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Édito
par Thomas Mourier - le 1/09/2023
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par Thomas Mourier - le 1/09/2023

Interview d’Alfred à l’occasion de son expo « Viaggio Italiano » à la Galerie Momie

Du 2 septembre au 28 octobre, à Grenoble chez Momie, vous pourrez admirer des originaux d’Alfred. Des planches de ses derniers livres à ses carnets « vide-tête » qu’il présente pour la première fois —agrémentés d’un tirage inédit. Pour mieux comprendre sa relation au dessin, lui qui en a fait une hygiène de vie, je vous propose un grand entretien avec Alfred pour avoir un aperçu de cette expo et cet incroyable travail graphique souterrain.

Si vous êtes dans la région de Grenoble, venez demain —samedi 2 septembre— pour le vernissage de cette exposition où Alfred réalisera une performance live, une session de dessin accompagné de musique. Venez directement à la galerie Momie : 3, rue Lafayette à Grenoble, à partir de 19h.

Après cette première soirée, vous aurez ensuite jusqu’au 28 octobre 2023 pour admirer les planches, peut-être vous en offrir une parmi les originaux à la vente, pour découvrir ses carnets de dessin ou repartir avec un petit livre inédit : Improvvisamente, un recueil de 120 illustrations sélectionnées par Alfred tirées de ses carnets entre 2012  et 2022. 

Interview avec cet auteur qui ne cesse de se renouveler au fil de ses projets, du sillon aventureux entamé avec Come prima (Fauve d’or au Festival International de la Bande Dessinée d’Angoulême en 2014) ; des collaborations intimes avec Pourquoi j’ai tué Pierre avec Olivier Ka (« Essentiel » du Festival International de la Bande Dessinée d’Angoulême en 2007) ou Je mourrai pas Gibier d’après Guillaume Guéraud (avec les couleurs d’Henri Meunier pour ces deux livres) ; des albums jeunesse avec Octave ou des participations à des projets collectifs avec Donjon ou L’Atelier Mastodonte ; des projets musicaux avec Daho l’Homme qui Chante avec Étienne Daho ou Boulevard des Sms avec Brigitte FontaineLa liste est encore longue pour cet auteur qui publie depuis plus de 30 ans. 

À chaque livre, sa tonalité et ses outils. Pour en comprendre le processus et la relation intime du trait avec les carnets où dessine Alfred au quotidien, vous retrouverez une vidéo d’Olivier Ka filmant le dessinateur dans son atelier, en complément de passionnant entretien.

Est-ce que tu peux expliquer cette routine de dessin particulière et son origine ? 

Photo © Olivier Ka

Alfred : C’est quelque chose qui s’est mis en place presque malgré moi il y a un peu plus d’une quinzaine d’années à un moment où j’ai traversé une période de crispations vis-à-vis du dessin. Je n’arrivais plus à dessiner, je ne savais plus par quel bout prendre le dessin.

Ça se traduisait, à ce moment-là, par une difficulté — presque physique — à être assis à ma table à dessiner. 

L’une des solutions qui se sont présentées à moi et à laquelle je me suis accrochée comme une bouée : c’était de dessiner dans des carnets un peu n’importe où, sans que ce soit à ma table. Et de faire tous les jours, en prenant ce que j’avais sous la main comme type d’outil. Ça pouvait être un crayon un jour, un feutre l’autre jour et des gouaches le troisième. Sans objectifs, sans prétention de faire de beaux dessins, ni quoi que ce soit. Un endroit dans lequel je pouvais m’autoriser d’arrêter le dessin en plein milieu, de ne pas le finir ou de le fignoler pendant des heures… si j’en avais plus envie. En tout cas, il n’y avait pas de règles.

C’est par ce biais-là qu’un goût et une envie de dessin sont revenus. Je n’ai jamais arrêté cette pratique qui consiste aujourd’hui à démarrer toutes mes journées par un temps variable qui va être entre 15 et 30 minutes, tous les matins, de dessin libre dans un carnet. Sans lien avec un boulot en cours, sans aucun rapport avec le livre sur lequel je suis, sans même lien d’un jour sur l’autre entre eux. Je dessine ce qui me traverse la tête à ce moment-là. 

C’est une façon, pour moi, de faire une sorte de petite gymnastique. Qui m’aide à me mettre dans une légère transe pour la journée qui va suivre. Et puis je l’arrête quand j’estime que c’est bon. Ça peut être 15, 20, 30 minutes, des fois un poil plus, rarement. Comme on ferait des étirements avant d’attaquer un effort physique. 

