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Incontournables
par Thomas Mourier - le 1/12/2017
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par Thomas Mourier - le 1/12/2017

Découvrir la bande dessinée — ép.3 : Les Romans graphiques en 10 essentiels

Roman graphique, BD indépendante ou peut importe comment on les appelle, les livres produits par la nouvelle vague d’auteurs qui a émergé au début des années 90 a changé à jamais l’histoire du médium. La bande dessinée pouvait aborder tous les sujets, être aussi profonde & forte que la littérature mieux l’expérimentation graphique n’était plus… Lire la Suite →

Roman graphique, BD indépendante ou peut importe comment on les appelle, les livres produits par la nouvelle vague d’auteurs qui a émergé au début des années 90 a changé à jamais l’histoire du médium. La bande dessinée pouvait aborder tous les sujets, être aussi profonde & forte que la littérature mieux l’expérimentation graphique n’était plus réservé aux plasticiens ou aux tentatives isolées dans certains fanzines.
Dans les deux premiers dossiers, on s’est concentrés sur les albums fondateurs puis les nouveaux classiques (des séries essentiellement) mais cette fois on s’attache aux livres d’auteurs qui ont changé notre manière de lire de la BD.

📙 Place au troisième pilier de votre bibliothèque idéale Les Romans graphiques en 10 essentiels

Sommaire 📰

1. SILENCE
2. LE TRANSPERCENEIGE
3. L’ASCENSION DU HAUT MAL
4. PERSEPOLIS
5. PASCIN
6. LE CRI DU PEUPLE
7. LUPUS
8. PYONGYANG
9. LE PHOTOGRAPHE
10. L’ARABE DU FUTUR

1. SILENCE

En grand fan de Pratt, je cherchais des auteurs travaillant en noir & blanc, et un hommage à l’auteur de Corto par Comès dans un album hommage m’intrigue et me poussa à ouvrir ses livres.
Le travail de Didier Comès sur cet album marque les esprits pour son format inhabituel, presque 120 planches découpées en chapitres avec un travail particulier sur la mise en scène et le noir. Le dessin et l’ambiance louchent du côté de Pratt, dont la Ballade de la mer salée était sortie dix ans plus tôt; et pour les personnages du travail de Jacques Tardi dont Adèle Blanc-sec & Ici même avec Forest, venaient de paraître. Derrière ses maîtres, le jeune dessinateur va s’émanciper proposant une œuvre dense et puissante et remportera le prix du meilleur album à Angoulême pour ce livre alors que l’auteur est encore quasiment inconnu.
Une fiction d’après-guerre à la frontière allemande, une histoire “banale” d’abus, de vengeance et de meurtre teinté de fantastique. Nul doute que Didier Comès avait en tête le Roi des Aulnes de Michel Tournier, Prix Goncourt en 1970, qui parle d’un “ogre” Abel Tiffauges torturé et mystique qui se rallie aux Allemands en pleine Seconde Guerre mondiale. Car l’un des héros de cette histoire est aussi un gros homme qui revient d’Allemagne après la fin de la guerre, un homme violent qui va élever le jeune Silence, un attardé léger au passé mystérieux. Pensons également à Maurice Pons dont le cadre glauque et étrange de ses histoires collent parfaitement aux paysages de Silence. Autour d’eux, la nature sauvage des Ardennes, au loin une sorcière aveugle qui va initier Silence à s’écouter et se trouver dans ce village de Beausonge qui cache en réalité un mensonge originel sur notre héros.

Comès va proposer une écriture différente des bandes dessinées de l’époque, jouant avec le texte : puisque muet Silence écrit ce qu’il dit, au milieu de cases où nous lisons aussi les bulles des autres personnages. Les détails, symboles et métaphores traversent ses planches pleines de creux pour faire écho à la malédiction de son personnage principal. Le travail du pinceau s’éloigne du tracé et du cerne habituel à la bande dessinée, pour proposer des aplats de noirs et de blancs, avec un vrai travail sur la profondeur et les matières. Une technique particulière qui donne à ses planches une atmosphère onirique et vivante où le nature apparaît comme une force à ne pas négliger.

