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par Republ33k - le 28/10/2015
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par Republ33k - le 28/10/2015

Utopiales 2015 : l'interview de Fred Blanchard - “L'uchronie doit avoir une conscience politique”

Quand on a rendez-vous avec un éditeur, on ne s'attend pas forcément à tomber sur un vrai bricoleur. Et pourtant, c'est en tenue de travail que nous a reçu Fred Blanchard, co-fondateur, aux côtés d'Oliver Vatine, du label de SF des éditions Delcourt, le bien nommé Série B, qui fête sa vingtième bougie en direct des Utopiales.

Et il n'est pas venu les mains vides, puisque le label Série B a posé un véritable vaisseau à Nantes. Du moins, un décor dans lequel il ne serait pas surprenant de croiser les Xénomorphes de Giger et Scott (jetez un œil à la galerie pour vous en convaincre) mais qui sert ici de capsule temporelle au label et ses plus fameuses séries. C'est dans ce cadre pour le moins atypique que nous avons pu évoquer l'évolution de la bande-dessinée (et du cinéma) de science-fiction, la création du label et la multiplication, partout ailleurs, de l'une de ses spécialités, l'uchronie.

• En 20 ans, qu'est-ce qui a changé pour la BD de SF ?

Il y aurait beaucoup de choses à dire, parce qu'on peut même dépasser le champ de la BD de SF, pour aller vers la bande-dessinée en général, car c'est à peu près la même chose ! Je me souviens que quand j'ai commencé - ça va surement faire rire tout le monde - mais c'était une période où il y avait une production qui était animique par rapport à aujourd'hui, c'est à dire qu'il y avait beaucoup moins d'albums qui sortaient, des lecteurs qui étaient capables d'attendre deux, trois ans pour avoir la suite d'une série, entre deux albums ! [...] Mais en 20 ans il y a une production qui s'est accrue de manière exponentielle, il y a des auteurs qui sont partis vers l'animation, vers le jeu-vidéo, puis qui sont revenus, il y a eu des allers-retours incessants avec diverses autres disciplines, ce qui s'est passé aussi c'est qu'il y a eu une internationalisation des auteurs.

Quand j'ai commencé, la BD franco-belge c'était vraiment la BD FRANCO-BELGE, les auteurs étrangers se comptaient sur les doigts de la main, il y avait des gens comme Bilal, Rosiński, des gens comme ça, mais aujourd'hui l'accessibilité aux oeuvres de tout le monde, tout est en ligne, il y a beaucoup plus de salons, tout est plus professionnel, plus organisé, on a quand même des opportunités de rencontrer beaucoup plus de monde. Et on s'aperçoit qu'il y a des artistes incroyables, partout dans le monde.

[...] Et puis il y a eu aussi la révolution de la "nouvelle bande-dessinée" qui a réinventé la pagination, la façon de raconter les histories, qui existait déjà mais de manière bien plus anecdotique, je me souviens notamment de la collection Autodafé des Humanoïdes Associés, qui était du roman graphique au début des années 80, mais il y avait eu trois tomes, c'est pour dire l'intérêt des gens à l'époque... Mais tout ça a infusé, ça fait une marmite dans laquelle surnage des éléments, d'autres plus souterrains mais on peut aller puiser vraiment à sa guise. Et pour en finir avec la nouvelle bande-dessinée, elle est devenue mainstream, le mainstream est devenu un peu bande-dessinée, et maintenant on a des possibilités incroyables

[...] Donc j'aurais tendance à dire que ce qui a changé en 20 ans, pour la BD et la BD de science-fiction, c'est qu'on est passé de l'âge préhistorique à l'âge d'or ! Pour moi le véritable âge d'or, c'est maintenant. Aujourd'hui on a une infinité de possibilités qu'on a jamais eues. Malgré les difficultés liées à l'arrivée du numérique et à la rémunération des auteurs, des problèmes très réels et hyper importants, en termes de possibilités graphiques et narratives, le champ a été ouvert à 360 degrés !

La bande-dessinée a beaucoup changé. C'est une certitude. D'ailleurs, lors de l'une de nos nombreuses conversations, la rédaction se demandait, si finalement et avec le temps, la bande-dessinée n'était pas devenue le genre ultime pour raconter des histoires, et nortamment des histoires de science-fiction, là où le cinéma va camper sur des licences ou des schémas bien connus. D'où la question :

• Est-ce que la BD n'est pas l'ultime résistante de la SF ?

