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par Corentin - le 24/10/2017
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par Corentin - le 24/10/2017

Black Hammer tome 1, la critique

Il y a quelques années sortait Multiversity de Grant Morrison, une série difficile à aborder pour un nouveau venu dans le monde (plutôt fermé) des comics, et pour celui qui ne connaît pas les méthodes d'écriture de ce grand sorcier britannique. Pourtant, avec du recul, on remarque que le papa (adoptif) d'Animal Man a ce gimmick, cette obsession pour un thème essentiel de la BD à l'américaine : la continuité, l'histoire, l'étude de ce que sont les comics. Avant lui, un autre petit nom de l'écriture au Royaume-Uni avait il y a une trentaine d'années laissé les codes de lecture de ce qui est avec les tentatives, devenu un genre - rare, mais souvent génial - le comics qui parle des comics. Le récit qui, à travers une histoire x ou y, va étudier en filligrane toute l'histoire d'un medium, depuis les premiers pas des héros pulp qui inspireront le super-héros à l'ère moderne de la désacralisation. WatchmenSeven Soldiers of VictoryMultiversityPlanetary, et aujourd'hui, Black Hammer, jet du génial, génialissime et brillant Jeff Lemire

Des héros coupés du monde

Black Hammer s'ouvre sur un pitch de déconstruction total : des super-héros de différents styles ont fini, après une ultime bataille, inspirée des Crisis et des événements Marvel, dans un état de réclusion. Coupés du monde - coupés même de leur réalité - les avatars de la justice ne sont désormais plus qu'une famille hautement dysfonctionnelle où seul Abe Slam, le plus Américain d'entre eux, semble tenir debout. On retrouve dans ce récit la magie qui place le style de Jeff Lemire tout en haut de la tétralogie des auteurs de BD aux États-Unis, aux côtés de BrubakerVaughan et Remender, tous brillants mais à d'autres égards. 

Le plus évident dans Black Hammer, et ce qui sautera aux yeux y compris des nouveaux lecteurs qui s'amuseront à pointer du doigt le fourmillement de références évidentes en annonçant chaque fois "oh, regarde, lui est inspiré par machin et truc", est sa richesse dans l'hommage aux super-héros. On retrouve absolument tout entre cette première ébauche : du pulp, du GoldenSilver et Bronze Age, des clins d'oeils assumés dans le sous-texte, l'usage de planches flash back où Lemire s'amuse à recopier la façon d'écrire d'une lointaine époque, les mélanges d'idées, et la capacité à prendre tous les poncifs du comics à revers. Fait plus rare, et d'ailleurs souvent ignoré par le fameux genre de la déconstruction-philologique (on va l'appeler comme ça faute de mieux), l'auteur va même chercher les comics d'horreur façon Eery & Creepy, les Tales from the Crypt ou Elvira, dans un numéro qui fait référence à Len Wein et Alan Moore au travers d'un personnage cher au coeur de milliers de fans.

Et ensuite arrive la seconde lecture. L'entrée dans le monde dépressif et souvent mélancolique des meilleures oeuvres de Lemire, le moment où le scénariste quitte le poncif de base "les super-héros quand on les confronte au réel" pour y mettre un peu de son style. On retrouve cet angle dans le récit de la famille que forment ces personnages, une famille qui ne marche pas où chacun semble à la fois le salut et le poids mort de l'autre. Accablés par leur incapacité à s'en aller, la culpabilité d'avoir perdu un être cher, ils sont écrits comme une famille finalement dramatiquement réaliste.

Entre hommage au genre du comics et personnages savoureux

Tout y est : le grand-père sénile qu'il faut arriver à gérer, la jeune fille en pleine crise d'adolescence, le frère qui n'arrive pas à s'intégrer, le père qui tente de colmater les fuites, et la lointaine cousine qui ne donne plus de nouvelles et dont le style de vie outrageant choque les valeurs morales. Lemire marie avec une adresse fabuleuse son récit d'hommage à la BD à quelque chose de très humain (peut-être de très personnel), et bosse les relations sur les personnages entre eux pour en faire un tissu passionnant à suivre, sur fond d'une intrigue énigmatique elle aussi savoureuse.