Extrait de carnets publié sur Instagram ©Alfred

Il m’arrive très fréquemment de finir aussi ma journée par ça. En dessinant un peu plus rapidement. C’est plus, 10 minutes pour sortir de tout ce que j’ai fait dans la journée. La bande dessinée c’est quand même quelque chose d’assez contraignant : on est dans des cases, on doit respecter des règles, une narration, un récit… Il y a quelque chose qui retient parfois le dessin. Et l’idée de finir ma journée en le relâchant, en lui redonnant une forme de liberté avant de passer à autre chose. J’ai du mal à me passer de ces deux moments-là.

Donc, ça se passe beaucoup dans des carnets, ou ce que j’appelle « des carnets » qui sont souvent des feuilles attachées ensemble que je peux bouger comme je veux. À la fin, ça revient à la même chose, ce sont des carnets. J’en ai fait des milliers en 15 ans. Énormément de choses ne sont absolument pas montrables parce que sans aucun intérêt. Moi, je sais pourquoi, à ce moment-là, j’avais besoin de ce geste. D’autres choses sont un peu plus bêtement figuratives, et peuvent être de petites illustrations. 

Ça fait un moment que me traînait en tête l’envie de montrer certaines de ces choses-là. Avec Momie, on a fait une toute petite sélection. C’était une des portes d’entrée pour l’expo, même s’il n’y a pas que ça. On s’est dit « tiens, puisqu’on va présenter un peu ce genre de dessins — c’est la première fois que je le fais — pourquoi ne pas essayer de les rassembler ? »  Même s’ ils s’étalent sur une dizaine ou douzaine d’années : on a rassemblé ça dans un faux carnet en proposant à l’édition des choses qui, au départ, n’étaient pas du tout destinées à ça.

On les imagine assez graphiques — quand on voit ton compte instagram ou ce livre que tu prépares pour l’expo chez Momie — mais ce sont des textes et des dessins ? 

Extrait de carnets publié sur Instagram ©Alfred

Alfred : Il y a de tout à l’intérieur.  Il peut y avoir des pleines pages de dessins et 3-4 phrases, des citations que j’ai vues ou entendues dont je veux garder une trace quelque part, sans forcément d’objectif. Il peut y avoir bêtement des listes de choses auxquelles je veux penser, des choses que je veux faire, des choses que je me suis dit dans une conversation avec quelqu’un sans retenir au mot près. On a abordé 4-5 trucs qui m’intéressent, je veux juste en garder une micro trace.

Il peut y avoir autant du dessin que de l’écrit, que des notes, des listes, que des bouts de paroles de chansons qui n’en deviendront peut-être jamais. C’est un grand fourre-tout. Dans le bouquin avec Momie, qu’on a décidé d’appeler Improvvisamente — ce qui veut dire « à l’improviste » — il y a cette idée que ce sont des trucs qui surgissent comme ça, sans objectif ni but. On a choisi de garder uniquement des dessins, comme c’est un premier objet pour le public, pour que ce soit justement moins fourre-tout. 

Tu disais que tu avais eu ce blocage, avant d’entamer cette routine de carnet, est-ce qu’il y a un creux dans tes publications ? 

Alfred : Il y a quasiment une année pendant laquelle je n’ai rien fait, entre 2009 et 2010. J’habite en Italie à ce moment-là. J’ai pu continuer à bosser un peu, à faire des petites commandes, des affiches. À cette époque-là, c’était le dernier volume d’une série que je faisais avec Jean-Philippe Peyraud, Le Désespoir du singe, et ce 3e tome a mis 1 an de plus que prévu à paraître.

Il y a un flux de production tel que ça ne se remarque pas trop et puis, je continue malgré tout à faire tout un tas de petites choses comme ce que j’avais commencé dans Spirou, du coup on n’a pas l’impression que j’ai disparu. Mais moi, je sais que j’ai un trou dans ces années-là.

Est-ce que ces carnets — en plus de ce tirage — sont aussi un réservoir d’idées graphiques ou de pistes que tu utilises par la suite ? 

Alfred : Tout le temps. En fait, ces carnets je m’en sers le matin & le soir pour entrer puis sortir de la journée, on va dire. Mais je m’en sers aussi toute la journée : où que j’aille, j’ai un carnet sur moi. Ça me sert à me délester de tout un tas de pensées, d’anecdotes, de choses que je viens de vivre, que je viens d’entendre. Je note plein de trucs toute la journée, ça génère une sorte de terreau. Un réservoir d’idées, d’images ou de possibilités. 