Déjà au niveau du cinéma, le cinéma de science-fiction c'est du cinéma à gros budget. Du cinéma de licence, du cinéma anglo-saxons, ce n'est plus du cinéma de créateurs, c'est du cinéma d'investisseurs, des gens qui veulent faire marcher la planche à billets, la machine à cash, et je n'attends plus grand chose de ce qui se passe du côté hollywoodien. Alors c'est très bien fait. Des fois, il y en a trop, on a l'impression d'être face à un repas de famille, on s'emmerde, on attend le dessert, et quand il arrive on est écœurés, parce qu'il y a trop de crème. On est super contents et au bout de deux bouchées, on en a marre !

[...] Et tout ça m'amène à la bande-dessinée, et effectivement, j'ai l'impression que dans le champ de la BD, là où on a des moyens qui sont ridicules, il suffit parfois de deux personnes, ils vont être trois ou quatre, un scénariste, un dessinateur, un coloriste et un éditeur parfois dans l'équation... Des formats très légers d'investissement, et partant de là, ce sont aussi des univers qui vont moins facilement toucher le grand public.

[...] Quand on voit que des licences comme Astérix, des choses comme ça, Spirou, pour lequel je bosse d'ailleurs, continuent à trouver un large public, et bien on se dit que le mainstream, ce n'est pas la SF. Il y a déjà, au niveau des thématiques, une marge, avec le haut du panier qui est composé des films, des jeux, et pour la bande-dessinée, à part des séries comme Sillage ou Valérian, Universal War One, les séries trouvent leur public mais il ne faut pas s'attendre à vendre 200 000 exemplaires. Ce sont des séries qui seront pérennes, qui peuvent amener de belles réflexions, notamment sur des séries que j'aime bien éditer, de la science-fiction de prospection, à 20 ou 30 ans, et qui nous obligent à réfléchir sur des problématiques qui vont se présenter demain, à ce niveau là, c'est plus de la résistance, parce que de toute façon on sera inévitablement à la marge !

Children of Men, d'Alfonso Cuarón, dernière claque de Fred Blanchard en termes de cinéma de SF.

• Puisque nous parlons du cinéma, je me demandais quelle était l'histoire derrière le nom "Série B", qui quelque part, peut être mal interprété :

Le choix était très simple, il faut se souvenir encore une fois qu'on a lancé le label en 1995, avec un premier contrat en 1993 et un premier album en 1995, période à laquelle on voyait émerger la "nouvelle bande-dessinée". Et on a été un peu bravaches, parce qu'on voulait en revenir, avec Vatine, avec qui j'ai créé le label, aux fondamentaux des années Pilote, c'est à dire la bande-dessinée grand public mais avec des scénarios intelligents et des scénaristes qui avaient vraiment des choses à raconter ! On voulait sortir de la période des dessinateurs stars des années Métal Hurlant, où on avait des albums graphiquement incroyables et des scénarios très très légers, pour revenir à des scénarios hyper intéressants, une histoire qui se décline et qui est pertinente, soutenue par un dessin le meilleur possible, mais passé le feuilletage, le miel pour les yeux comme disent les américains, il faut trouver un scénario avec du coffre.

[...] On voulait remettre le genre en avant. Et donc on s'est dit "bah allez on s'appelle Série B" les éditions Delcourt, c'est série A, donc nous c'est série B" ! Et là je dois avouer qu'on s'est un peu tiré une balle dans le pied à ce niveau-là. Parce que pour nous la série B, c'était des personnages comme Roger Corman qui a lancé Francis Ford Coppola dans les années 60, Dennis Hopper, qui a insuflé un renouveau dans la production cinématographique américaine et on voulait vraiment faire ça !

[...] Et malheureusement pour nous, malgré nos bonnes intentions, on a toujours été assimilé à de la BD un peu sous-genre, pas très bien fait, vraiment ce qu'il y avait de pire dans l'appelation série B [...] Donc j'ai quand même un petit regret au niveau de l'appelation du label parce que pour moi on fait du triple A, pas de la série B ! Mais bon, on était jeunes, et un peu cons, et on voulait prouver à tout le monde qu'on avait raison, que les gens étaient intelligents et puis des fois on s'aperçoit qu'il y a une partie du lectorat qui est plus "basique" qu'on le pense. Ce qui m'embête un peu c'est que le nom n'est pas en parfaite adéquation avec le genre de BD qu'on fait. Mais ce n'est qu'une marque, après tout.

• Que peux-tu nous dire sur l'apparition de l'uchronie, l'idée d'aller dans le passé, dans un label de SF ? Quelle foudre avait frappé ?