On notera en énormes coups de coeur le numéro consacré au colonel Weird, parodie d'Adam Strange elle-même un hommage aux space adventurers classique (bouleversante, et géniale dans sa capacité à abuser les concepts cosmiques et les idées nées de la physique quantique). Mais aussi un Mark Marz (ou J'onn J'onnz pour les nouveaux) finement écrit dans le message que Lemire cherche à lui insuffler. Et enfin l'ombre d'un Black Hammer qui laisse peser sur la famille le poids d'un deuil permanent à chaque page, et une scène de repas en famille qui en dit plus long sur ce que l'auteur espérait faire de cette série que tous les flash backs mémoriels des héros qui forment l'équipe. 

À noter évidemment qu'il est impossible de passer sous silence le boulot de Lemire sur l'étude de la continuité et des genres de la BD américaine - lui-même l'évoque dans une post-face judicieusement publiée par Urban. Puisque, si vous n'êtes pas réceptifs au style de l'auteur (sérieusement ?), Black Hammer est pleinement fait pour les fans de super-héros. Les détails ne manquent pas, on se surprend même à sourire de la façon dont le scénariste va abuser les codes d'écriture du genre : Spiral City par exemple, synthétise à elle seule l'ensemble du monde d'où viennent les héros et rassemble autant GothamMetropolis et Fawcett City. L'auteur rend hommage à des indiscibles de la continuité dans un boulot génial et très sourcé qui flatte l'oeil du fan assidu, surtout après des années de dizette où le relaunch était légion et où le besoin de faire du neuf l'emportait sur le besoin de se souvenir du vieux. 

Impossible de terminer ce (premier, car il y aura suite !) tour d'horizon sans évoquer le trait de Dean Ormston. Magnifique style, qui se prête à différentes ambiances et où on retrouve une capacité d'adaptation fantastique : on peut y retrouver ce qu'on veut, la simplicité d'un trait à la Mignola, le boulot sur les ambiances d'un Francavilla, une envie de copier les classiques à la Kane ou Kirby. Le dessin passe par différentes époques avec la même allure que le scénario, et arrive avec cet angle de caméléon qui, à défaut de recopier, transcende, tous les genres du comics dans une patine somptueuse, dépressive au quotidien et entraînante dès que la narration nous ramène sur une autre période de la BD. Et encore une fois, le numéro sur le colonel Weird vaut bien plus d'éloges. On sait que Lemire  sait choisir ses dessinateurs, et là où généralement son talent de scénariste se suffit à lui-même, on aurait envie de dire que Black Hammer perdrait grandement en intérêt sans les crayons fantastiques d'Ormston, qui sont vraiment, enfin, plutôt jolis quoi. Si vous voyez l'idée.

Bref, que retenir de tout ça ? Que Jeff Lemire a lu MiracleMan, qu'il a aimé et s'est dit "faisons la même" ? Non (encore que, lui aussi est référencé de manière indirecte). L'auteur ne s'est pas contenté de faire un "simple" hommage à la BD américaine. Il a pris l'idée, lui a insufflé son âme, son talent, son style, son goût, et rendu une copie inattaquable, qui parle autant aux fans de son oeuvre qu'aux férus les plus enthousiastes de ce medium qu'est le super-héros. C'est une déclaration d'amour au lecteur, à ses bouquins d'enfance, à l'industrie qui l'a accueilli à bras ouverts et célébré comme un des plus grands, un travail de recherche fantastique et un vrai boulot artistique qui caresse la rétine. C'est le top, du top, du top. Et ce n'est pas du Image comics, comme quoi, les bons éditeurs ne se cantonnent pas qu'à une seule maison.  

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