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Critiques
par Thomas Mourier - le 19/12/2025
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par Thomas Mourier - le 19/12/2025

« C’est cette passion du dessin qui m’a sauvé » Interview de Mansoureh Kamari pour la sortie de Ces lignes qui tracent mon corps

Surprise de la rentrée de septembre, ce premier album de Mansoureh Kamari est l’un des livres à ne pas manquer en cette fin d’année. À travers une séance de modèle vivant où la narratrice est tout à tour modèle et dessinatrice, Mansoureh Kamari convoque ses souvenirs et aborde le quotidien des femmes iraniennes.

Au fil du dessin, des corps en mouvements, on découvre les injonctions, les oppressions et les violences sur les femmes victimes d’un gouvernement autoritaire, l’un des seuls au monde à ne pas avoir signé la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes. 

Mansoureh Kamari a quitté l’Iran en 2006 et a vécu 5 ans en Malaisie avant de venir en France en 2011. Depuis elle travaille dans le cinéma d’animation et avec cette première bande dessinée, elle évoque ses souvenirs par le prisme du dessin.

Dessin anatomique ou croquis à la terrasse d’un café, dessins en mouvement pour un projet d’animation, la narratrice de Ces lignes qui tracent mon corps dessine sans cesse. Les planches de l’album alternent entre couleur au présent et nuances de gris pour les souvenirs, les jeux de regards habitent les planches et le modelé des corps donnent un rendu très vivant à cette histoire intime qui nous donne à voir certains aspects du régime iranien. 

À travers le destin de sa famille, l’autrice rappelle que dans la loi de la République islamique d’Iran, les pères sont considérés comme « propriétaires » du sang de leurs enfants et que la pression du pouvoir religieux exercé sur les femmes et les enfants est telle que le dernier rapport du Conseil des droits de l’homme des Nations Unies (ONU) de février 2024, dénonce une « discrimination structurelle et institutionnalisée à l’égard des femmes et des filles, qui est profondément enracinée et généralisée dans tous les domaines de la vie publique et privée » (source). Un rapport demandé dans le cadre de la répression du mouvement « Femme, Vie, Liberté » qui ont conduit à des « violations graves des droits humains et des crimes de droit international commis contre des femmes et des filles en République islamique d’Iran, ainsi que contre d’autres personnes défendant l’égalité et les droits de l’homme dans le cadre du mouvement “Femme, Vie, Liberté” »

Pour découvrir le travail de Mansoureh Kamari et les coulisses de ce livre, je vous propose un entretien avec elle pour parler des thématiques, mais aussi de dessin, de technique et de ses prochains projets.  

C’est un livre autobiographique, un livre de souvenirs, mais aussi un livre de réflexions, où tu prends du recul maintenant que tu vis en France depuis plus de 13 ans ? Comment tu as sélectionné les souvenirs, les thématiques ? 

Mansoureh Kamari / photo ©DR

Mansoureh Kamari : Par rapport au fil du récit, je l’ai construit pour arriver à cette fin. J’avais le début et la fin, à peu près, je savais qu’il y aurait deux parties et j’ai choisi les souvenirs au fur et à mesure. 

J’avais un scénario assez précis, même tout n’était pas écrit, et j’avais listé les souvenirs auxquels j’allais m’attaquer. C’était aussi une thérapie pour moi, j’ai réfléchi à mon problème de confiance en moi et comment il s’est construit. J’ai commencé par réfléchir à ma relation avec ma mère, à sa place de femme dans la société. Et malheureusement j’avais aussi l’histoire de mes cousines et c’est comme ça que j’ai construit le livre, petit à petit. 

Je l’ai écrit de manière très brute, j’y revenais pour les images de chaque séquence et ça m’a donné beaucoup de liberté parce que c’était un texte court et il me fallait imaginer, après, la mise en page. À chaque fois, c’était une découverte pour moi. 

Est-ce que tu as pu en discuter avec une partie de ta famille ? En préparant ou depuis que le livre est publié ? 

M. K. : Non, ils n’étaient pas au courant jusqu’à la sortie du livre, mais j’avais discuté un peu avec ma sœur à propos de mes cousines parce qu’elles étaient très proches, et moi je ne les ai pas connues. 

J’ai vu ma tante, j’ai vu la lettre que j’évoque dans l’album, mais je ne les ai pas vues directement. Ma sœur m’a raconté beaucoup de choses sur elles, ça m’a nourri, mais je n’ai pas utilisé son témoignage en tant que tel.  

Le corps nu met en lumière l’injonction à couvrir son corps en Iran, cette idée de faire le parallèle entre le modèle vivant et les flashbacks sur ce que vivent les filles, les femmes sous la loi iranienne est venue rapidement ? 

©Mansoureh Kamari / Casterman

M. K. : Oui, c’était vraiment l’idée de base du livre. En fait, j’avais cette expérience de modèle vivant en 2018, et tout est vrai, j’étais à la fois modèle et dessinatrice. Et quand je réfléchissais à cette séquence, j’étais tranquille, je pouvais replonger dans mes souvenirs. 

