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Incontournables
par Thomas Mourier - le 10/01/2023
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par Thomas Mourier - le 10/01/2023

L’Espoir malgré tout : l’autre facette de Spirou & Fantasio

Alors que son dernier volume est sorti en 2022, cette « origin story » de Spirou & Fantasio par Émile Bravo a acquis son statut de classique dès la parution du Journal d’un ingénu en 2008 qui posait les fondations de cette grande saga.

Déjà auteur d’une œuvre conséquente à destination de la jeunesse, en bande dessinée ou livre illustré, Émile Bravo avait réussi à embarquer petits & grands dans son univers. Des Épatantes Aventure de Jules aux contes palpitants des 7 ours Nains, on reste fasciné par son mélange très personnel d’humour, de philosophie et de poésie, dans des histoires qui parlent aux enfants à leur hauteur. 

Son arrivée sur la franchise Spirou, dans la collection dédiée aux expérimentations « Spirou vu par… » lui a permis de repenser le personnage en imaginant le chaînon manquant entre sa création par Rob-Vel, Blanche Dumoulin & Luc Lafnet en 1938 et sa re-création par André Franquin à partir de 1947. À l’image de Don Rosa avec Picsou, Émile Bravo ne cherche pas à créer une nouvelle aventure, mais à répondre aux questions laissées en suspens par ses prédécesseurs depuis plus de 70 ans, et rester fidèle à l’univers mis en place par Franquin

Et des questions, il y en a : pourquoi un groom ? Ce costume ? Spip est-il conscient ? Comment se sont rencontrés Spirou et Fantasio ? Pourquoi les femmes sont (presque) absentes de son univers ? Pourquoi n’y a-t-il pas d’histoire d’amour ? En cinq volumes, cette fresque va aborder ces questions, et bien d’autres, en prenant pour toile de fond la guerre et l’occupation allemande de la Belgique. Armé d’une solide documentation, Émile Bravo propose surtout de répondre à la question la plus importante : comment Spirou est devenu ce héros humaniste ? 

© Émile Bravo / Dupuis

Résister c’est rester humain 

Dans cette série, le dessinateur recontextualise le personnage au moment de sa création. Créé à l’aube de la Seconde Guerre mondiale, le personnage a traversé plusieurs épreuves avant d’arriver à sa forme actuelle. En questionnant cette origine, Émile Bravo cherche plutôt à comprendre comment un enfant se construit à la pire période du XXe siècle et nous pousse à réfléchir à nos propres idées sur la question. 

Jean-Baptiste qu’on surnomme désormais Spirou va porter ce regard sur la période de guerre, où les héros sont surtout ceux qui restent fidèles à leurs valeurs humanistes, de partage et d’entraide à une époque trouble. On y découvre des familles qui subissent l’occupation, des citoyens qui vont collaborer, d’autres qui vont résister, les juifs que l’on va identifier puis déporter, avec en toile de fond Bruxelles qui fourmille de militaires, police politique, d’espions… Dans ce pays occupé, Spirou et Fantasio vont surtout survivre et apprendre quelques dures leçons.

Fantasio déclenche accidentellement la guerre, Spirou met en danger de mort ses amis, une manière de souligner que nous avons tous une responsabilité, même avec des actes qui paraissent anodins. Dans cette saga, Spirou va s’éveiller au monde et cette aventure sera surtout intérieure. 

De mascotte à héros

Nous avions interviewé l’auteur en 2019 qui nous expliquait qu’au départ Spirou « c’est juste la mascotte du journal, c’est des gags en une page un peu poussifs. Il n’est pas très intelligent, mais il est groom et il travaille dans un hôtel. Vers 1947 on a les premières aventures de Spirou et Fantasio : il est malicieux, c’est un aventurier, et il ne travaille plus dans un hôtel. Et entre les deux il y a la guerre ! Je me suis dit que s’il a pris conscience de certaines choses, c’est pendant cette période, parce que les traumatismes développent la conscience. »

Spirou enfant découvre le sentiment amoureux dans le Journal d’un ingénu, événement déclencheur de son éveil et fil rouge de L’Espoir malgré tout dans sa quête pour retrouver Kassandra. À travers cette première relation, il s’ouvre aux autres et s’intéresse au monde. On voit bien comment le personnage s’émancipe de son statut de mascotte pour devenir le héros qu’il est. Idem pour Fantasio qui a une trajectoire proche, lui qui est un peu plus âgé, va aussi passer de l’égoïsme à l’altruisme et devenir ce compagnon lunaire, mais indispensable. 

À eux deux, ils vont aider plusieurs personnes, en sauver, en soutenir, en rencontrer grâce à leur théâtre itinérant. Ils s’inventent en amuseurs publics pour les enfants, profitant des trajets pour véhiculer de la nourriture et transmettre des messages secrets. Une aventure ludique qui fait écho à une réalité, « Le Théâtre du Farfadet ». 

© Émile Bravo / Dupuis

Quand la réalité s’invite dans la fiction 

Jean Doisy, le rédacteur en chef du Journal de Spirou, scénariste de Valhardi, également créateur du personnage de Fantasio, va jouer un rôle important dans la résistance belge. Il sera à l’origine du « Club des amis de Spirou » (AdS) dès 1938, avec un engagement proche des scouts qui inquiète sérieusement les nazis en 1943, car il compte plus de 50 000 membres. Jean Doisy va rédiger pour eux un Code d’honneur, dessiné par Jijé, qui va éduquer les enfants à résister à la propagande nazie et pousser certains à entrer dans la résistance. 