Extrait de l’Atelier Mastodonte publié sur Instagram ©Alfred

Jamais un scénario complet. En revanche, je m’aperçois que je pioche quasi exclusivement dedans pour faire mes livres, pour faire des illustrations, pour faire des affiches, pour faire des couv’ de romans, pour faire tout un tas de choses qu’on peut me commander. Je pioche, dans ces centaines de carnets, des idées que j’associe entre elles. Parfois, je prends un truc dans un carnet de 2012 et puis je vais en potasser 2-3 autres de 2020 et puis je vais trouver 3 pistes qui, mises ensemble, donnent une possibilité. C’est très souvent comme ça que je viens résoudre l’inquiétude de la page blanche. 

À chaque fois que j’active quelque chose pour trouver une idée, c’est là-dedans que je vais chercher. Que ce soit pour l’écriture, pour le dessin, pour mes livres, pour des travaux de commande. Pour des récits très courts — dans Spirou par exemple — tout comme mes bouquins de 200 pages. C’est devenu ce que j’appelle depuis longtemps mes « vide-tête », comme on a des vide-poches, je pioche dedans. C’est une manière pour moi de me libérer l’esprit de pensées qui peuvent parfois m’occuper la tête en permanence sans m’en débarrasser. Je m’en déleste, mais je ne m’en débarrasse pas : je sais qu’elles sont stockées quelque part.

Tu testes pas mal d’outils et de techniques différentes, est-ce que ces moments de dessins ont un impact sur ton style, sur tes albums ?

Alfred : Toujours. Toujours, mais pas de manière directe : c’est souvent 10 ans après, en feuilletant un carnet, je m’aperçois qu’en ayant utilisé un pinceau un peu comme ça ou en ayant utilisé tel type de feutre, c’était pas inintéressant. Pourquoi ne pas essayer de creuser ça ? 

Photo de ses outils publié sur Instagram ©Alfred

C’est rarement directement lié au livre en cours. Très rare car souvent, avant de commencer un bouquin, je me définis un éventail d’outils pour ce livre. Et je n’en sors pas.

Tout ce qui va arriver autour ne va pas impacter ce livre-là. Par contre, ça sera peut-être les germes de quelque chose qui arrive dans un bouquin après. Ou encore celui d’après, parce que je suis tout le temps en train de revenir voir ce qu’il y a dans ses carnets. J’oublie. Il y en a des centaines, donc des milliers et des milliers de pages sur 15 ans. Il m’arrive régulièrement d’aller chercher une piste —ça ne veut pas dire que je la trouve à chaque fois— mais ça me rassure de savoir qu’il y a des possibles à l’intérieur de ces carnets.

Si le trait évolue avec chaque projet, comment tu définis le ton graphique d’un album ? C’est en marge de l’élaboration de l’histoire ? 

Alfred : Ça bouge évidemment à l’intérieur. Come prima n’est pas tout à fait dessiné avec les mêmes outils que Senso, ni les mêmes que Maltempo, pour autant, il y a une espèce d’unité entre les trois. Je ne saurais pas vraiment expliquer comment ça définit. Il y a un moment, tu sens que ça sonne à peu près juste par rapport à ce que tu veux raconter. 

Extrait de carnets publié sur Instagram ©Alfred

Pour prendre un exemple complètement opposé : j’ai fait un bouquin en suivant Étienne Daho pendant 3 ans, sur la réalisation d’un de ses disques. Il n’était pas possible pour moi d’imaginer dessiner autrement qu’avec des crayons de couleur, comme je le fais dans mes carnets de voyage. Je l’ai compris en cours de route. Tout ce que j’essayais d’autre ne fonctionnait pas et j’ai compris bien plus tard que c’était simplement parce que j’abordais ce livre-là comme un carnet de voyage à l’intérieur de la création du disque d’Étienne. C’était très naturel pour moi de prendre les crayons que j’ai quand je dessine dans mes carnets, juste pour moi.