J’étais perdue dans mes pensées, ce qui m’a donné l’idée de mettre cette expérience face aux souvenirs qui resurgissent. Au début ça m’arrivait vraiment comme ça, je pensais à ma mère et j’avais ce son de machine à coudre qui m’a ramené vers le passé.

Le livre parle de confiance en soi, de se réapproprier son corps, sa vie à travers l’art, tu as des pages où on voit plusieurs formes artistiques, quelle importance il a dans ton parcours et comment tu prolonges ces réflexions avec ton travail ? 

M. K. : Oui, énormément, j’ai beaucoup d’intérêt pour toutes les formes artistiques et surtout le cinéma. C’est ma passion, avec la danse aussi. Je ne suis pas danseuse, mais j’ai toujours pris des cours de danse parce que c’est une manière de s’émanciper, de sentir la liberté dans son corps. La danse contemporaine surtout, c’est incroyable. 

L’art peut être un outil d’émancipation énorme et je crois que c’est cette passion du dessin qui m’a sauvé. 

Il y a une scène où les personnages perdent leurs visages, les juges de l’école d’art, c’était une manière de convoquer ce qui a pu t’éloigner de l’art, de ta pratique ? 

©Mansoureh Kamari / Casterman

M. K. : Ils incarnent la peur. Ils sont une partie de moi, toutes les figures de ce procès c’est moi qui me juge. Elles montrent mon insécurité, elles jugent ce que j’ai dit, ce que j’ai vécu. Et je trouvais fascinant que si on enlève les masques, il n’y a rien dessous ce n’est que de la peur, en plus d’être intéressant artistiquement. 

C’est intéressant de parler de cette séquence de procès parce qu’elle n’est pas venue rapidement, au début j’avais imaginé un monstre construit avec des mots « tu ne peux pas, tu ne peux pas »… mais en dessinant ça ne marchait pas. J’ai pensé aux racines de cette peur et j’ai retrouvé mes peurs enfantines, c’était la peur de la mort. Et c’est pour ça qu’il ressemble à l’ange de la mort dans les planches finales. 

Et le court-métrage que tu présentes, il a existé ? 

M. K. : Non, c’est imaginé pour l’histoire. Je crois que cette idée vient de mes cours à l’école des Gobelins où on devait présenter un projet devant tout le monde. Et je voulais montrer que mon dessin ne pouvait pas faire un mouvement simple et il tombe, c’était symbolique. 

Au cœur des thématiques, il y a aussi le regard, le regard de l’autre, celui de la répression, celui de la tradition et tu dessines énormément de gros plans sur les yeux, de cadrages qui portent ces regards, comment trouves-tu le bon regard ? 

M. K. : Je m’inspire énormément de films, si tu regardes des films expressionnistes allemands, il y a beaucoup de jeux de regards. J’adore. Mais aussi du cinéma plus classique. Et j’ai fait des séances de pose, avec des expressions, que je regarde dans le miroir. 

Mais pour qu’il porte la bonne émotion, c’est difficile ? 

©Mansoureh Kamari / Casterman

M. K. : C’est très difficile, en dessinant le storyboard, ce n’était pas assez défini et c’est quand j’ai commencé la mise en couleur que j’ai passé énormément de temps à trouver le bon rendu. Celui qui marche bien. Mais comme je suis très exigeante avec moi-même, c’était dur [rires] il fallait refaire jusqu’à ce que je sois satisfaite. 

Sur la couverture, on a aussi un regard mélancolique, associée aux cheveux que la calligraphie symbolise tout en délivrant un message terrible, d’où vient cette idée ? Tu as beaucoup cherché ? 

M. K. : Oui très mélancolique. Avec mon éditrice, Angèle Pacary, on avait envie de faire quelque chose avec la calligraphie. En Iran, on a ce type de calligraphie qui s’appelle nastaliq, très doux avec du mouvement et je me suis dit que ce serait bien de l’utiliser comme un mouvement dans les cheveux et le voile. Avec ce regard sur le passé. 

On a la signification de cette calligraphie au début du livre, mais il y a beaucoup de lettres pour former le dessin, c’était une demande ? 

M. K. : Ce sont des répétitions, c’est une des formes de cette calligraphie. L’art de la calligraphie nastaliq est souvent faite de répétitions, parfois le mot, parfois des lettres, mais toujours dans le même mouvement, dans un rythme. J’ai expliqué au calligraphe ce dont j’avais envie et il a fait cette calligraphie très, très jolie. 

Et c’était ta première idée de couverture ? 

©Mansoureh Kamari / Casterman

M. K. : Non j’avais envie au début de montrer deux aspects de mon personnage, mais c’était assez compliqué. Du coup, on a trouvé cette idée. 

Tu travailles dans l’animation aussi, ça fait longtemps que tu prépares ce livre en parallèle ? 