Tandis que les Dupuis refusent l’administrateur allemand et doivent cesser la parution du Journal ainsi que leurs activités, Doisy propose de faire vivre les personnages à travers un théâtre de marionnettes itinérant. Mettant en scène Spirou, animé par le jeune marionnettiste André Moons, ce théâtre sera un énorme succès et servira le réseau résistant de Jean Doisy qui fera passer des messages, au sens propre comme au figuré. La mère du marionnettiste Suzanne Moons, sous le nom de Madame Brigitte, organisera le sauvetage de plusieurs centaines d’enfants juifs tandis que Jean-Jacques Oblin organisera des actions de sabotages dans le sillage du théâtre du Farfadet.

Émile Bravo dans l’exposition Spirou dans la tourmente de la Shoah (Photo Thomas Mourier)

On trouve aussi dans L’Espoir malgré tout, les artistes juifs Felix et Fleka qui sont des personnes bien réelles et dont on peut voir certaines des œuvres reproduites dans la bande dessinée.

Émile Bravo nous explique à l’occasion de l’exposition Spirou dans la tourmente de la Shoah (visible du 9 décembre 2022 au 30 août 2023) : « Je traite Felix Nussbaum comme un personnage de bande dessinée au départ. Et à la fin, juste à la fin, je dévoile la chose en montrant ce tableau qui m’avait vraiment impacté, pour faire comprendre que ce personnage est réel. Et c’est là où ça doit créer un petit choc.

Ces figures historiques devenues personnages, permettent à l’auteur d’évoquer des sujets comme la Shoah et Auschwitz, mais aussi de montrer aux jeunes lecteur.trice.s comment l’art peut bousculer notre vision du monde :  « C’est en tombant sur un tableau, dans un bouquin pour la jeunesse qui s’appelle l’Art à travers l’Histoire qui explique le lien entre l’histoire et tous les mouvements artistiques, et il y a la Shoah où je tombe sur ce tableau qui s’appelle le Triomphe de la mort peint par Felix Nussbaum. Et là, c’est clair : c’est un tableau prenant, assez choquant la première fois où on le voit. C’est un tableau qui nous parle d’Auschwitz, de ce qu’est le nazisme, le totalitarisme… Et quand je vois cette image, je me dis voilà, c’est au travers de ce peintre que je vais parler d’Auschwitz. »

© Émile Bravo / Dupuis

Jean-Baptiste, Spirou ou Tintin ?

En pleine occupation de la Belgique par l’armée allemande, le jeune Spirou découvre un monde fait de sous-entendus et de subtilités. L’auteur continue de tracer son sillon où pour lui, la bande dessinée est le médium parfait pour raconter le monde et ses problèmes combinés à un humour tout terrain.

De l’humour il en faut pour parler sérieusement de cette guerre et des choix que le personnage doit faire pour rester lui-même tout en affirmant sa personnalité. Une quête d’identité à une époque où l’identité devient un enjeu de survie. Dans cette aventure singulière, le jeune groom apprendra que le mal peut-être en chacun de nous et qu’il n’est pas seulement derrière un drapeau. Ce sera au contact de différentes personnes qu’il découvre la bêtise, la peur de l’autre, le racisme, la haine, mais aussi l’amour, l’amitié, le dévouement, le courage… Des enjeux éthiques et philosophiques dans un cadre tourné vers la satire, le burlesque et le slapstick.

En miroir de ce Spirou qui ne cède pas à l’occupant et qui résiste, Tintin dont les aventures paraissent toujours dans la presse contrôlée par les nazis et jettent le doute sur son créateur. Émile Bravo fait quelques clins d’œil à cette situation avec un Spirou qui ressemble un peu trop à Tintin une fois déguisé et permet de lier ces deux héros boy-scouts, aux destins très différents, le temps d’un album.  

L’humour traverse cette série lumineuse malgré ses sujets. Avec cette touche comique, toujours bien sentie, qui rend ces planches intemporelles, alors qu’elles sont très ancrées dans une période, portées par un dessin aussi beau que discret. Avec un trait proche de la ligne claire, il s’inscrit dans une tradition classique, mais avec une touche moderne dans un style que le dessinateur revendique comme une écriture, une calligraphie qui permet de mieux véhiculer ses histoires. Des planches magnifiquement mises en lumières par les couleurs de Fanny Benoît qui trouve le ton juste entre vintage et modernité. 

De l’enfant orphelin qui échappe à de terribles représentants de l’Église catholique à l’aventurier altruiste, le chemin parcouru dans cette œuvre fascine à chaque découverte ou relecture. Une saga intergénérationnelle qui réussit à être aussi surprenante & originale que connectée & étroitement liée avec l’héritage de Franquin. La boucle est bouclée pour l’éternité. 

Spirou —L’Espoir malgré tout (4 volumes + le prologue Le Journal d’un ingénu) d’Émile Bravo, Dupuis


Toutes les planches / images sont © Émile Bravo / Dupuis

La marionnette originelle du « Le Théâtre du Farfadet » dans l’exposition Spirou dans la tourmente de la Shoah (Photo Thomas Mourier)


🐿 Pour les plus curieux, la marionnette originelle du ‘Le Théâtre du Farfadet’ sculptée par Jijé, ainsi que de nombreux documents sur ces 3 personnalités mentionnées plus haut (Jean Doisy, Felix Nussbaum & Felka Platek) sont présentés dans l’exposition Spirou dans la tourmente de la Shoah visible à Paris jusqu’à l’été 2023.

© Émile Bravo / Dupuis
© Émile Bravo / Dupuis
© Émile Bravo / Dupuis
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