Une lecture qui n’a rien perdu encore aujourd’hui de sa puissance & de son lyrisme noir.

❤️ Mon conseil  :
Lisez La Belette pour prolonger cet univers et Dix de Der pour découvrir une autre facette de son travail.

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2. LE TRANSPERCENEIGE

Je cherchais Ulysse de Jacques Lob & Georges Pichard dans une librairie et je tombe sur un album au trait charbonneux Le Transperceneige. Je connaissais Lob avec Superdupont que je lisait dans Fluide Glacial mais là, ça me paraissait bien loin de l’humour ou de la réécriture des mythes grecs. Je le pris quand même. Un heureux hasard car c’est l’une des plus belles dystopie en bande dessinée.

Récit d’anticipation post-apocalyptique dans un désert de glace elle aussi prépubliée dans le magazine (À suivre) et vous est sûrement familière grâce à son adaptation cinéma (réussie) par Bong Joon-ho en 2013 sous le titre de Snowpiercer. Pourtant cet album n’a failli pas voir le jour après le décès d’Alexis son premier dessinateur remplacé par Jean-Marc Rochette, pour qui Jacques Lob révisa son scénario avant de disparaître à son tour. Jean-Marc Rochette continue l’aventure avec l’aide de Benjamin Legrand pour les tomes 2 et 3 puis Olivier Bocquet pour le dernier volume.

Condamnés à vivre dans un train géant lancé à grande vitesse dont le placement dans les wagons obéit à une hiérarchie sauvage, le lecteur assiste à l’épilogue d’une lutte des classes sauvage à travers la fuite en avant des plus pauvres vers la loco. Allégorie de nos existences, et si notre société était ce train lancé à toute vitesse sans espoir de retour ? Sans à son conducteur, à la merci des puissants habitant les wagons supérieurs, sans espoir de quitter le train pour plonger dans l’inconnu qu’on croit stérile après l’hiver nucléaire. Ces survivants rejouent les même drames dans leur monde miniature où la violence et l’oppression sont les leviers de ce train “aux mille et un wagons.”

Le dessin et les design de Jean-Marc Rochette mettent assez mal à l’aise, car on plonge immédiatement dans cet univers terrible. Avec son trait haché où les visages sont des masques, où les personnages hantent les cases plus qu’ils ne les habitent, le ton est donné dès les premières cases. La mise en scène et le trait coupant du dessinateur servent admirablement ce scénario crédible et angoissant.

Une dystopie effrayante conduite par plusieurs duos d’auteurs intrigants, qui va évoluer en passant d’un auteur à l’autre. Chaque scénariste apportant sa vision et variation comme autant de réalités possibles jusqu’au film de Bong Joon-ho qui en reprend la trame en la modifiant également. Œuvre à tiroir où le lecteur peut projeter ses envies et ses peurs, Le Transperceneige est une œuvre qui ne vieillit pas à l’heure où les inégalités sont de plus en fortes.

❤️ Mon conseil  :
Ne passez pas à côté d’Ailefroide : altitude 3954 de Jean-Marc Rochette & Olivier Bocquet. Rien à voir avec Le Transperceneige si ce n’est que ce sont les même auteurs mais cet album est sublime.

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3. L’ASCENSION DU HAUT MAL

C’est cette couverture jaune qui a attiré mon regard, je suis tombé sur le tome 2 où le noir avait déjà grignoté le terrain pour découvrir l’une des autobiographies les plus fortes et un récit d’apprentissage du dessin unique.

Chef-d’œuvre de David B. cette série est axée sur l’histoire de son frère épileptique et sa lente descente aux enfers. Elle offre en parallèle deux points de vue, celui du jeune David ballotté par ses parents en quête d’une formule miracle pour guérir ce grand frère, de la médecine classique aux médecines parallèles, du corps médical expéditif aux charlatans. Et celui de la maladie noire, de ce haut mal envahissant qui va modeler leur vie à tous. Récit poignant sur la famille et l’empathie, sur les différentes réactions face à cet enfant différent, cette autobiographie est entrecoupée des rêves et désirs de l’auteur qui s’approprie le dessin comme parole.