M. K. : Je donne des cours de création de personnages et j’ai commencé à donner des cours aux Gobelins aussi cette année. J’ai travaillé dans l’animation, mais pour des projets courts, jamais à temps plein, je regarde si les projets sont bien. Mais là j’ai consacré tout mon temps pour faire cette bande dessinée. J’ai passé 1 an et demi, 2 ans à partir du moment où l’idée est devenue très sérieuse. 

Cette histoire parle de se trouver, de comment ces traits tracent un corps, une identité, comment tu as trouvé ton style graphique ? 

M. K. : C’est vrai que j’ai hésité. Quand j’ai eu envie de faire beaucoup de séquences de modèle vivant, ça m’a donné envie de le faire de manière très artistique, mais en écrivant, j’ai  essayé de trouver un style qui serve vraiment le récit. 

Je savais qu’il y avait beaucoup d’expressions, et un style trop artistique n’allait pas marcher pour nous transmettre les émotions ni marcher avec les cadrages très serrés, les cases répétées… Et je trouvais qu’avec un style plus réaliste que j’aime bien, je pouvais pousser un peu et réussir à transmettre ça. Je crois que c’est cette idée de faire des cadrages serrés pour mettre en valeur les expressions qui m’a poussé vers ce style. 

Et pour l’animation, tu as d’autres styles ? Tu aimes varier ? 

Extrait de son compte instagram ©Mansoureh Kamari

M. K. : En cinéma d’animation, je fais plutôt du cartoon. j’ai beaucoup fait du style semi-réaliste, un peu générique, mais qui marche bien pour trouver du travail [rires] c’est très différent de ce livre où j’avais une grande liberté. 

Dans ton dessin, il  y a un modelé, un rendu, des textures…. Quels sont tes outils ? Comment tu travailles ? 

M. K. : Je fais tout à la tablette numérique, mais j’ai vraiment passé du temps à manipuler les brosses de Photoshop qui donnent un rendu traditionnel : que ce soit aquarelle, crayon ou encre. Le fait de travailler en numérique, ça m’a donné l’avantage de pousser mon dessin, de travailler plus sur les contrastes. 

C’est toujours plus agréable de dessiner à la main, on a pas la même pression, les outils ne marchent pas de la même manière ; là, il faut manipuler ces brosses numériques, tu apprends en dessinant beaucoup, beaucoup. Ce n’est pas facile en fait, quand on me demande c’est quoi tes brosses sur Photoshop, je réponds que ça dépend aussi de la pression de la main, du geste, ça ne donnera pas forcément le même effet. 

Dans ce livre, tu joues avec la couleur, qui disparaît dans les passages de souvenir sauf parfois le rouge du sang et qui revient dans les parties au présent, comment tu as travaillé cet aspect ? 

M. K. : Je voulais que les séquences en couleurs soient un peu de la couleur de la peau, et j’ai trouvé cette nuance qui est partout. 

Et pour le passé, j’avais envie de ces touches de couleur rouge pour symboliser la peur. Avec le gris qui tire vers le bleu et le rouge parce que quand on travaille en numérique le gris tire toujours vers une couleur. Si c’est brut, sans teinte, ça va bouger un petit peu. 

Et tu as fait les couleurs directement en faisant les planches ou à la fin ? 

©Mansoureh Kamari / Casterman

M. K. : Non, j’ai fait le storyboard et j’ai attaqué le dessin en couleur parce que j’avais envie d’être sûre que ça marche bien. Puis j’ai fait les planches dans l’ordre chronologique, pour la mise en couleur surtout,  pour suivre les émotions qui montent parce qu’il y a beaucoup d’expressions. Et je trouvais que c’était mieux d’avancer avec les émotions. 

Le livre se termine par ton double qui croque une famille en terrasse d’un café, tu fais souvent du carnet d’observation ? Tu fais encore du dessin anatomique ? 

M. K. : Pas autant qu’avant, mais j’aime énormément. J’en ai fait beaucoup, et un peu pendant le travail sur le livre. 

Mais malheureusement, je n’ai pas beaucoup de temps, je suis tout le temps devant mon ordinateur pour travailler et pas beaucoup au café [rires], au café j’y vais plus pour réfléchir aux séquences. C’est dommage, parce que dessiner des gens, c’est vraiment mon plaisir. 

Dernière question, est-ce que tu réfléchis déjà à un autre projet ? 

M. K. : Oui dès que j’ai terminé les planches, j’ai commencé à écrire d’autres projets dont un qui a été accepté chez Casterman et je travaille dessus. J’ai commencé à faire de la mise en scène, c’est en cours. 

Ça sera de la fiction ? 

M. K. : Oui, je passe à la fiction !

On a hâte de découvrir son prochain projet, et si vous aussi vous avez aimé Ces lignes qui tracent mon corps, n’hésitez pas à nous le dire en commentaire et à partager avec nous vos lectures marquantes du moment. 

Ces lignes qui tracent mon corps de Mansoureh Kamari, Casterman


Tous les visuels sont ©Mansoureh Kamari / Casterman

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