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Incontournables
par Thomas Mourier - le 29/03/2022
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par Thomas Mourier - le 29/03/2022

Loo Hui Phang, écrire est un métier : interview de l’autrice dans son expo

Cette année, Angoulême mettait à l’honneur les scénaristes et leur approche du métier à travers deux expositions : René Goscinny Scénariste, quel métier ! et Loo Hui Phang, écrire est un métier. Loo Hui Phang parle du métier de scénariste, des auteur.trice.s, de leurs méthodes, de leur statut…

Loo Hui Phang : « Je fais cette expo dans le cadre du Prix René Goscinny du Meilleur Scénario [note :  Loo Hui Phang l’a reçu en 2021 pour Black-out, dessiné par Hugues Micol], comme c’est un prix de scénario je me suis dit c’est l’occasion de faire une exposition sur le métier de scénariste. C’est vrai qu’on connaît bien les dessinateurs, on arrive bien à voir comment ils travaillent, par contre le scénariste reste mystérieux, dans la tête du public ce n’est pas un vrai travail, c’est quelque chose que l’on peut faire en dilettante… 

Je voulais montrer concrètement à quoi consiste ce travail et comment on collabore avec d’autres métiers de la bande dessinée. C’est une moitié de la bande dessinée que l’on voit peu et je voulais la mettre en avant. Dans l’expo les dessinateurs sont présents, mais sous forme sonore. J’ai invité 32 scénaristes à dévoiler leurs archives, à montrer comment ils travaillent. Je leur ai donné un questionnaire avec des questions très simples (quels sont vos horaires, où est-ce que vous travaillez, en combien de temps faites-vous un scénario…).

Les réponses sont très intéressantes, car toutes différentes, chacun forge ses outils, trouve sa méthodologie, trouve ses moyens pour entrer plus facilement dans l’écriture ou trouver ses repères. 

Mais on trouve aussi un point commun, c’est l’amour des histoires qui nous relie tous, ce plaisir de raconter des histoires, d’avoir une imagination qui tourne en permanence. On est tous à avoir 4-5 histoires en permanence en tête, à mener des projets en même temps, d’avoir cette boulimie de fictions. 

C’est aussi un goût de la solitude, un espace de liberté accompagné de ce besoin, ce plaisir de travailler avec quelqu’un. »

Est-ce que cette exposition va se prolonger en ligne ou autre ? 

Loo Hui Phang : « Il n’y a pas de catalogue pour le moment, j’aimerai bien, j’ai toutes ces archives. 

En montant cette expo, je me suis dit que c’était étonnant à quel point on a documenté le travail des dessinateurs, avec des archives, des recherches, des originaux… et pour les scénaristes pas vraiment. Alors qu’il y a des informations sur le processus d’écriture, sur l’articulation avec le dessinateur qui sont précieuses pour l’histoire de la bande dessinée. 

Exemple avec Chris Claremont, on voit comment le dialogue se crée. On voit l’esquisse où il prévoit plein de bulles, puis il synthétise sur ce dessin. Il écrit finalement ça, il annule, il sélectionne et on a la page finale. C’est sa méthode unique. 

Dans cette sélection, ce sont des gens que j’aime, des amis ou des proches ; certains avec qui j’ai l’habitude de dialoguer et de parler travail et d’autres dont le travail m’intéresse. Je voulais aussi des gens de culture différente, de pays différents (France, Belgique, USA, Espagne, Angleterre, Taïwan…) et des générations différentes. Des hommes et des femmes, d’ailleurs c’est un des métiers de la bande dessinée très investi par les femmes. 

On a des parcours différents, certains comme moi sont autodidactes, d’autres comme Pierre Christin viennent du journalisme. D’autres comme Chris Claremont parlent d’accident, mais un merveilleux accident, Frédéric Maupomé était prof de math… ce qui est intéressant est de voir comment la vie et le métier sont imbriqués. »

Est-ce qu’en tant que récipiendaire du prix René Goscinny, vous avez eu accès aux archives Goscinny ?

Loo Hui Phang : « Je suis allé à L’institut Goscinny, ils m’ont ouvert les archives et c’était fabuleux. C’est émouvant parce qu’il y a son bureau et ses objets, je devine le travail derrière, la vie…

On voit les copies de ses notes, il était extrêmement méthodique, on peut y lire les différentes étapes d’écriture. »

Et sur votre propre travail ? 

Loo Hui Phang : « Moi je travaille avec des dessinateurs qui ont des univers très forts, des idées de mise en scène. Mon scénario est un peu comme un scénario de cinéma, j’indique la valeur de plan pour que le dessinateur visualise le plan que j’ai en tête et ensuite je ne fais pas de découpage, je ne peux pas lui imposer. Souvent c’est lui qui le place.

Les scénarios ne sont pas gravés dans le marbre, ce n’est pas quelque chose de sacré, c’est juste une étape de travail pour le dessinateur. En général c’est un fonctionnement organique, avec des aller-retour et c’est ça qui est intéressant. 

J’ai l’impression qu’en bande dessinée on peut faire beaucoup plus de choses qu’au cinéma. Un film on ne décide pas de sa durée, au cinéma on ne l’arrête pas, c’est une traversée, ce qui oblige à synthétiser, car le spectateur ne pourra pas tout assimiler, c’est un train qui est lancé. Dans un livre, on lit à notre rythme, au niveau des informations on peut mettre plus de choses, car le lecteur a le contrôle et rien que ça, ça conditionne l’écriture et ouvre beaucoup plus de possibles. Après les règles de bases sont les mêmes pour tout le monde, c’est le même schéma dramaturgique. Après c’est de la pratique et de l’expérimentation. »

Vous avez travaillé avec des dessinateurs à univers forts, vous arrivez avec un synopsis pour discuter ou un scénario plus abouti ? 