Parfois le truc s’impose sans que tu saches trop pourquoi. C’est parce que le ton du bouquin te donne la sensation que c’est ça qu’il faut. Dans les 3 livres de « la trilogie italienne » — appelons-là comme ça — j’essaie de trouver un équilibre entre eux. Je veux raconter une histoire de bande dessinée un peu classique. Ce ne sont pas des bouquins pour expérimenter graphiquement, je veux raconter une histoire. Donc le dessin doit être dans les codes de bande dessinée un peu classique. Mais avec une petite marge qui me permet d’en sortir régulièrement : quand il faut des flashbacks dans Come prima ou quand il a des parties un peu oniriques dans Senso. C’est juste une petite marge, et ce sont des choses qui se font presque instinctivement. Je sais que la plume et le pinceau vont me permettre de raconter mon histoire et qu’à l’intérieur de cette histoire, je vais m’autoriser d’un seul coup, des apparitions qui seront un peu plus expérimentales. 

Mais c’est très compliqué de savoir pourquoi, à un moment, je trouve que ça sonne juste. J’essaye plusieurs choses, il m’arrive souvent de jeter des pages au début. Je vais faire plusieurs fois certaines pages avec des techniques différentes : des feutres et des pinceaux, de l’encre de Chine, de l’encre de couleur… À un moment, il y en a une qui sonne juste au milieu. Et c’est ça ! Parfois c’est même la première que j’avais mise de côté et j’y reviens.

Je pensais que Maltempo pouvait fonctionner avec quelque chose d’un peu plus brut dans le dessin, en couleur directe. Avant de m’apercevoir que non, il fallait qu’il soit cohérent avec les deux autres. Il fallait que je revienne aux plumes et pinceaux, encre de chine et couleurs — couleurs simples, une gamme un peu resserrée. C’est un long cheminement pour finalement revenir au départ, mais ce n’était pas du temps perdu. 

Il y a un truc un peu instinctif quand même. Un moment qui te fait dire « tiens, ok, ça sonne juste, là. J’ai l’impression que ce que je veux raconter, je peux le faire avec ces outils ».

C’est une étape que tu fais au moment où tu prépares le story-board ou des notes graphiques pour ton histoire ? Parce que tu travailles avec pas mal d’improvisation non ? 

Alfred : Beaucoup. C’est pour ça que je cadenasse un peu le début : je prends le temps d’écrire ce que j’appelle ma scène d’ouverture. C’est celle-ci que je vais répéter plusieurs fois avec différents outils jusqu’à voir quand elle sonne correctement. Après, à l’intérieur même du récit, il y a une grande part qui s’improvise au fur et à mesure que j’avance.

Je me suis fait un canevas qui constitue une sorte de fil rouge avec quelques balises. Donc, je sais à peu près où je vais. Je n’ai pas le détail à l’intérieur des séquences, par contre, j’ai la grande trame. Et puis je me laisse un peu porter par ce qui se passe. Donc, c’est surtout sur la scène de début que j’écris vraiment —même si elle est très simple. Par exemple dans Maltempo il y a une scène d’intro avec des gamins qui sont en train de s’engueuler dans un champ : même si elle paraît complètement anecdotique, c’est cette scène que j’ai bien écrit pour me donner la note de départ. La note d’intention presque. 

Comme tu improvises, est-ce que tu reviens aussi sur certaines scènes une fois l’album fini ? 

Extrait de carnets publié sur Instagram ©Alfred

Alfred : Je ne reviens jamais en arrière, je fais confiance à mon éditeur qui, lui, relit. C’est lui qui va me dire « attention, ça tu l’as déjà dit deux fois », et là je vais éventuellement changer un dialogue ou une case. 

Un bouquin comme Maltempo c’est plus de 2 ans avec des interruptions. Presque 3 en fait, parce qu’en plus j’étais malade au milieu, j’ai tout jeté en ressortant de l’hôpital : 25 pages pour repartir à 0. Il y a évidemment plein d’interruptions, ce n’est pas 3 ans H24. Par contre je reste très concentré sur le récit même si je ne le connais pas trop à l’avance. Mais j’arrive  toujours à savoir où j’en suis.

C’est surtout sur la fin où, parfois, je ne suis plus trop sûr de savoir si je l’ai déjà dit. Là je peux faire une petite relecture un peu rapide, mais je n’aime pas trop ça. J’ai beaucoup de mal à relire mes pages, je demande à mon éditeur de faire une relecture et me dire tout ce qui lui semble être des redites, des manques, des suspens… Moi, j’ai trop donné pour m’en rendre compte.

Est-ce que cette méthode ou réflexion est différente, quand tu travailles avec des scénaristes ? Ou tu peux mettre un peu plus d’énergie dans la partie recherche graphique ou mise en scène ? 

