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Édito
par Thomas Mourier - le 3/07/2022
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par Thomas Mourier - le 3/07/2022

Un monde en lutte : la bande dessinée témoigne en juin

Sélection autour d’une thématique clef en bande dessinée, le témoignage. Après pas mal de très bonnes lectures, j’avais envie de vous proposer une sélection d’albums récents à ne surtout pas manquer sur le sujet, mais avec un angle particulier : celui des luttes.

Car la bande dessinée offre un espace de réflexion riche avec une portée inédite pour des essais sur des sujets pointus. Et pas mal d’auteurs utilisent ce médium pour témoigner, lutter et s’affirmer. 

La bande dessinée est devenue le lieu privilégié du documentaire : enquêtes inédites, reportages en immersion, recueil de témoignages ou adaptation de textes journalistiques/scientifiques/politiques…

Au sommaire 
Les reflets du monde — En lutte de Fabien Toulmé, Delcourt
Dans le palais des miroirs de Liv Strömquist, Rackham
Se rétablir de Lisa Mandel, Exemplaire
Klaus Barbie, la route du rat de Jean-Claude Bauer & Frédéric Brrémaud, Urban Graphic
Dans la boîte de Lénaïc Vilain, Delcourt

Les reflets du monde — En lutte de Fabien Toulmé, Delcourt

Après L’Odyssée d’Hakim, sa série autour du témoignage d’une famille de migrants à travers l’Europe, Fabien Toulmé revient avec un nouveau projet ambitieux pour donner la parole à celles & ceux qui vivent sur cette planète et que l’on connaît moins. Une envie de donner à voir comment vit-on aux quatre coins du monde à travers ce qu’en disent les habitant.e.s. Dans ce premier volume, En lutte, il propose trois rencontres avec celles qui résistent, qui se questionnent et qui luttent. En construisant le recueil, le dessinateur discute avec un sociologue, Olivier Fillieule spécialiste des questions de lutte & de militantisme, et au fil des pages se demande pourquoi ce sont des femmes qui se retrouvent en première ligne. 

Un monde en lutte, sur trois continents où on découvre plusieurs voix, plusieurs formes d’engagement ou de résistance et plusieurs portraits de militantes. Des témoignages et des actions contre le gouvernement corrompu, contre la gentrification ou pour les droits des femmes. Du Liban, au Brésil puis au Bénin l’auteur va à la rencontre de femmes qui se battent pour leurs communautés. Côté dessin, Fabien Toulmé poursuit dans la même veine avec ce style graphique proche des notes de blog ou du carnet de voyage où l’accent est mis sur les personnages et la représentation de l’action plutôt que l’illustration. 

Dans cette nouvelle série, l’auteur se fait un peu plus présent, il n’est plus seulement celui qui met en image la parole, mais devient le fil rouge entre ces histoires et partage ses propres réflexions. Fabien Toulmé partage avec nous ses choix et ses questionnements en amont de chaque récit pour mieux les mettre en valeur. 

Dans le palais des miroirs de Liv Strömquist, Rackham

Nouvel album de Liv Strömquist traduit en français, l’autrice suédoise poursuit ses essais en bande dessinée avec son cocktail d’érudition, de textes de référence et de pop culture. Elle s’attaque cette fois au culte du corps à travers les réseaux sociaux et comment notre désir d’idéal nous pousse à consommer. Avec en toile de fond les injonctions faites aux femmes et le contrôle de leurs corps. 

Dans son livre, elle convoque à la fois les figures de Kylie Jenner, devenue l’incarnation de l’influenceuse avec ses 355 millions abonnés et son empire publicitaire ou encore Marilyn Monroe & l’impératrice Sissi qui auraient pu avoir ce rôle si les réseaux sociaux existaient. Des héroïnes de la Bible, des contes Grimm et quelques personnages de cartoon. En parallèle, elle s’appuie aussi sur des citations ou extraits de textes de philosophes, historiens & sociologues pour construire son argumentaire illustré où chaque idée est confrontée à l’exemple avec une personnalité, le tout ponctué de traits d’humour. 

Parfois sous forme de bande dessinée ou d’illustrations, son style s’adapte au propos. Elle mélange son trait libre à des collages, des jeux de typographie. Le livre se termine sur une très belle séquence de doubles pages sur le dernier voyage de Sissi. À travers l’histoire de ces femmes et de leurs images, elle s’attaque au poids du regard que l’on porte sur nos corps et comment cela peut affecter notre santé. Elle s’interroge sur l’idéal de beauté féminine à l’heure des réseaux sociaux, mais aussi de ses origines. Ou encore de ce désir et de l’image de soi qui mène au consumérisme dont les marques et les géants de la tech savent si bien exploiter. 

Se rétablir de Lisa Mandel, Exemplaire

Après son année exemplaire Lisa Mandel, racontait son défi de se débarrasser de ses addictions, elle s’attaque à une nouvelle série qui compile des témoignages autour du rétablissement. Se rétablir, c’est pouvoir vivre une vie épanouie malgré la maladie sans forcément guérir. Dans une année exemplaire, elle a des hauts et des bas, on suit son quotidien où elle découvre, apprend, accepte qu’elle ne pourra pas forcément se sevrer, mais qu’elle peut apprendre à apprivoiser ses addictions. On peut voir dans ce nouveau livre, un prolongement de cette réflexion à travers d’autres témoignages et pour d’autres troubles du comportement. Mais aussi comme un prolongement de sa série HP, qui faisait un état des lieux du milieu de la psychiatrie en France depuis les années soixante à travers le regard des soignant.e.s.

