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Édito
par Thomas Mourier - le 30/11/2023
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par Thomas Mourier - le 30/11/2023

« Ça dépasse l’expérience d’éditeur ! » Interview de Karine Leclerc

Entretien avec la directrice éditoriale du pôle BD chez Nathan après 1 an d’existence et une trentaine de titres publiés. L’occasion de parler de la constitution d’un catalogue, des rencontres avec les auteurices et de quelques coups de cœur.

L’éditrice au centre, en rose, à Quai des bulles en octobre dernier

Éditrice depuis plus de 20 ans, Karine Leclerc est passée par les éditions Nord-Sud, Bayard & Milan avant de rejoindre les éditions Glénat et y fonder un département jeunesse, P’tit Glénat. Et depuis 2022, elle a rejoint Nathan où elle y développe un pôle BD à travers plusieurs collections pour enrichir le catalogue de l’un des éditeurs jeunesse qui n’avait pas encore investi ce champ.

Est-ce que vous pouvez nous donner l’ambition de ce nouveau pôle BD chez Nathan ? Sa ligne éditoriale ?

Karine Leclerc : La ligne éditoriale se dessine, car c’est work in progress. Quand on crée un catalogue, on se rend compte qu’il y a des points saillants qui se définissent d’eux-mêmes. Ce n’est pas seulement la personnalité d’un directeur éditorial, c’est aussi l’harmonie avec l’ADN de la maison. Quand je suis arrivée chez Nathan je me suis dit qu’il fallait que je profite du capital confiance que cet éditeur a avec les parents et du fait qu’on est l’un des acteurs leaders dans le secteur de la petite enfance. C’est pour ça qu’en toute logique, j’ai commencé par développer un catalogue pour les tout petits et les 8-12 ans. 

J’ai procédé par tranches d’âge, tout d’abord avec la collection Mini Bulles pour les 3-5 ans, une collection de BD sans textes. Et, j’ai eu envie, après avoir discuté avec des parents et avoir eu des retours de terrain, de proposer une collection différenciante : pour Mini Bulles, j’ai voulu une pagination resserrée avec 20 planches de BD pour les tout petits avec 6 cases maximum, sans texte, accessible dès 3 ans. C’est une collection qui est animée par des illustrateurs jeunesse pour qui c’est souvent la première BD. C’est super pour eux, mais aussi pour nous parce que ça diversifie les auteurs de la collection et les illustrateurs connaissent très bien le public des 3-6 ans avant de se lancer dans la BD. 

La condition c’est de voir s’ils ont une culture BD et des codes, c’est hyper important et de respecter quelques prérequis : sur Mini Bulles, c’est ne pas avoir d’ellipses narratives, veiller à la continuité graphique ou des couleurs. On fait attention à la cohérence et on a le soin que l’enfant n’ait aucun échec possible dans la lecture et avant l’alphabétisation, tu peux lire sans savoir lire ! 

Puis toujours en m’appuyant sur cette confiance des lecteurs et des libraires envers Nathan, je me suis dit que j’allais creuser cette tranche des 8-12 ans, voire dès 6 ans parce que le lectorat jeunesse se rajeunit beaucoup, car ils lisent de la BD de plus en plus tôt. Et ils s’en détachent de plus en plus tôt pour aller vers le manga ou le comics par exemple. Donc, nous avons développé un cœur de catalogue dès 6 ans jusqu’à 12 ans avec des one-shot et des séries, soit inédites soit adaptées de nos romans best-sellers. 

La ligne éditoriale pour cette collection a été d’identifier des auteurs & autrices dont on apprécie le charisme, la ligne graphique, on a d’ailleurs un catalogue très majoritairement féminin. Parce qu’elles ont été nombreuses à nous proposer des projets, le premier qu’on a signé, c’est Léonie les scarabées avec Élodie Shanta au dessin et Elsa Bordier au scénario. Et on continue cette série avec cette héroïne qu’on essaye d’installer et qui illustre bien cette scène des autrices de BD contemporaines avec d’autres comme Nancy Peña qui nous a proposé un one-shot avec Anne Baraou sur la thématique des phasmes

Ces autrices abordent des sujets générationnels, qui leur tiennent à cœur comme chez de nombreux autres éditeurs mais je remarque que le métier à changé parce qu’il y a quelques années on aurait publié des aventures qui n’auraient pas forcément un message en sous-texte alors que là je me rends compte que nos autrices sont feminist natives, comme on parle de digital natives, dans ces générations de vingtenaires et trentenaires qui ont intégré dans leurs envies de raconter des histoires du chara-design et des personnages qui ont des profils qui leur conviennent et en conformité avec leurs valeurs. 

C’est le cas avec Mélanie Allag et Annaïg Plassard qui racontent la généalogie des noms de famille — comme pour les phasmes, ça n’a jamais été, je crois, traité en BD et on sait que c’est bien de familiariser les enfants avec l’altérité et de leur faire prendre conscience qu’un nom de famille peut être porteur d’un patrimoine. On espère mettre en place des personnages qui peuvent être récurrents si les enfants se les approprient. Et je suis heureuse d’avoir accueilli dans le catalogue des talents qui nous ont fait confiance et que nous avons laissé s’exprimer en toute liberté graphique. 

