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Édito
par Thomas Mourier - le 6/10/2023
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par Thomas Mourier - le 6/10/2023

Économie du livre : 3€ ? L’illusion Amazon ? Les patrons français en embuscade ?… Ce qui change avec la « loi Darcos »

Demain, le 7 octobre 2023, les frais de port gratuits pour les livres ne pourront plus être appliqués avant 35€ d’achat, une proposition de loi censée lutter contre le géant Amazon pour privilégier les librairies, mais qui finalement va favoriser un autre secteur bien plus inquiétant qu’Amazon pour les libraires…

Previously on le pays des lumières, le 7 octobre 2023 entre en vigueur la loi n° 2021-1901 du 30 décembre 2021 visant à conforter l’économie du livre et à renforcer l’équité et la confiance entre ses acteurs dite « loi Darcos » ;  qui prévoit, entre autres, d’imposer un tarif obligatoire pour la livraison de livres neuf —et ce même dans les paniers mixtes et programmes de fidélité.

Je vous en parlais très en détail ici, en 2021, lors de sa mise en place dans une procédure accélérée, jusqu’au vendredi 7 avril 2023 où le gouvernement a publié l’arrêté du 4 avril permettant l’entrée en vigueur du tarif minimal de frais de port.

En résumé pour les lecteur.trice.s : tous les libraires ou sites qui pratiquent la vente en ligne devront appliquer 3€ de frais de port minimum pour toutes commandes inférieures à 35€. Puis 1 centime d’euro minimum au-delà. 

À noter que le prix fixé est par l’arrêté du 4 avril 2023 et que ce montant peut varier indépendamment de la loi dans les années à venir.

Cette loi concerne tous les livres neufs, et s’applique également aux « commandes mixtes » : un panier en ligne qui contient des livres d’occasion ou d’autres articles ; ou aux « aux programmes de fidélité » pour que certains vendeurs ne puissent contourner la loi. Le législateur précise également que cela s’applique même pour les commandes composées de plusieurs colis et ce montant de frais de port minimum doit être payé au moment de la commande des livres. 

Avec cette loi, Laure Darcos entend favoriser les libraires en mettant une barrière financière à l’achat sur internet dont certains acteurs comme Amazon abusaient en offrant la livraison même à perte dans le cadre de son programme Prime : par un envoi d’un manga ou d’un poche coute plus cher en livraison que ce qu’il rapporte en marge à l’entreprise. 

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Une mesure pas vraiment en phase avec le marché

Mais là où la mesure demandée par les professionnels du livre : la « réduction des tarifs postaux pour les librairies » aurait aidé les libraires à se développer sur ce marché, comme il existe une Offre livres et brochures pour envoyer des livres à l’étranger «au service du rayonnement de la culture française ».
La solution des 3€ minimums va probablement favoriser les grandes surfaces, alimentaires ou spécialisées, qui profitent déjà une explosion de leur chiffre d’affaires depuis quelques années (voir plus bas).

Et surtout, la Commission européenne « pourrait sanctionner la France pour sa mise en œuvre » comme on l’apprend dans cet article d’Antoine Oury sur Actualitte : « La mise en place de frais minimaux de livraison de 3 EUR, à ajouter au prix moyen des livres vendus en France, devrait entraîner une augmentation significative du prix final que les détaillants, y compris ceux qui constituent des prestataires de services de la société de l’information, seront en mesure d’offrir aux consommateurs potentiels. »

Pour certains organismes professionnels comme Le Syndicat de la librairie française c’est « un premier pas important pour rééquilibrer la concurrence entre détaillants sur le marché de la vente en ligne de livres. » Même s’il craint que « la quasi-gratuité au-delà de 35€ d’achat, n’amoindrisse la portée de la mesure et n’entretienne une culture de la gratuité contraire à la logique du prix unique du livre. »

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L’illusion Amazon 

Certains internautes ont réagi sur le prix plus cher des librairies qu’en ligne, une bonne occasion pour rappeler qu’en France, le livre est protégé par la loi du 10 août 1981 dite « loi Lang » Que ce soit en libraire, sur internet ou en grande surface : le livre a le même prix, même les géants du e-commerce ne peuvent casser les prix. Cependant les vendeurs sont autorisés à accorder une réduction allant jusqu’à 5 % du prix du livre (cela peut être une remise immédiate, un crédit sur une carte de fidélité…) ce qui peut expliquer d’infimes différences selon les boutiques ou sites.

