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Critiques
par Thomas Mourier - le 3/04/2024
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par Thomas Mourier - le 3/04/2024

« Un bouquin c’est une totalité : histoire, dessin et couleur » Interview de Nicolas Otéro pour Joseph Kessel l’indomptable

Avec Jonathan Hayoun et Judith Cohen-Solal au scénario et 1ver2anes à la couleur, Nicolas Otéro a entrepris de mettre en image la vie de Joseph Kessel à partir du dernier entretien que Kessel à donné à son filleul et qui était resté inédit. Entretien avec le dessinateur qui parle de son travail, de ses choix, de dessin et de couleurs.

Judith Cohen-Solal et Jonathan Hayoun signent ici leur premier scénario de bande dessinée, mais pas leurs premiers livres, pourtant ils ont choisi la bande dessinée pour transmettre leur découverte : un ultime entretien de Joseph Kessel qui était resté dans les archives familiales que les scénaristes ont décortiquées et adaptées pour éclairer certaines facettes de l’inclassable Kessel. 

Nicolas Otéro © DR

Pour ce projet, ils ont fait appel au dessinateur Nicolas Otéro et à la coloriste 1ver2anes pour adapter leur projet et en faire un album. Nicolas Otéro en a profité pour proposer des variations de styles et des pistes graphiques intrigantes et réussi pour donner corps à ce récit inhabituel.  

Pour ce projet, tu travailles avec Jonathan Hayoun et Judith Cohen-Solal qui signent leur première BD, comment vous êtes-vous rencontrés ? 

Nicolas Otéro : J’ai rencontré Jonathan par l’intermédiaire de Célina Salvador, l’éditrice de Steinkis, qui m’a contacté un jour en me proposant un projet sur lequel elle me verrait bien. Elle m’a cité leurs noms, ça me disait quelque chose, je savais que c’était des documentaristes. Je suis monté sur Paris pour les rencontrer autour d’un déjeuner. Ils m’ont expliqué un peu le projet, j’ai tâté le terrain et j’ai trouvé des gens intéressants, cultivés, impliqués dans leur sujet. Et c’était parti ! 

Effectivement , ils n’ont jamais fait de BD, mais ça, c’est pas un problème. Je pense que, venant du documentaire Jonathan avait déjà un sens du cadre et de l’image, en plus de la qualité d’écriture. C’était plutôt simple de collaborer avec eux. Ils étaient à l’écoute. Ça a été un projet assez fou.

Est-ce qu’ils t’ont livré des morceaux de script que tu as passé au story-board ou c’est venu d’une discussion entre vous ? 

N.O. : Ils avaient déjà un scénario qui n’était pas tout à fait structuré, donc, on a travaillé ensemble sur la structure, mais il y avait déjà quasiment un pré-découpage des dialogues. Il y avait suffisamment de matière à mon sens et j’ai pour principe d’envoyer régulièrement le travail en cours pour qu’on discute de l’avancée du travail. 

Je ne fais jamais de story-board, je suis un flemmard ! Puis, je pense que c’est important de savoir où on va de manière très claire pour éviter le travail inutile parce que c’est déjà beaucoup de boulot de faire de la BD ! Je préfère réfléchir avant pour bien analyser les pistes à explorer. Et pour ce qui est des corrections, les erreurs de dessin ça arrive, mais ce n’est pas comme de refaire toute une séquence parce qu’on n’y a pas réfléchi avant.

As-tu préparé ce projet en faisant des portraits de Joseph Kessel, en lisant ses romans ou en regardant des vidéos de lui, pour t’imprégner du personnage ? 

N.O. : Alors, non ! Justement, je me suis dit : « tu t’attaques à une espèce de monstre sacré. Il y a des gens qui ont écrit sur lui, il y a des entretiens… »

Je suis allé voir quelle tronche il avait, parce que moi j’avais l’image de lui un peu âgé, très buriné, la clope à la bouche, les cheveux ébouriffés, avec son accent russe. J’ai cherché à quoi il pouvait ressembler jeune : c’était un peu plus compliqué, mais y’a 2-3 photos qui existent. Puis tu te fais la main en le dessinant. Il a ce côté un peu échevelé, c’était un homme avec une certaine stature, avec une gueule. C’est plus agréable à dessiner qu’un mec trop lisse avec aucune caractéristique. 

