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par Alfro - le 9/02/2016
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par Alfro - le 9/02/2016

FIBD 2016 : L'interview de Clarke (Dilemma, Mélusine)

On continue avec notre série d'interviews ramenées d'Angoulême avec Clarke que nous avons rencontré sur le stand du Lombard. L'occasion pour nous de revenir sur la sortie de Dilemma et de Réalités Obliques, mais aussi sur la situation des auteurs et des considérations plus vastes.

 

Clarke, l'interview



• Bienvenue à Angoulême ! Pourrions-nous déjà revenir sur Réalités Obliques, une BD que j'ai trouvé très personnelle et qui demande à y revenir parce qu'il y a des choses qui peuvent paraitre déconcertantes de prime abord mais qui au fur et à mesure du temps dévoilent leur message.

C'est un peu compliqué en fait. J'ai fait Réalités Obliques en même temps que je faisais Dilemma, qui est un truc au long cours qui m'a bien bouffé la tête pendant trois ans. J'avais besoin de me détendre en fait, de faire un truc un peu plus percussif. Je me suis imposé à moi-même un format de quatre cases sur quatre pages, comme ça quelque soit le postulat de base j'étais obligé de foncer dans l'histoire, l'intro on mettait ça de côté. Cela demandait en termes de narration une tournure d'esprit très différente de Dilemma et personnellement cela me détendait vachement. J'avais bouffé vingt pages de Dilemma et hop ! je faisais un petit machin comme ça.

Au départ, c'était prévu pour sortir après Dilemma, sauf que je me suis tellement enlisé dedans que j'ai fini avant, mais c'était vraiment une récréation. Et à l'arrivée, je me suis rendu compte que c'était le reflet en négatif des Etiquettes, un bouquin qui sort chez Glénat. J'ai d'ailleurs insisté pour que les deux bouquins aient le même format. Parce que je m'en suis rendu compte une fois fini, j'avais l'impression d'avoir deux bouquins miroirs. J'avais envie qu'ils se ressemblent, que cela soit évident pour le lecteur et pour moi.

• Vous l'avez dit, Dilemma c'est un gros projet qui a demandé beaucoup de travail. Du coup, comment vous est venu l'idée de cette longue histoire ?

Cela faisait des années que j'avais envie de faire une histoire sur la philosophie. A la fois parce que je viens des lettres gréco-latines, la Grèce Antique je suis bien blindé là-dessus, cela fait partie de mes acquis culturels. J'ai un frère qui est philosophe de métier, maître de conférence, chercheur au CNRS. Cela faisait partie de mes envies parce que je baigne un peu là-dedans en fait. J'avais commencé une série sur les philosophes, à l'époque quand j'étais chez Fluide Glacial. Bon, c'était un ton beaucoup plus léger, ça n'a vraiment fait rire que moi donc c'est resté dans mes cartons.

Et un jour, je lisais un essai sur la bureaucratie dans le nazisme. Bon, c'est étonnant qu'un type ait écrit ce bouquin, et c'est encore plus étonnant que quelqu'un l'ait acheté. Sauf que voilà, les deux idées se sont télescopées. Pour moi, une longue histoire, une histoire dense, doit avoir deux axes. Cela permet de mettre ces deux axes en relation l'un avec l'autre. Une histoire qui a un seul axe, cela donne un truc linéaire au possible et je trouve ça chiant. Alors voilà, y'a ces deux trucs qui se sont télescopés. Je suis incapable de dire comment c'est arrivé. Les philosophes sont arrivés pendant que je lisais ce bouquin et voilà.

• Y'a donc deux fins à cette histoire. Le format de la BD est un format particulier, qui demande un travail d'édition particulier. Est-ce que c'est quelque chose, un tel projet, que vous vouliez faire depuis longtemps ? Un travail au long cours avec une belle édition, puis travailler sur ces deux fins.