Mais l’autre différence qui peut donner l’illusion qu’Amazon est moins cher, c’est la mise en avant de l’occasion. Pour un même livre, selon les offres, le prix peut apparaitre plus attractif de prime abord. Le géant américain en joue, combiné à ses frais d’expéditions gratuits, donnait une impression de compétitivité sur un produit censé avoir le même prix partout. 

La loi du 30 décembre 2021 impose même une mise aux normes pour éviter ce type de confusions : « L’affichage du prix des livres ne doit pas laisser penser au public qu’un livre neuf peut être vendu à un prix différent de celui qui a été fixé par l’éditeur ou l’importateur. Un décret fixe les conditions d’application du présent alinéa. » 

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Les grandes surfaces, véritables concurrentes des libraires

Si Amazon est en ligne de mire dans le discours, cette proposition de loi est un très beau cadeau aux GSA (grandes surfaces alimentaires : Auchan, Carrefour, Leclerc, Casino…) et GSS (grandes surfaces spécialisées : Fnac, Cultura, Decitre, Furet du nord…) qui vont profiter de leur statut de magasin de proximité bien plus étendu en france que le maillage des libraires en dehors des grandes agglomérations.

Mais aussi pour les grandes surfaces spécialisées de leur possibilité de click & collec en magasin après avoir commandé en ligne —un seul cas de figure où la livraison en magasin est gratuite hors librairie.

Selon les chiffres clefs du Syndicat national de l’édition (SNE) publiés en juillet 2023, « Le circuit réussit à afficher une très forte hausse de +19,2 %. Les grandes surfaces alimentaires, dont les ventes sont pourtant en recul constant depuis plusieurs années, présentent, elles aussi, une hausse de leurs ventes de 9,3 %. »

Pour se faire une idée, le poids des grandes surfaces spécialisées est de 27,7 % et celui des grandes surfaces alimentaires 13,2 % dans l’économie du livre ; celui des ventes sur internet n’est que de 16,9 %, MAIS ce 16,9 % comprend aussi toutes les Librairies de niveau 2 (environ « 4 000 à 12 000 points de vente selon les diffuseurs + et maisons de presse de taille inférieure ») 

Le poids de toutes les ventes en ligne plus des petites et moyennes librairies, des maisons de la presse dépassent à peine celui des grandes surfaces alimentaires (Auchan, Carrefour, Leclerc…) et bien loin des grandes surfaces spécialisées (Fnac, Cultura…). 

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Depuis l’annonce de cette nouvelle loi, les vendeurs en ligne communiquent et certains d’utilisateur.trice.s commentent sur les réseaux en dénonçant cette mesure qui ne correspond pas à la réalité de certaines régions où on compte peu de librairie à proximité versus la densité de la région parisienne. 

On ne sait pas encore si la mesure va profiter aux librairies qui récupéreront ces ventes, mais il est probable que ce soit les grandes surfaces qui seront les plus favorisées avec les avantages cités plus haut.

Par contre, on sait déjà que les artistes auteurs ou petits éditeurs qui vendent eux-mêmes leurs livres vont aussi être impactés sans que la loi ne prenne en compte ces spécificités qu’un tarif postal plus avantageux pourrait moins désavantager que ces 3€ minimums (difficile de justifier 35€ d’achat pour ces microstructures ou indépendants).

Au final, en regroupant ses achats, la mesure passe pour une bonne partie des habitué.e.s puisque qu’au delà des 35€, la livraison peut-être à 0,01 centime — ce qui défavorise quand même ceux qui n’ont pas le budget pour aller de 35€ en 35€ au passage. 

Mais si on écarte les effets sur l’occasion, cette loi déplace seulement le problème puisque passé le seuil de 35€, la librairie n’est pas plus favorisée qu’avant, au détriment d’autres mesures plus concrètes d’aides ou de tarifs spécifiques qui auraient pu être mis en place. Et au lieu de lutter contre X ou Y, le gouvernement aurait surtout pu lutter pour les librairies….


Illustration principale : Tima Miroshnichenko sur Pexel

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