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par Léa Montadour - le 10/05/2024
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par Léa Montadour - le 10/05/2024

Entre 1984 et Divergente, Le Passeur de P. Craig Russell annonce la couleur !

Imaginez que tout ce que vous connaissez n’existe plus… et cela, pour le bien de la communauté. C’est ce pari que relève P. Craig Russell en adaptant le roman de Loïs Lowry avec une approche atypique.

Presque 20 ans après la parution du best-seller de Loïs Lowry, P. Craig Russell met sur papier l’univers dystopique par excellence. Un album page-turner au rythme intense, où la couleur évolue en même temps que les personnages. Le dessinateur signe un album qui aborde les thèmes de la mémoire, de l’Histoire et de la difficulté à devenir adulte dans un monde où les souvenirs sont gardés. 

Jonas a 12 ans. Jonas a 12 ans et il ne connaîtra jamais la chaleur du soleil sur sa peau. Il ne ressentira jamais le désir, la tristesse ou la colère. Il n’aura jamais le cœur brisé et n’endurera jamais la faim ou la douleur. La communauté le garde à l’abri de tous les dangers de la différence. Pourtant, le jour de son douzième anniversaire, la vie de Jonas va changer. 

Lors de « la cérémonie des 12 » durant laquelle chaque adolescent se voit attribuer un métier en fonction de ses capacités et de ses prédispositions, la vie de Jonas va changer. Il a un don : Jonas peut voir « l’au-delà » et pour cette raison, il est sélectionné pour devenir le prochain « receveur de mémoire ». Il va alors découvrir que le monde ne s’arrête pas aux murs de la communauté. Que la réalité est tout autre et que la différence demande du courage… En devenant passeur, Jonas va lever le voile sur une partie insoupçonnée de son monde. 

Mais faut-il toujours désobéir ? Vivre dans l’ignorance n’est-il pas préférable ? L’unité prévaut-elle sur le reste ? Dans ce récit haletant, nous sommes accrochés aux talons d’un jeune adolescent en quête de réponses, pris dans un engrenage qui le dépasse mais qui tente de se souvenir…

Le dessinateur des romans hauts en couleur de Neil Gaiman s’attaque à un univers aseptisé

© Philip Craig Russell / Philéas

Dans cette adaptation graphique, les habitants d’un futur lointain sont déliés s’ils viennent à manquer aux règles établies par la communauté. En faisant le choix d’adapter un best-seller comme The Giver, P. Craig Russell ne choisit pas la facilité. L’univers de Loïs Lowry réapparaît sur les planches de P. Craig Russell où l’on peut (re)découvrir le ciel gris et morose de la communauté dans laquelle Jonas grandit et entendre le grésillement des hauts parleurs diffusant les annonces du Comité. Le dessinateur américain habitué aux comics plus colorés fait, ici, le choix d’une palette de couleurs froides : du bleu pastel, du gris, du noir et du blanc. Une palette de couleurs sombres et monotones qui s’allient parfaitement à l’univers aseptisé créé par Loïs Lowry. 

Dans l’album, le trait fin de P. Craig Russell est saisissant. Le dessin semble brut, comme si Russell avait choisi de livrer ses storyboards. Tout semble à l’état de rough, de brouillon… du moins en apparence. Il y a un aspect presque enfantin dans cet album qui fait écho au roman original destiné à la jeunesse. 

Cette dimension presque candide du dessin va venir contraster avec la violence des sujets abordés. Du noir et blanc aux nuances de rouge vif, la couleur évolue au rythme de l’éveil de Jonas et de sa quête de souvenirs. Ainsi, des objets en couleurs apparaissent ça et là au début du récit pour arriver progressivement à des pages toutes en couleur, symboles que Jonas a ouvert les yeux pleinement sur la réalité dans laquelle il vit. C’est lorsqu’il quittera la communauté que la couleur refera totalement son apparition.

L’adaptation graphique, au-delà de coucher un univers de mots sur du papier, enrichit le texte original avec le choix de la couleur et fait de cet album une œuvre nouvelle, au-delà de la simple adaptation.

© Philip Craig Russell / Philéas

Une dystopie graphique aux sujets brûlants…

Si les univers dystopiques abondent en littérature, c’est au cours de ces 15 dernières années qu’ils sont devenus mainstream et que nous avons pu voir l’adaptation de romans à l’écran, en jeu vidéo ou en bande dessinée comme avec Le Passeur, où les lecteurices peuvent retrouver des échos à 1984 de George Orwell et au roman de Veronica Roth, Divergente. Dans le registre du manga, Land de Kazumi Yamashita s’illustre dans la représentation de cet univers où tout le monde doit mourir à 50 ans dans un village où les moindres faits et gestes sont observés par les « Kamis », des dieux protecteurs géants.De nombreuses adaptations graphiques du roman le plus célèbre de George Orwell 1984 ont également vu le jour, comme celles de Fido Nesti ou Xavier Coste

Si les dystopies fleurissent de plus en plus dans le paysage de la BD, il faut aussi y voir des résonances avec des thèmes contemporains. Il est possible d’apercevoir derrière chaque univers dystopique un message, une morale qui fait questionner les lecteurices sur leurs modes de vie, leurs modes de consommation. L’adaptation d’œuvres cultes comme GATACA ou Fahrenheit 451 puis Le Passeur aujourd’hui proposées par les  Éditions Philéas soulignent à quel point les problématiques présentées sont toujours actuelles. 

Le Passeur met en lumière des questionnements sur le pouvoir établi et sur l’autorité contrôlante qui en découle. Cet album questionne aussi notre réalité, nos émotions et nos failles. Jonas va faire la découverte de tout ce contre quoi la communauté l’avait protégé : la souffrance, la faim, la tristesse et la maladie… Toutes ces expériences qui constituent une grande part de notre humanité.

© Philip Craig Russell / Philéas

La science-fiction devient le registre idéal pour révéler ces problématiques et ces questionnements en les poussant à l’extrême dans des univers dystopiques qui finissent par ressembler à nos sociétés. Cependant, si le message derrière peut être alertant ou même effrayant, ce sont des albums comme Le Passeur illustré par P. Craig Russell qui permettent d’offrir une autre expérience du texte original. Une expérience propre à la littérature, à la BD qui développent l’empathie des lecteurices et leur ouverture au monde. C’est aussi une œuvre esthétique magistrale qui nous happe le temps d’une lecture contemplative et engagée. 

Ce n’est pas la première fois que P. Craig Russell donne dans l’adaptation puisqu’il avait déjà adapté plusieurs romans de Neil Gaiman. Des albums en couleur, où l’on retrouve le tracé très significatif de P. Craig Russell et qui abordent des thématiques esquissées dans Le Passeur. Son adaptation graphique de American Gods où l’on retrouve un héros pris dans une guerre entre les anciens dieux mythologiques des civilisations passées venues s’installer aux États-Unis et les nouveaux dieux représentant le consumérisme américain. 

Avec Le Passeur, P. Craig Russell signe l’adaptation du premier livre d’une série de trois romans Une lecture renversante qui aborde des thèmes dérangeants de réalité, sur fond de couleurs pastels et bien que la fin se suffise à elle-même, on peut se demander si la suite sera adaptée…

Le Passeur de Philip Craig Russell, Philéas

Traduction de Patrick Marcel


© Philip Craig Russell / Philéas
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