C'est deux choses différentes. En ravaillant sur le long cours, l'idée est venue des boulots que j'ai pu faire avec Denis Lapière, chez Quadrants, avec les scénarios que l'on a pu faire ensemble, où lui m'a appris, parce que ce n'est pas du tout mon domaine, à prendre le temps. Je ne suis pas du tout habitué à ce type de rythme-là, alors que lui c'est son élément. Peu à peu, il m'a appris ça, donner de l'importance, du corps au récit. Mais il lui a fallu du temps, je suis un peu buté , il a dû y aller à la perceuse. Faire des trucs comme ça m'a donné envie de me laisser aller, de me laisser porter par une histoire. Et comme je suis un dessinateur rapide, je me suis dit "finalement pourquoi pas ?", je peux faire à la même vitesse un album comme ça qu'un autre dessinateur plus lent ferait un album classique de 44 pages. J'ai ce luxe, pourquoi ne pas l'utiliser ?

En ce qui concerne la maquette, le format, tout ça, tout s'est mis en place avec Le Lombard.  Je suis venu avec Réalités Obliques, qui est un bouquin super pas vendeur, donc ils ne voulaient pas forcément me payer des avances sur droit mais en échange je pouvais choisir ce que je voulais pour la maquette. J'ai choisi le papier, le carton de couverture, la maquette est super, le bouquin est magnifique. Au final, vu le prix que cela a coûté ils ont dû se dire qu'ils auraient mieux fait de me payer au début.

Pour Dilemma... J'ai eu beaucoup de mal avec Portugal par exemple, un bouquin qui fait 18,5 kg ou presque. Pour moi, une BD ça se lit en déplacement, aux toilettes, ça ne se lit pas forcément à table. Si on a la trace de la BD sur les cuisses au bout de trois semaines, ça m'intéresse pas. Dès que la pagination passe un certain seuil, je trouve qu'il faut faire des petits formats sinon la lecture n'est pas agréable. Ce format-là, on peut le lire dans le métro, il est aisément transportable, il n'est pas lourd. Et je n'ai pas un dessin, je ne suis pas un virtuose, qui demande des grandes pages, à s'esbaudir devant mon talent. 

• On voit que vous aimez bien jouer avec les ombres, les clairs-obscurs.

Oui, j'ai fait ça dès Mélusine, jouer avec les pleins, les vides. Je suis un fan d'Andreas depuis que j'ai quinze ans, c'est ma référence à moi. Marc-Antoine Mathieu, Bernie Wrightson, voilà, des choses comme ça. Plus qu'un Franquin que j'aime pas forcément. Forcément, si je dois fonctionner en roue libre totale, c'est vers là que je vais me tourner.

• Que ce soit Dilemma ou Réalités Obliques, il y a une vraie recherche dans le support. C'est quelque chose que vous allez réitérer à l'avenir ?

Le problème, c'est que l'on peut pas vraiment s'y attendre. J'ai des tas d'envies, des tas de trucs qui viendront ou qui ne viendront jamais à maturation. J'ai commencé l'adaptation de La Chasse au Snark de Lewis Carroll. C'est déjà difficile à lire en poème, alors en BD, mais j'adore ce très long poème. Personne ne va jamais éditer ça, mais je le fais pour mon plaisir.

Par contre, le fait d'expérimenter des choses au sein du médium de la BD, c'est un plaisir. Je suis un vrai amoureux de BD. On peut tout faire, que ce soit dans la narration, les ellipses, on peut vraiment tout faire, ou dans le dessin où l'on peut se permettre des choses que l'on verra jamais ailleurs. C'est d'une richesse phénoménale.

• Maintenant, on aimerait vous poser quelques questions sur les Etats-Généraux de la BD. L'enquête a révélé une véritable paupérisation de la profession d'auteur de BD, et qu'un clivage de plus en plus grand séparait les "gros auteurs" des autres. Comment en temps qu'auteur on le ressent ?