On a l’impression que le format s’adapte au livre et que les contenus ne sont pas formatés à une collection ? 

Karine Leclerc : Au départ, je me suis dit que comme Nathan n’était pas identifié comme un éditeur BD, il fallait respecter les codes de la bande dessinée. Même pour les libraires, il faut que nos BD ressemblent à des BD. Soit petits formats, avec les Mini Bulles pensées pour des petites mains, soit grand format cartonné, on ne s’enferme pas dans un format. On se rend compte que les enfants sont très ouverts à tous les formats, autant adapter l’aventure à la pagination et au format qu’on souhaite. Même si au départ, il y avait cette volonté de rassurer avec les codes de la BD, que les premiers lecteurs ne puissent pas avoir un doute qu’ils aient une BD entre les mains. 

Maintenant, on est plus détendus avec un catalogue qui se construit et des auteurs installés. On a de nouveaux talents, mais aussi des auteurs de best-sellers, comme Strom avec le couple Saint-Chamas qui a signé les romans auxquels nous avons associé le duo à succès des Géants, Lylian au scénario et James Christ au dessin. On a des auteurs que les libraires connaissent très bien pour porter cette série best-seller qui est une de nos meilleures ventes.

Mais aussi, on a la collection Poéstrip, qui est née d’une rencontre avec un projet de Charlotte Bousquet proposée par une éditrice free-lance, Paola Grieco. Une collection qui prend comme point de départ son inspiration dans la poésie. On contacte des auteurs, on leur demande s’ils ont eu un choc poétique et est-ce que de cette poésie, ils ont envie de proposer une fiction qui serait une libre adaptation. Ce n’est pas une transposition en BD de la poésie, mais une, une variation autour du poème. 

Par exemple, on va sortir en 2024 Pas si mâle autour du poème Tu seras un homme, mon fils de Kipling qui va aborder des thèmes très contemporains comme celui de la virilité. Et le premier qui est sorti, de Bérengère Delaporte, est son premier roman graphique. On s’est retrouvées toutes les deux autour d’un choc énorme sur la même poésie : La Panthère de Rilke. Un heureux hasard autour de ce très petit poème, comme un haïku, qui raconte la frénésie d’une panthère qui tourne derrière les barreaux et on ressent toute la frustration, la colère et la rage de l’animal. Et ça a inspiré Bérengère pour cette Grande échappée qui traite des violences dans le couple et des violences intrafamiliales perverses et invisibles. Poéstrip, c’est un poème, un déclic, un roman graphique. 

Dans vos livres, il y a très souvent des bonus graphiques, des coulisses, des cahiers préparatoires, c’est quelque chose que vous voulez vraiment mettre en avant ? 

Karine Leclerc : Comme ce sont des romans graphiques très artistiques, on laisse vraiment carte blanche. À part le format, l’écrin qu’on a beaucoup soigné, je trouvais bien de prolonger la lecture avec ces univers d’artistes. On rentre un peu dans l’intimité de l’auteur avec une playlist, une bande-son ou ses références graphiques, inspirations de lecture… On a aussi des story-boards, des essais de couvertures, on est dans le mood board inspirationnel. 

Il y aussi un pan dédié à l’adaptation littéraire, comment sont choisis les textes ? Par les auteurices ou vous cherchez des artistes pour un texte en particulier ? 

Karine Leclerc : Là c’est un travail d’éditeur assez classique, on se penche sur les pépites de notre catalogue, ses long-sellers, les livres de fond qui ont du succès auprès des enfants. Par exemple L’Œil du loup, c’est un ouvrage écrit en 1984 qui n’a pas pris une ride. Daniel Pennac est un auteur incroyable qui était visionnaire, il aborde des thématiques qui sont malheureusement aujourd’hui plus que jamais d’actualité. Il raconte dans L’Œil du loup, par la bouche des animaux, des gorilles et des enfants, le drame de la déforestation, la cohabitation difficile entre les hommes et les animaux, il parle aussi de la migration climatique, de la traite des enfants, de maltraitance animale… 

Il avait tous ces thèmes universels en germes et ce livre a eu de nombreuses vies, en plusieurs formats, mais il n’existait pas encore en BD. J’ai proposé à Mathieu Sapin qui était honoré de collaborer avec Daniel Pennac, ça a été une belle rencontre entre deux personnes à la fois très talentueuses et très humbles. Ils ont trouvé une confiance, un esprit potache et ça échappe presque à l’éditeur. On laisse les talents s’exprimer et on sait qu’il va y avoir un chef-d’œuvre derrière. 

Est-ce que vous pouvez nous parler de la première BD olfactive ? 