Effectivement on a été frappé par la foudre, au bout de 10 ans, parce que monsieur Vatine a décidé que série B devait s'arrêter, que tout devait disparaître ! Il a quitté le label en remuant tout ce qu'il pouvait ! Bon. Partant de là, personne à part lui n'avait envie d'arrêter. On avait commencé le label avec 10 séries à tendance Cyberpunk - alors il faut se souvenir que la tendance cyberpunk c'était quand même prédire un futur qui aujourd'hui est vrai, avec tout le monde connecté, des armées au services des multinationales et on y est - Donc je me suis dit que les thématiques étaient intéressantes.

[...] 10 ans étaient quand même passés, la foudre venait de tomber, et on avait d'autres envies, qui peut-être avaient été étouffées dans l'œuf par la présence de Vatine, parce qu'on était pas toujours d'accord sur l'orientation à prendre sur le label. Lui pour le coup, il est très série B voire Z, s'il y a une héroïne il faut qu'elle ait des gros seins et un gros flingue, des choses comme ça. Moi je me disais qu'on avait tous 35 balais maintenant et qu'on pouvait peut-être réfléchir à autre chose. Après je ne dis pas que ses envies étaient condamnables, mais c'est vrai qu'on avait vraiment des envies différentes.

[...] Donc nous avons commencé à développer des BD historiques, mais en restant fidèle aux codes du label, donc on a fait des uchronies, principalement, mais aussi des BD historiques de guerre, parce que ça peut arriver, mais pas beaucoup, on a donc attaqué l'histoire au travers de l'uchronie. C'est aussi une façon de réfléchir à ce qui va arriver, mais en regardant dans le passé. Globalement, au niveau de la démarche intellectuelle et narrative, le processus est la même [...] Une envie de dépoussiérer la vision de l'histoire que l'on peut avoir au travers des livres scolaires, qui sont un peu trop didactiques à mon goût. Et c'est vrai que l'uchronie permet quand même un jeu avec l'histoire qui est  jouissif.

Après c'est pas forcément un exercice qui est évident, parce qu'on se rend compte qu'il y a une partie du lectorat qui ne connaît l'histoire qu'au travers d'événements et de dates clés. Donc pour la série jour J par exemple, notre blockbuster uchronique on va dire, on eu à cœur de rester cantonnés au XXème et au XIXème siècles pour proposer des histoires qui allaient vraiment marquer les gens. Donc l'assassinat de Kennedy, les premiers pas sur la Lune des choses comme ça. On voulait voir comment ça pouvait marcher avec ce genre de choses. Et quand on a vu que ça fonctionnait, on a pu partir vers des choses plus pointues, moyenageuses par exemple.

Mais on fait toujours attention de bien doser les choses, parce que paradoxalement, alors qu'on parle de notre Histoire, on peut rendre les histoires beaucoup moins compréhensibles que de la SF, on peut perdre le lecteur parce qu'on croit savoir, connaître, mais suivant les lecteurs on peut avoir des visions plus ou moins parcellaires des époques abordées. C'est donc un exercice de haute voltige, auquel s'ajoute le fait, avec Jour J notamment, de revenir à zéro avec de nouveaux personnages, un nouveau contexte à chaque fois, et il ne faut pas croire que c'est une série facile à faire. On est obligés de condenser tout ça dans 54 ,ou 62 pages quand on arrive à les avoir. Mais voilà c'est un jeu qui s'apparente à une roulette russe, une roulette russe avec des balles à blanc donc on se fait pas trop mal, mais c'est ce genre de jeux-là.

• Depuis quelques années déjà, on voit que l'uchronie a dépassé le label et les éditions Delcourt, pour devenir un genre récurrent dans la bande-dessinée. Penses-tu que vous soyez responables, au moins en partie, de ce succès ?

Je ne vais pas faire mon modeste : je pense que le retour de l'uchronie en bande-dessinée, c'est grâce à série B, c'est grâce à Jour J, d'ailleurs les scénaristes de la série, Fred Duval et Jean-Pierre Pécau ont des formations d'historiens. Il y en a même un qui a été prof et tout ça, donc ils ont fait des études un peu poussées et c'est un retour à la maison qui était presque inespéré. On voulait se donner les moyens d'y arriver parce qu'on se disait que ce ne serait pas facile. En plus on cherche vraiment à avoir des histoires réalistes.