Loo Hui Phang : « En général je sais pour qui j’écris et on a travaillé sur un sujet. J’arrive rarement avec une histoire ou un scénario terminés. Je m’adapte au dessin, certains dessins sont très bavards ou chargés et d’autres plus épurés où on peut mettre plus de texte. Ce qui est intéressant c’est le rapport entre le texte et l’image, comment ça peut s’équilibrer et ma règle : c’est qu’il ne faut jamais que ça aille dans le même sens. Il faut une lutte entre les deux. Dans Black-out par exemple, c’est Hollywood, c’est le glamour, c’est beau, une vitrine, mais je voulais un dessin sale, rude et presque déplaisant, ça crée de la tension dans le récit. » 

Il y a souvent une thématique sous-jacente assez forte, est-ce qu’elle arrive avant l’écriture ou pendant ? 

Loo Hui Phang : « La thématique est toujours là. C’est mes obsessions personnelles. Ensuite il y a souvent un point de départ, quelque chose que je vois qui va déclencher cette histoire-là. Toujours sur Black-out je me suis interrogé sur l’invisibilité. Le fantôme et le cinéma. Je me rends compte que ça rejoint toutes mes obsessions, de la disparition, du fait d’être un étranger avec du fantastique.  La thématique est toujours là avec la petite étincelle qui va déclencher le reste de l’histoire. »

On passe à la 2e partie de l’expo, façon manif’ immobile 

Loo Hui Phang : « Comme l’expo s’appelle “écrire est un métier” je voulais montrer dans la première partie la pratique puis dans un second temps où on en est avec ce métier. Dans l’exposition René Goscinny Scénariste, quel métier ! ont voit comment il crée un métier, comment il se bat pour la reconnaissance de ce métier, pour que les scénaristes aient des droits : des droits d’auteurs, le droit d’exister sur la couverture, des contrats… 

Aujourd’hui, grâce à lui, on a tous ces droits, mais où est-ce qu’on en est ? On parle beaucoup de la situation des auteurs, depuis plusieurs années, mais pour le grand public cela reste difficile à comprendre alors j’ai essayé de synthétiser les informations en donnant des grandes lignes. De la dimension de ce métier, ses difficultés, sa place dans cette économie.

Le scénariste, c’est celui qui commence le projet, qui propose l’histoire à un dessinateur. Pour cela il va commencer à travailler sans contrat, sans argent ensuite les choses s’enchaînent, mais il prend le 1er risque, il va travailler sans filet. Dans cette économie du livre qui se porte très très bien, les scénaristes touchent encore une des parties les plus faibles. Les scénaristes et les dessinateurs sont la partie la plus fragile, c’est un déséquilibre très dangereux pour cette économie : vous avez une montagne avec une base fragile. Il faut qu’un dialogue continue pour rendre ce métier plus viable. »

Est-ce que vous voulez dire un mot sur les dédicaces qui sont rémunérées en test cette année ? 

Loo Hui Phang : « C’est bien que ça arrive ! Les dédicaces sont un investissement de temps colossal, et cette rémunération ne remplacera jamais un salaire, mais les auteurs le font aussi pour le plaisir de rencontrer le public. Il faut se rendre compte que c’est un sacrifice de temps, de se rendre dans les festivals, du temps qui n’est pas investi dans le travail rémunéré. Je trouve ça juste, tout comme les rencontres qui sont rémunérées. »

Lire aussi : Plus fort que le palmarès : la remise du prix des rémunérations des auteurs/autrices en dédicace

Un dernier mot sur le terme AMPHIVALENT.E

Loo Hui Phang : « Je n’ai pas trouvé de mot pour auteur complet. On utilise “auteur complet” pour désigner un auteur qui écrit et qui dessine, mais c’est un peu bizarre comme terme même si on comprend l’idée, mais ça induit que par extension les scénaristes sont incomplets ou les dessinateurs qui ne scénarisent pas. Et c’est gênant, ça dévalorise notre travail et ça peut porter préjudice. »

Les scénaristes sont des auteurs et des autrices complet.e.s
Il est commun de nommer ‘auteurs complets’ les auteurs.autrices qui écrivent et dessinent. Mais, par extension, serait-il juste de qualifier d’ ’auteurs incomplets’ les scénaristes et les dessinateurs.dessinatrices qui n’écrivent pas les scénarios de leurs ouvrages ? Tout.e auteur.autrice engagé.e dans son travail est complet.e. C’est pourquoi, au lieu de ce terme inapproprié d’ ’auteur complet’ pour qualifier les dessinateurs.dessinatrices-scénaristes, je propose un néologisme soigneusement bricolé dans mon bureau :  AMPHIVALENT.E
amphi- : du grec amphis ‘double’ ou ‘des 2 côtés à la fois’
-valent : du latin valere ‘valoir’
Voilà, c’est simple, facile à retenir et plutôt chic. Pensez aux amphibies, aux amphithéâtres, aux amphipodes, tous doués pour être des deux côtés à la fois. Un auteur AMPHIVALENT ou une autrice AMPHIVALENTE, c’est la même idée.
Si ce terme d’AMPHIVALENT vous semble pertinent, utilisez-le, diffusez-le !

Texte extrait de l’expo

Illustration principale : Photo de l’autrice dans son expo
Toutes les photo sont issues de l’expo © Thomas Mourier

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