En parallèle de ses fictions, Lisa Mandel a construit un imposant travail sociologique avec une thématique principale sur la santé. Pour Se rétablir, elle propose trois portraits de personnes qui ont appris à s’adapter et sont accompagnés pour ne plus être réduits à leurs neurodivergences. Chaque partie entremêle histoires personnelles, anecdotes et définitions toujours sous forme de bande dessinée. L’autrice use de son style habituel très expressif qu’elle utilise comme une forme d’écriture rapide pour transmettre les mots et les idées. Un dessin assez laché qu’elle avait eu l’occasion de commenter et de challenger dans une année exemplaire,

Un spin-off réussi de la série HP qui aborde un même sujet vu cette fois par des patients et qui permet de mieux comprendre certains termes, de briser certaines idées reçues et d’aborder ces sujets avec simplicité. Témoignages de luttes pour se réapproprier le vocabulaire, les soins ou leur image, lutte par la connaissance pour briser les cercles vicieux des tabous, de la stigmatisation ou de l’indifférence.

Klaus Barbie, la route du rat de Jean-Claude Bauer & Frédéric Brrémaud, Urban Graphic

Trente-cinq ans après le procès de Klaus Barbie en 1987 qui conduira à sa condamnation à perpétuité, Jean-Claude Bauer & Frédéric Brrémaud retracent le parcours de ce chef de criminel ainsi que son procès marquant à plus d’un titre. Premier procès pour crime contre l’humanité en France, il a été suivi par plus de 600 journalistes et fait partie des moments clefs de l’après Seconde Guerre mondiale. 

Récit documenté ponctué de dessins d’époque, Jean-Claude Bauer a croisé le regard de l’ancien chef de la Gestapo en assistant à ce procès historique. Le jeune dessinateur était dessinateur d’audience pour Antenne 2 et a pu croquer en direct les moments forts de cette audience. Dans ce livre, il restitue ses dessins réalisés sur le vif, aux crayons de couleur, pour offrir une dernière fois la parole aux victimes et aux témoins de ce procès qui dépasse le cadre judiciaire. 

Dans ce livre, il recompose certaines scènes du procès à partir de ses dessins de 1987 et en redessine d’autres à partir des archives visuelles. Pour mettre en forme ce double récit, il travaille avec le scénariste Frédéric Brrémaud, ils articulent cette partie avec une première qui revient sur le parcours de Barbie, de sa jeunesse à son assertion dans le régime nazi jusqu’à son arrivée à Lyon où, devenu chef de la Gestapo, il organisa plusieurs rafle et actions marquantes comme l’arrestation des chefs de la résistance et le meurtre de Jean Moulin en 1943. Enfin sa fuite à partir de ‘45 et sa seconde carrière comme agent du contre-espionnage américain, son influence dans la dictature bolivienne puis le combat des époux Beate et Serge Klarsfeld qui réussissent à l’identifier et permettent sa capture.

Tout aux crayons de couleur, dans un style très réaliste croqué sur le vif ou d’après photo, le trait de Jean-Claude Bauer fascine, car il offre une proximité immédiate. Certaines planches sont retravaillées avec un filtre sépia pour symboliser les souvenirs, les autres, celles du moment présent (fin des années ‘80), sont restées aux crayons de couleur pour leur donner un côté plus vivant. 

Le livre est complété de dossiers et de textes d’auteurs invités comme la préface de Beate et Serge Klarsfeld, une postface par Jean-Olivier Viout, substitut général du procès Barbie, une interview de Pierre Truche qui était le procureur général lors du procès, un mot du dessinateur sur son expérience de 1987. Un documentaire passionnant sur cette lutte pour la justice malgré les années de cavale. 

Dans la boîte de Lénaïc Vilain, Delcourt

Le dessinateur Lénaïc Vilain s’est fait une spécialité de dessinateur infiltré dans le monde des travailleurs précaires. Il raconte son métier de gardien de nuit dans RAS, d’agent de sécurité au pied de la Tour Eiffel dans Sécurité Open your bag et aujourd’hui de préparateur de commande en entrepôt pour la multinationale Zamazon. 

Sans être un documentaire ou un livre à charge, le dessinateur raconte son quotidien sous forme d’anecdotes, aux lectrices & lecteurs de se faire un avis en lisant cette expérience. Avec humour, il décrit les processus contraignants de la boîte, les slogans de motivation façon 1984, les cadences infernales sous surveillance, les pauses et flicages de chaque instant… À la lecture de cet album, on a très vite une image du géant américain de la vente en ligne et de son peu de considération pour les travailleurs. Une expérience réalisée en pleine crise sanitaire, où les protocoles liés au Covid renforcent le côté inhumain de l’expérience. 

Comme à son habitude, Lénaïc Vilain compose son album avec un dessin nerveux et comme pris sur le vif. Il alterne saynètes décalées au travail et chroniques de son quotidien, dans une succession d’anecdotes personnelles ou professionnelles où son personnage est le fil conducteur. Tout le livre est en bichromie noir et orange, un orange pâle que les consommateurs de la marque de Jeff B. connaissent bien.  

C’est l’envers du décor qu’on découvre ici, les journées à rallonge, les absurdités des tâches découpées et déresponsabilisées.  Au fil des slogans « Work hard. Have fun. Make history » on comprend un peu mieux le système zAmazon son influence sur la précarité, les méthodes de management, sur les microtâches, sur la robotisation. Une lecture amusante au sous-texte glaçant. 

Et comme d’habitude, n’hésitez pas à conseiller vos propres lectures sur le sujet dans en commentaires.


Illustration principale © Fabien Toulmé / Delcourt

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