Déjà, petit un, je suis Belge, donc ça je le vis au quotidien depuis 30 ans parce qu'il n'y a jamais eu de condition d'artiste en Belgique. Et puis, j'ai pas l'impression que ce soit particulier aux auteurs de BD. J'ai rien contre le fait qu'on mette en avant que les conditions d'une profession périclitent mais c'est plus général quoi. J'ai du mal à dresser un flambeau, il y a des conditions bien plus graves que ça. Cela toujours été le cas de toute manière dans la profession, il y a entre 15 et 20% des auteurs qui vivent bien de leur profession, il y a moins de 10% qui vivent même très bien, et tout le reste... Cela toujours été comme ça, c'est pas neuf.

• Sauf qu'il y a plus d'auteurs maintenant.

C'est vrai. Mais le problème vient alors peut-être du marché. Les éditeurs qui jouent la surproduction, parce qu'ils sont aussi en train de cavaler après l'argent. Je veux bien reculer un maximum par rapport à ce problème-là, mais pour moi la situation n'est pas du tout propre à la profession d'auteur de BD. Et en termes de changements, je pense que si on ne passe pas par le tout début de la chaîne, cela ne servira à rien.

Le clivage a toujours été présent. Par exemple, cela fait très longtemps que l'on parle des dédicaces payantes. Les gros auteurs, ils s'en foutent, mais pour les autres c'est important. Et puis ce n'est pas neuf, avant les planches étaient au format fixe, puis subitement elles sont passées en avance sur droit. Et ça fait des années que les auteurs qui débutent dans la profession acceptent sans aucun problème les avances sur droit, alors que les autres qui sont plus installés... ben non. Le clivage il existe depuis cinquante ans, soixante ans, ce n'est pas nouveau. Et le clivage existe partout, il n'est pas propre à la BD.

J'ai l'impression que c'est un problème qui n'en ai pas un. C'est un constat de société. Je veux bien faire bouger les choses. Il y a ce sondage récent sur ce que la culture rapporte comme argent en France. On est sur des chiffres phénoménaux. Subitement, les gens se rendent comptent qu'il y a du pognon qui rentre. Pourtant, c'est tellement indirect qu'on ne le voit pas arriver. Très bien, pour moi si ça devait bouger, on devrait commencer par là. Il faut aller là où va l'argent, chez les plus riches qui ne sont pas forcément les auteurs.

• Oui, mais c'est comme aller dire aux 1% : "Pourquoi vous gagnez autant d'argent alors qu'il y en a qui galère toute leur vie ?". La répartition des richesses intéresse toujours ceux qui sont en bas de l'échelle et pas ceux qui sont en haut.

Bien sûr, mais ça veut bien dire que c'est un problème qui n'en est pas un. On est dans un problème de société. Je viens de faire tout un bouquin dessus. Dilemma, c'est pas autre chose. Il y a une minorité dominante, et une majorité dominée, point barre. Depuis la nuit des temps.

• Oui mais justement, ça ce sont des paradigmes de société que l'on se traine depuis des millénaires. Pourquoi on ne change pas ? Pourquoi on ne se pose même pas la question d'un changement ?

Oui, je pense que la question à poser, c'est pourquoi nous on ne change pas. Plein de gens ont la réponse, mais on a pas envie de savoir. Le monde ne tournera pas s'il y a personne aux commandes. C'est comme une bagnole, s'il n'y a personne au volant...

• Franchement, ça, ça peut se discuter...

C'est un constat. Ce n'est pas du tout une idéologie personnelle, c'est un constat. Ce n'est pas en foutant quarante type au volant qu'on ira très loin. Le problème, c'est que tous ceux qui sont dans la voiture sont tributaires de la direction que le conducteur a choisi. C'est peut-être un peu désabusé, mais encore une fois, l'étude sur la culture a de la valeur parce qu'on se rend compte que c'est chez les gens qui sont au-dessus que les choses doivent bouger.

• Sur ces considérations, merci ! On ne vous met pas plus en retard pour vos dédicaces !

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