Ensuite, c’est de la documentation classique comme pour n’importe quel autre album : l’Irlande, ça ressemble à quoi ? La guerre d’Espagne, il s’est passé quoi ? Le procès Papon, etc. Une façon classique de faire un bouquin. 

©Jonathan Hayoun / Judith Cohen-Solal / Nicolas Otéro / 1ver2anes / Steinkis 

Ce qui n’est pas classique, c’est ton approche du dessin. J’aimerais que tu nous parles de cette façon que tu as de faire des sortes de carnets de voyage, de laisser des espaces blancs, de faire déborder l’aquarelle ? 

N.O. : C’est ce qu’on a voulu. On souhaitait également différencier, pour le lecteur, les scènes où il témoigne avec son filleul —qui se passent à la fin de sa vie— des scènes de digression où je voulais quelque chose de contemplatif. Donc, je me disais que le dessin devait suivre ça.

C’est intéressant de parler de carnet de voyage, parce que Kessel c’était aussi un voyageur. Il a traversé le monde. J’ai voulu adopter un côté observateur, où on le suit derrière des barricades, en Irlande… 

Pour ce qui est de la couleur, étant donné que c’est un trait qui est simplement au crayon, c’était un peu maigre, un peu nu, donc j’ai travaillé des niveaux de gris pour différencier les plans, mettre ma lumière et au moment de mettre la couleur, la coloriste a dit qu’il y avait déjà tout. 

Pour la technique d’aquarelle, on y a réfléchi ensemble et on a trouvé que ça accompagnait bien ce côté éthéré et contemplatif. Ça permettait de transitionner certaines séquences et de laisser de la place à la matière. 

Je pense notamment à cette grande planche d’Hitler que j’aime beaucoup et dans laquelle c’est la matière qui raconte la violence du propos et de ce qui est en train d’arriver. C’était un équilibre à trouver entre le langage du dessin et ce que la couleur peut apporter, parce qu’un bouquin c’est une totalité : histoire, dessin et couleur. Et quand y’a une homogénéité, un équilibre entre ces trois éléments, ça peut fonctionner. 

©Jonathan Hayoun / Judith Cohen-Solal / Nicolas Otéro / 1ver2anes / Steinkis 

Je trouve qu’on ne parle pas assez du travail de coloriste alors que c’est fondamental. Un beau dessin avec une couleur fade ça ne fonctionne pas, tandis qu’une couleur magnifique sur un dessin moins réussi peut rééquilibrer les choses. Tout est une question d’équilibre. Je suis persuadé que les lecteurs quand ils ouvrent un bouquin en couleur, ils voient les deux, parce que c’est indissociable. Je suis certain que si tu leur fourni le même bouquin en noir et blanc, ils le fermeront parce qu’il manquera quelque chose. 

Et de ton côté, tu fais du carnet de voyage ? 

N.O. : J’en ai fait, mais je voyage pas assez et j’ai un rythme de production assez intense donc quand j’arrête de travailler, j’ai pas la force de dessiner, j’ai envie de faire autre chose. Mais quand je pars en vacances, j’ai toujours un carnet de dessin sur moi et j’aime me poser en terrasse de café pour saisir des gueules, des attitudes. 

Quels sont les outils avec lesquels tu travailles ? 

N.O. : Je suis passé sur tablette il y a quelques années, mais ça n’a pas changé ma façon de travailler, hormis que je me salis moins les mains. C’est un outil qui me facilite la vie quand je dois faire des corrections, des réglages, mais je n’utilise pas 1000 brosses pour avoir des effets. Je dessine sur tablette comme je dessine à la main. 

Avec la tablette, il me manque ce côté charnel. J’aimais bien travailler à la plume, avoir ce contact avec le papier, ne pas maîtriser les accidents…

Avec le numérique, il y a moins ce contact physique, parce que je peux corriger et faire des choses plus « jolies ».  Pour Kessel, j’ai retrouvé ce côté accident, où le dessin n’est pas nécessairement parfait, mais le geste est joli alors je le garde.

©Jonathan Hayoun / Judith Cohen-Solal / Nicolas Otéro / 1ver2anes / Steinkis 

Dans cet album, tu utilises différentes formes de collage (journaux, logo). Est-ce que cet outil numérique t’a aidé à les appréhender ? 