On ne veut pas de nazis sur des robots géants qui vont gagner la seconde guerre mondiale, moi ça me débecte ces espèces d'histoires nazies, comme Wunderwaffen ces choses comme ça, je trouve que c'est de la série néo-nazie, c'est dire, "finalement, les nazis, ils sont pas si méchants, ils auraient pu gagner la guerre ils étaient pas mal !" et bah non, tout ça ça me gonfle, prodigieusement, donc on a aussi un minimum de conscience politique, c'est un bien grand mot mais il n'empêche que, avec les périodes que l'on vit maintenant, on se disait que ce genre de séries pouvait réeduquer les gens, les oliger à réfléchir au monde dans lequel on vit.

Par exemple on vient de finir le cycle Oméga, qui était exceptionnelement composé de trois albums, où l'on évoque une France devenue fasciste par l'intermédiaire des ligues d'extrême droite des années 30'. Et pour nous c'est intéressant parce que vu ce qu'il se passe en France avec le Front National, ça me paraît un minimum important de rappeler aux gens ce que c'est l'extrême droite. Pour moi Marine Le Pen ce n'est pas la République, pour moi c'est Vichy, et on peut expliquer ça, on essaie de le faire de façon argumentée, avec des personnages qui ont vraiment existé, qui avaient des histoires qui ont peut-être été un peu oubliées, et qui pourtant sont devenus un peu messianiques via les hasards de l'histoire. Donc pour nous c'était aussi un peu ça la mission de Jour J.

[...] Je pense que c'est une série qui a marqué. Peut-être même plus les éditeurs que les auteurs, et l'uchronie s'est développée, et c'est très bien. Après je trouve qu'il y a tout un pan de ce style-là qui glorifie beaucoup trop le parti nazi et tous les massacres qu'il a commis. Et ça m'énerve, ça m'énerve tellement qu'on a lancé une série avec un look de série nazie qui s'appelle USA Über Alles, un titre qui est un petit rappel à mes séries de jeunesse, et au type de musique que j'aimais beaucoup, à savoir les Dead Kennedys, mais on s'est dit que puisque les gens veulent acheter ce genre de séries, on va leur tendre un album qui a l'air d'être une bonne BD bien nazie et on va leur proposer à l'intérieur une bande-dessinée qui est en fait pro-stalinienne, autant réequilibrer le débat au centre ! Je dis pas que Staline est mieux que Hitler hein, mais je me suis dit que tant qu'à faire, ces gens-là, tendons-leur un mirroir le plus déformant possible avec une couverture qui va les rassurer un maximum.

Inglorious Basterds, Wunderwaffen... Jusqu'où peut-on jouer avec l'histoire ?

• Donc la bonne uchronie a une vraie conscience politique ?

Pour moi oui, mais il faut que se soit fun, il faut que se soit ludique. Derrière les robots nazis il y a aussi une inconséquence par rapport à ce que l'Europe a vécu. Pour moi c'est typiquement l'équivalent des films de Tarantino, dont je ne veux plus voir un film depuis que j'ai vu Ingolrious Basterds, tu ne peux pas parler de la Shoah comme ça. Ce n'est pas possible. Ca m'énerve. Alors moi je suis peut-être vieux mais quand j'étais gamin j'ai connu des gens qui avaient été déportés, tu ne peux pas faire ça ! La bande-dessinée doit quand même avoir une conscience.

Plus tard dans notre entretien, Fred Blanchard n'hésite pas à parler d'une génération d'auteurs et d'éditeurs qui devient aigrie, que certains pourraient associer, justement, à ce débat quant à la réecriture de l'Histoire. Mais comme l'éditeur ne manque pas de le souligner, l'histoire avec un grand H s'écrit tous les jours, et notamment, pour la bande-dessinée, au travers de série qui restent. comme Carmen Mc Callum, première bande-dessinée lancée par Série B, et qui compte désormais pas moins de 15 tomes.

USA Über Alles

Elle s'écrit aussi grâce à de nouveaux auteurs, "du sang neuf" comme l'explique Fred Blanchard, au moins aussi fasciné par la jeune génération d'artistes de  la BD que révolté par les dérives de l'uchronie :

Une génération beaucoup plus pragmatique, qui ne s'appuyant plus sur des certitudes - après tout, on en a de moins en moins - n'attend pas qu'on lui tende la main !

Et si les jeunes auteurs ont évidemment beaucoup à dire, le label Série B n'a que la vingtaine, après tout, et ne compte pas se laisser porter par la vague, comme me le confie, pout terminer, Fred Blanchard, particulièrement fier de voir que son navire a resisté à l'usure du temps et aux mutations de la science-fiction. Si le Cyberpunk d'hier est devenu la réalité d'aujourd'hui, les séries et les auteurs du label Série B continueront de se frotter aux sujets épineux de la SF pour quelques années encore. C'est tout ce qu'on leur souhaite !

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