ce côté visionnaire, en modernisant visuellement certaines idées de Bradbury, tout en conservant la touche “années 50” inhérente à son œuvre.
Gatsby le Magnifique, de Fred Fordham & Aya Morton, d’après Francis Scott Fitzgerald, Philéas
Gatsby le Magnifique, roman culte de Francis Scott Fitzgerald et portrait acerbe de la bourgeoisie américaine des années 20, est adapté par Fred Fordham (scénario) & Aya Morton (dessin), dans un style bien moins flashy que le film de Baz Luhrmann de 2013 (autre adaptation, par le biais de laquelle un grand nombre a découvert ce récit).
Fred Fordham avait déjà officié sur l’adaptation de Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur, d’Harper Lee, il y a quelques années. Le dessin doux, délicat d’Aya Morton, colle parfaitement à l’ambiance raffinée mais pleine de faux semblants de cette bourgeoisie du début du 20ème siècle, tout en évoquant les codes artistiques de l’époque, en particulier les publicités et autres affiches.
Côté narration, le choix est fait d’utiliser une voix off très présente, en complément de dialogues denses, qui l’une et l’autre retranscrivent à la lettre des passages du roman. Ce choix de rester fidèle au texte de Fitzgerald permet, tout en allégeant le récit grâce au format, de conserver la sève de son style et de sa narration.
Les Philanthropes aux poches percées, de Scarlett & Sophie Rickard, d’après Robert Tressell, Delcourt
Les Philanthropes aux poches percées, roman posthume de l’auteur irlandais Robert Tressell, est un classique anglo-saxon et a été décrit comme “une œuvre que tout le monde devrait lire” par George Orwell. Comme on vous le disait, il n’a pourtant jamais été édité chez nous, et constitue donc une découverte pure pour le public francophone.
L’œuvre de Tressell est dense : en pages, en événements, en personnages, en propos. L’auteur était engagé, et son récit hautement politique, dépeignant la réalité de la classe ouvrière anglaise du début du 20ème siècle. Et mettant en scène de nombreux débats entre les personnages, qui nous rappellent que les dynamiques de pouvoir n’ont pas tant évolué depuis cette époque.
L’adaptation a sans doute été particulièrement ardue, mais les autrices choisissent une forme qui s’y prête merveilleusement, optant pour de nombreuses petites cases permettant de mettre en valeur les nombreux personnages et leurs échanges de manière optimale. L’album qui résulte de cette adaptation est passionnant, et a bien mérité sa nomination dans la catégorie meilleure adaptation aux Eisner Awards 2022.
Il est toujours difficile de dire ce qui fait la réussite d’une adaptation, et cela dépend forcément, au moins en partie, de l’expérience de chacun avec l’œuvre originale. Mais en ce qui nous concerne, on ne saurait trop vous conseiller de mettre la main sur ces 3 adaptations, que ce soit comme première approche de ces classiques passionnants ou pour les redécouvrir sous un jour nouveau.
Fahrenheit 451 de Tim Hamilton d’après Ray Bradbury, Phileas
Gatsby le Magnifique, de Fred Fordham & Aya Morton, d’après Francis Scott Fitzgerald, Philéas
Les Philanthropes aux poches percées, de Scarlett & Sophie Rickard, d’après Robert Tressell, Delcourt
Fahrenheit 451 : © Tim Hamilton / Phileas
Gatsby le Magnifique : © Fred Fordham / Aya Morton / Philéas
Les Philanthropes aux poches percées : © Scarlett / Sophie Rickard / Delcourt