N.O. : Oui, mais c’est aussi La Cellule qui a déclenché ça, le bouquin que j’ai fait sur les attentats, dans lequel on a voulu avoir une approche hyper réaliste et où on a intégré des documents, des fichiers de police, des cartes…

L’outil informatique aide beaucoup dans ces cas-là, plutôt qu’avoir les documents et devoir les scotcher au milieu de ton dessin. J’ai trouvé ça intéressant dans l’approche, parce qu’il y avait une part de graphisme, de mise en page et ça a créé une œuvre un peu hybride. 

Tu as commencé à l’évoquer, mais quelle est ta méthode de travail après l’étape du story-board ? 

N.O. : Je réfléchis beaucoup. Je pense beaucoup aux images que je veux réaliser.

Je disais que je ne faisais jamais de story-board, mais en réalité c’est nécessaire de réfléchir à ses pages, d’avoir un semblant de chemin de fer, mais je vais plutôt travailler planche par planche. Je fais des sortes de story-boards avec des petites vignettes où je dispose les bulles, j’imagine le déroulé de l’action, etc. 

Avec l’expérience du métier, je vois ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas, mais je préfère bien réfléchir à mes planches plutôt que d’établir un véritable story-board qui sera exploitable. Puis je passe directement sur la page où je commence à crayonner. L’outil numérique me permet aussi de sauter les étapes papier qui sont assez fastidieuses. 

J’ai un côté instinctif que j’aime et que je veux garder. Et ma façon de travailler, ça ne regarde personne en réalité : le principal c’est le résultat. C’est difficilement explicable l’instinct, mais tu sens quand ça fonctionne ! 

©Jonathan Hayoun / Judith Cohen-Solal / Nicolas Otéro / 1ver2anes / Steinkis 

Comment travailles-tu avec 1ver2anes, ta coloriste ? Tu attends que ce soit terminé et tu passes aux couleurs ou c’est plutôt par séquences ? 

N.O. : Ça dépend de son planning parce qu’elle travaille également sur d’autres projets, mais on arrive à accorder nos emplois du temps. En général, je fais l’album, je lui envoie les planches, elle travaille dessus et on en discute. 

C’est une organisation assez fluide : j’adapte mon dessin à son planning et elle adapte le sien en fonction des dates de rendu. Parfois , je me fais un peu disputer quand elle trouve que le dessin n’est pas assez travaillé.  C’est exactement ce que je disais sur le fait qu’une bonne couleur peut sauver un dessin un peu médiocre, on est tout à fait dans ce cas-là ! Mais j’ai une entière confiance en son travail. 

Tu choisis souvent des sujets engagés ou politiques dans tes livres, comment les sélectionnes-tu ? 

N.O. : Je les sélectionne par instinct. C’est long la BD et j’ai une personnalité qui fait que je peux vite m’ennuyer, donc il faut que le sujet me parle et touche une fibre sociale ou historique. Mon instinct me dit si un sujet va me plaire et s’il va me plaire suffisamment pour que j’y travaille 1, voire 2 ans. Je n’ai pas envie d’être catalogué non plus, mais c’est dans ma personnalité d’être engagé et, à mon sens, on est censés tous l’être. C’est davantage un choix de sujets qui me touchent et qui vont suffire à nourrir ma motivation. 

©Jonathan Hayoun / Judith Cohen-Solal / Nicolas Otéro / 1ver2anes / Steinkis 

Travailles-tu sur différents projets en même temps ? 

N.O. : Je l’ai fait qu’une fois. C’était sur Uchronie[s] avec Éric Corbeyran. Je travaillais sur 15 planches en même temps, avec 2 univers différents, des tracés différents et je me perdais dans les personnages, donc je perdais beaucoup de temps. 

Maintenant, je gère mon planning pour m’investir à 100% dans un projet. 

On espère que cet entretien vous donnera envie de découvrir Joseph Kessel l’indomptable et les autres livres des auteurices. N’hésitez pas à nous faire part de vos retours.

Joseph Kessel l’indomptable de Jonathan Hayoun, Judith Cohen-Solal, Nicolas Otéro & 1ver2anes, Steinkis 

Tous les visuels sont ©Jonathan Hayoun / Judith Cohen-Solal / Nicolas Otéro / 1ver2anes / Steinkis 


©Jonathan Hayoun / Judith Cohen-Solal / Nicolas Otéro / 1ver2anes / Steinkis 
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