Alfred : Oui c’est pertinent. Quand je travaille avec quelqu’un, on définit l’histoire ensemble au départ. Dans ce cas, je sais déjà ce qui va m’attendre comme scènes — même si j’essaie de les oublier un peu pour ne pas avoir la sensation de trop savoir à l’avance. Par contre, je sais que je pourrais ménager un peu mes efforts sur une scène, parce que juste derrière y en a une qui va me demander beaucoup plus d’énergie. Ce que je ne sais pas forcément anticiper quand je suis tout seul sur mes bouquins.

Ça a effectivement un impact sur mon dessin. Mais aussi, tout bêtement, parce qu’il n’y a pas que ma propre voix dans un livre à deux. J’essaye de faire en sorte que le registre graphique que je vais emprunter corresponde à l’intention que mon ou ma collaborateur.trice souhaite mettre dans le livre. Je discute avec elle ou lui du dessin, s’il peut être un peu plus lâché, jeté, un peu plus vivant ou au contraire des illustrations un peu plus figées parce que ça répond plus à l’intention. Il y a une discussion en amont. Alors que, quand je suis tout seul, les choses se font pas mal à mesure que j’avance dedans. 

Tant qu’on parle relations avec d’autres auteur.trice.s, est-ce que tu échanges sur ta pratique du carnet ? Avec Emmanuel Guibert ou Lewis Trondheim qui pratiquent beaucoup aussi ? 

Alfred : Oui j’ai pu aborder un peu ça avec eux. Après Emmanuel Guibert a une pratique tellement particulière et une telle puissance de feu dans son travail, si je peux dire, qu’il y a moins cette notion de faire juste des dessins qui ne seront jamais publiables. À mon avis, il a quand même en tête l’intention de capter quelque chose. Ce qui n’est pas forcément mon cas, moi c’est juste laisser la main faire.

Extrait de carnets publié sur Instagram ©Alfred

Après j’ai eu l’occasion d’être à plusieurs reprises avec lui quand il sortait ses carnets et me racontait l’histoire de certaines images. En ouvrant le carnet, tu te rends compte que les carnets ont déjà en soi une thématique, une narration à l’intérieur — même si je pense qu’il fait ça spontanément, sans réfléchir à l’avance. 

Mais on n’a pas tout à fait la même pratique, moi c’est vraiment de l’ordre de l’échauffement. Avec parfois des moments de splendeur et d’autres fois des moments sans intérêt. J’ai des centaines de pages qui sont juste parfois des traits, parce que j’ai besoin de chauffer ma main, et je fais pendant 15-20 minutes : des traits qui se croisent, des volutes, des courbes… sans aucun autre intérêt, pour moi, que de l’avoir fait.

Je ne retrouve pas ça chez Lewis par exemple qui, dans ses carnets, à un besoin de raconter quelque chose, de noter des histoires et de faire une image qui soit déjà narrative. Chez moi il n’y a pas cette intention de départ.

Nous allons découvrir Maltempo le 11 octobre — et des planches dans l’expo — mais toi tu l’as fini depuis longtemps ? Tu es déjà sur d’autres projets ? 

Alfred : Je l’ai terminé il n’y a pas si longtemps que ça, juste un mois, j’ai encore la tête dedans. Même si j’ai toujours ce même processus : il y a un temps où je me détache doucement du livre. C’est juste pour accepter l’idée qu’il ne m’appartient plus, qu’il va être diffusé, que des lectrices & des lecteurs vont le découvrir et vont se l’approprier. Il faut que je m’en détache un peu.

J’en suis là aujourd’hui. J’étais chez delcourt hier pour travailler un peu sur la promo et tout ça. Donc ça y est, je me suis aperçu que j’avais mis la petite distance dont j’ai besoin pour, doucement, basculer sur autre chose.

Photo du manuscrit publié sur Instagram ©Alfred

À ce jour, il y a un projet en cours, qui est là depuis un petit moment : travailler avec Laurent Gaudé autour de l’un de ses romans. Ce sera une relecture d’un de ses livres, en réinterprétant les choses ensemble. On est encore en train de discuter du modus. C’est le prochain projet qui va prendre un petit peu de temps, j’en ai pour une grosse année, année et demie dessus. 

