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par Johan - le 18/02/2015
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par Johan - le 18/02/2015

Feu de paille, la critique

Le propre d'une couverture réussie est d'accrocher la rétine et de vous amener à dépasser le simple coup d'oeil. Avec Feu de paille, c'est à peu près le phénomène inverse qui se produit. On oublie vite ce regard perdu dans l'obscurité, uniquement relevé par le marron passé des feuilles d'automne, et on passe à autre chose. Et lorsqu'enfin l'alignement des planètes fait qu'on se décide à y aller, on se maudit de ne pas l'avoir découvert plus tôt pour en crier les qualités sur tous les toits.

Feu de paille est un récit suffisament complexe et exigeant pour faire de l'exercice de la critique un véritable petit défi (pour ne pas dire un calvaire). Récit à tiroirs mêlant la science-fiction et le fantastique à une atmosphère sombre et inquiétante, Feu de paille n'est pas sans rappeler les séries Au-delà du réel ou La Quatrième dimension, auquel l'auteur fait explicitement référence. Pour Adrien Demont, il s'agit d'explorer l'imaginaire des enfants et la naïveté qu'il exprime lorsque les histoires d'épouvante qu'on s'invente sans trop y croire dépassent le cadre de l'illusion, développant un récit qui envoûte finalement autant qu'il inquiète...

Victime d'un accident récent, Joseph s'exile dans la maison de son enfance avec sa femme et son fils le temps des vacances d'été. Dans sa poitrine bat désormais un coeur artificiel qui hante son esprit, lui qui est à présent une véritable métaphore de la société dans laquelle il vit, où les hommes ont abandonné le monde aux machines qui les entretiennent jour après jour. Une frustration qui encourage le repli du personnage sur son passé, à la recherche du charismatique Hugo, dont les histoires inquiétantes ont bercé le quotidien de ses jeunes années. En écho aux souvenirs de Joseph, on découvre le quotidien de son fils, Pierre, qui va lui aussi faire explorer les limites de l'imagination débordante et absurde de son âge.

L'un comme l'autre vont faire l'expérience d'une peur surnaturelle : celle d'un homme-paille qui, à la manière des Trois Ombres de Cyril Pedrosa, hante constamment les planches de l'album. Chaque personnage y voit ce qu'il a envie, ajoutant une pierre à l'édifice d'une macabre légende qui n'a rien à envier au phénomène Slender Man. C'est cette rumeur croissante qui porte la charge angoissante du récit et illustre le potentiel de l'imagination humaine. L'homme-paille n'est finalement qu'un procédé graphique pour donner une forme à l'effroi, car qu'il soit ou non sous nos yeux, la rumeur est là... et avec elle, la terreur qu'elle inspire.

Outre une narration maîtrisée, l'album profite des dessins en courbe d'Adrien Demont ainsi que de décors dont les formes étirées accentuent le décalage du récit à la réalité. Tantôt détaillés, tantôt esquissés, les éléments du second plan participent à l'angoisse générale et l'auteur n'hésite pas à puiser dans le folklore du cinéma fantastique pour rendre compte de l'étrangeté de son univers ; qu'il s'agisse d'une maison à visage humain, d'un arbre à silhouette anthropomorphe ou de la multitude de créatures robotisées qui jalonnent l'histoire... Enfin, les ténèbres omniprésentes (jusque dans la séparation des cases) agissent comme le point d'orgue d'un récit déconseillé aux âmes sensibles, sous peine de ne plus fermer l'oeil de la nuit lors des séjours en campagne.

Pour autant, Feu de paille ne sera certainement pas du goût de tous. Exigeant, le récit demande une concentration sans faille pour en saisir les différents niveaux de lecture, fantastique et métaphysique.  La citation d'Arthur Conan Doyle qui ouvre le récit introduit à merveille le prologue de l'album, où il est question de mondes parallèles qui s'entrechoquent, portes ouvertes à l'apparition de phénomènes paranormaux. Je n'en dirais d'ailleurs pas davantage concernant le prologue, moment fort de l'album dont la fonction destabilisante surprend autant qu'elle séduit avant un brusque retour à la "réalité". 

Faire naître l'angoisse dans les pages d'un album de bande dessinée n'est jamais chose aisée. Si Feu de paille est une réussite indéniable dans le domaine du récit d'effroi, il l'est aussi pour les thèmes et les réflexions qu'il aborde (le pouvoir de l'imagination, des souvenirs, le devenir de la société). Adrien Demont signe là l'album le plus obscur de ce début d'année, mais certainement aussi l'un des meilleurs ; de ceux qu'il faut relire au moins une fois pour en comprendre toutes les subtilités.

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