Karine Leclerc : Paola Grieco m’a présenté une romancière, Béatrice Egémar, qui est designer olfactive et dont la thématique de prédilection est le milieu du parfum. Elle voulait faire un roman sur la vie de Germaine Cellier la première femme parfumeur française ; on s’est alors demandé si ça ne pourrait pas être un scénario de BD. Et je ne crois pas qu’en BD, un album parle de ça, c’est assez excitant et j’ai tout de suite pensé à Sandrine Revel pour raconter ce parcours d’une femme dans le raffinement, il fallait quelqu’un pour reproduire l’élégance et l’audace de cette femme. C’est très documenté, la scénariste était en contact avec la nièce de Germaine Cellier qui nous a donné accès aux archives de l’Osmothèque, le musée du parfum

Nous nous sommes ensuite rapprochés de la revue olfactive Nez, qui est une revue haut de gamme et pointue sur le parfum. Et ils nous ont donné l’idée des cartes parfumées et nous ont mis en contact avec un imprimeur expert de l’impression avec parfum. Un ex-libris, c’est dans les codes de la BD et s’il est parfumé c’est génial. Puis on a eu la chance de se rapprocher de la maison Robert Piguet qui est le parfumeur pour lequel Germaine Cellier a travaillé. D’ailleurs, elle a encore aujourd’hui des parfums qui sont vendus —Fracas, Vent vert— même s’ils sont difficiles à trouver. Mais ils existent et sont exquis. Quand on lit la BD, c’est discret, mais on lit avec un bain olfactif. 

J’aime bien cette dimension sensorielle, ça dépasse l’expérience d’éditeur ! 

Entre Germaine Cellier – L’audace d’une parfumeuse et L’Œil du loup vous avez quelques bonnes pistes de lecture pour découvrir la maison. Et je vous propose, pour compléter cette interview, 3 coups de cœur —pas forcément les plus récents— pour explorer les pépites du catalogue.

Le Jour où on a Inventé les Noms de Famille de Mélanie Allag & Annaïg Plassard (dès 8 ans)

Entre la comédie et l’album d’apprentissage, on découvre un temps où personne n’avait de noms de famille et où les surnoms s’accumulaient pour se distinguer. Mais une révolution se prépare, chacun va devoir trouver un nom qui lui correspond et si l’effervescence règne à Tartifume, le jeune Fredouille s’inquiète. Son père n’est pas bien vu par la communauté et lui-même est souvent pris à parti. 

Avec beaucoup de courage, Fredouille va changer le regard qu’on porte sur lui en montrant qui il est vraiment. Entre sa quête personnelle et celle de l’herboristerie, on découvre un nouvel univers porté par le dessin rond et coloré de Mélanie Allag. Elle invente un univers avec des personnages animaliers, entre l’imagerie du conte et les animaux kawaii. Un mix d’inspirations fantasy et d’images du moyen-âge rehaussées de couleurs flashy très pop.  

L’album est complété par un petit dossier documentaire pour prolonger certains aspects du livre.

Phasmastory de Nancy Peña & Anne Baraou (dès 8 ans)

Place aux phasmes, aux insectes et aux arachnides ! On découvre une aventure pleine d’action et de rebondissements autour de ces petits insectes dont le seul don est de ressembler à leur environnement pour ne pas se faire bouffer. 

Tout commence par une bourrasque et finira dans un vent léger, après que les héros discrets de cette histoire auront appris beaucoup sur eux-mêmes, et nous sur leurs espèces. L’ensemble est dessiné avec des cadrages serrés et des détails foisonnants qui donnent un effet loupe sur ces petits héros. Les gueules des insectes sont très drôles, les couleurs qui surplombent les décors parfaites et l’ensemble détonne. 

Un album qui a le défaut d’être un peu court peut-être, mais c’est sûrement l’envie d’en voir plus ! Comme pour Le Jour où on a Inventé les Noms de Famille l’histoire est suivie d’un dossier sur les insectes avec des réponses à quelques questions qui permettent de prolonger le dialogue avec les jeunes lecteurices. 

L’incroyable expédition de Corentin Tréguier au Congo de Hamo & Emmanuel Suarez (dès 9 ans)

Une expédition française au Congo sabotée par les Belges à la recherche d’un vieux professeur qui serait devenu singe, voici le point de départ de cette fiction radiophonique d’Emmanuel Suarez aujourd’hui adapté en BD.

La BD reprend les dialogues de la fiction sonore diffusée dans le segment podcasts de France Culture, en ajoutant l’image et le style semi-réaliste d’Hamo marche bien pour mettre en avant le côté historique d’une telle expédition au 19e siècle et les gueules bien croquées des personnages qui rappellent qu’on est dans une fiction. Des traîtres aux ingénus, les héros sont bien campés et on découvre le Congo sans jamais verser dans la caricature. 

Sans connaître le podcast, on entre pleinement dans la BD grâce aux parcours étonnants de Corentin, Camille et Christian et l’angle d’attaque décalé choisi par les auteurs. À lire avec un fond sonore reprenant les bruits de la jungle pour être en immersion ou à compléter avec l’écoute du podcast en accès libre ici


Toutes les images sont © Nathan 

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