J’ai souvent 3-4 choses en tête en même temps. Il y en a toujours une qui occupe toute la place : c’est le livre en cours. Et puis, je ne sais jamais exactement quel sera le prochain, la prochaine piste, mais il y a toujours 3-4 trucs en satellites qui tournent et qui me demandent du temps, juste pour savoir comment les aborder. J’ai aujourd’hui des projets en tête qui ne seront vraiment sur ma table que dans 3-4 ans, mais je ne sais pas encore par quel bout les prendre. Donc je n’y mets pas tout de suite.

Ça a été le cas avec Pourquoi j’ai tué Pierre avec Olivier Ka. Il y a des années de ça, il m’avait donné son journal intime et pendant deux ans je n’y avais pas touché — même si je l’avais lu tout de suite—parce que je ne savais pas encore par quel biais attraper. À un moment ça m’a semblé évident et je m’y suis mis tout de suite. J’avance quelques pages et je lui dis « je pense avoir trouvé ». 

C’est un exemple un peu particulier parce que c’est son journal intime, ce n’était pas un scénario. Il fallait que je puise à l’intérieur la matière en respectant tout, en ne modifiant absolument rien. J’avais dû dessiner le premier chapitre avant de lui dire « je pense que je vais faire comme ça » : il y aura beaucoup de textures, des images, des passages en BD, des chapitres… Et on s’est mis d’accord sur ces premiers résultats, j’étais parti pour la suite.

Et l’idée des photos à la fin, c’est venu aussi tout de suite ? 

Alfred : Son journal se terminait en disant « j’ai écrit cette histoire, symboliquement en faisant ça, j’ai tué Pierre. » Au moment où j’arrive là, je dis à Olivier qu’il nous manque un petit épilogue pour finir le livre. 

Et il y a un truc qu’on n’avait pas fait, c’est retourner sur place. On nous a dit, à ce moment-là, que Pierre était décédé donc il n’y a pas d’autres intentions, pour nous, que d’aller voir ce qu’est devenu cet endroit. Mais on a très peu de temps, c’est une semaine avant le départ en impression. 

Donc on va là-bas, il se passe ce qu’il se passe sur place et je me rends compte que tout ce qui vient d’arriver doit être dans le livre. On a une 1m30 de film dont je vais extraire les images en faisant des captures d’écran. C’est un petit film qu’Olivier fait avec sa caméra. Il y a aussi 14 photos que je prends sur place. J’avais prévu au départ d’en prendre 200, pourquoi ces 14, je ne sais pas. Mais je me dis « du coup il faut qu’elles soient dans le livre », ce sont les images un peu retouchées. 

Tous les éléments qui sont survenus pendant cette journée-là doivent être dedans parce qu’ils appartiennent à cette histoire : et c’est ça, en fait, l’épilogue. C’est presque spontané. Je sais qu’en partant de cet endroit, le temps qu’on digère et qu’on fasse quelques heures de route pour rentrer à Bordeaux, me vient en tête tout ce qui vient de se passer. Le moindre élément doit être là-dedans.

Est-ce que le voyage, le déplacement est plus fécond pour les carnets ? Est-ce que les dessins sont différents de ceux faits à l’atelier ou à la maison ? 

Alfred : J’en fais tout le temps, que je sois en voyage ou que je sois à la maison. Je n’en fais pas forcément plus quand je suis en déplacement. J’ai eu la chance de voyager pas mal, même de carrément faire un tour du monde pendant 6 mois avec ma femme et ma fille : je n’ai pas forcément plus dessiné que ce que je fais au quotidien. Ce n’était pas l’intention.

Par contre, j’ai besoin de ce petit quart d’heure vingt minutes du matin, de ce petit quart d’heure vingt minutes du soir. Mais ce n’est pas parce que je suis au Japon que je me dis qu’il faut à tout prix que je remplisse quatre carnets. 

Je démarre souvent mes journées en prenant un café à l’extérieur de mon atelier. Et ça n’a pas moins d’importance de dessiner à ce moment-là.

N’hésitez pas à nous envoyer des photos si vous passez par la Galerie Momie pour voir cette exposition « Viaggio Italiano ». Je vous rappelle les dates, du 2 septembre au 28 octobre, et l’adresse 3, rue Lafayette à Grenoble. Vous pouvez découvrir son actu et certains dessins sur son compte instagram ici. Et rendez-vous dans un peu plus d’un mois pour la sortie de Maltempo.


Toutes les images sont ©Alfred et ©Alfred / Galerie Momie pour l’expo

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