On comprend son goût pour la miniature et la mythologie qui ont forgé son style si particulier. Dans les livres qui suivront, le dessinateur ira plus loin dans la mise en page et la construction très travaillée de ses planches à la manière de tapis persans ou de figures noires grecques. Trait minutieux, chargé de symboles et de sens cachés, David B. ne dessine pas ce qu’il voit mais ce qu’il ressent. L’Ascension du haut mal est le livre de formation qui va lui permettre de se construire, de s’extraire de son double et de découvrir la puissance de la littérature et du dessin.

Le dessinateur qui a remis au goût du jour le récit de rêve et la réécriture des mythes (ses œuvres semblent toutes faire partie d’une même histoire perdue dans à la manière d’un fragment des Mille et Une Nuits fantasmé) On ne peut que vous conseiller la plupart de ses albums, qui ne ressemblent à aucun autre en bande dessinée, mais qui ont élu comme phares Marcel Schowb, J.L. Borges et Antoine Galland pour ne citer qu’eux. Les livres et l’écrit en général sont des sujets récurrents dans ses livres et un mot peut cacher bien des choses. Pour creuser ce thème, lisez Les Incidents de la nuit et Babel pour prolonger cette lecture.
On est happé dans cet univers intimiste & familier où les ombres rôdent. Les couvertures des différents volumes matérialisent bien cette expansion du mal, quand les démons intérieurs recouvrent un peu plus le dessin à chaque épisode jusqu’au noir total (c’est le seul regret de l’intégrale, ne plus avoir ce crescendo réussi.) Touchante, effrayante parfois, cette œuvre tient à la fois du rêve & du cauchemar.  Un des plus beaux livre autobiographiques.

❤️ Lisez Les Incidents de la nuit, Le Tengû carré, Le Jardin armé et autres histoires pour découvrir son univers et Babel qui prolonge d’une certaine manière la série.

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4. PERSEPOLIS

Je ne sais plus comment je suis tombé sur le premier tome de Persepolis, mais je me souviens très bien avoir pris le bus pour aller voir dans toutes les librairies de la ville d’à côté, pour avoir le tome 2, car dans la minuscule librairie de la ville ils ne l’avaient pas et impossible d’attendre.
Œuvre à la fois chargée et dense, elle n’en est pas moins décalée et légère, une double ascendance qui lui confère un caractère universelle. Une série touchante qui touche aussi bien les amateurs chevronnés que les nouveaux lecteurs de bande dessinée. Encouragée par David B., Marjane Satrapi va construire une autobiographie en bande dessinée qui évoque son enfance en Iran pendant la Révolution Islamique et la dictature. Puis son arrivée en Europe avec une adolescence période punk avant un retour en Iran puis son installation définitive en France. Un roman initiatique sur plusieurs années avec un regard aiguisé sur le monde et un humour féroce qui se superposent dans ces pages pleines d’émotions.

Organisée autour de souvenirs thématiques, cette série aborde l’histoire compliquée de l’Iran à travers les yeux d’une petite fille. Un questionnement incessant sur la fin de l’innocence, le passage à l’âge adulte accéléré par la brutalité et la fragilité du monde qui nous entoure. Politique, religion, traditions, culture populaire,… tout est passé au crible et remis en question dans cette société qui fait table rase de son présent. La violence ressentie et retranscrite par le personnage de Marjane enfant, elle nous fait ressentir le cauchemar progressif de cette dictature qui s’installe autour de son quotidien et celui de sa famille. Un récit dur, heureusement contrasté par l’innocence poétique et l’humour corrosif de la jeune fille.
Symbolique, iconique, proche des miniatures persanes dans la composition de ses planches, le trait de Marjane Satrapi innove en proposant ces personnages en blanc sur noir ou en noir sur blanc qui semblent découpés et collés sur le papier. Un style qui sera mainte fois copié, mais qui ouvre au moment de sa parution tout un nouveau champ d’exploration graphique. Répétitions de motifs, variation de structure des cases, absence de décors récurrents ou scènes foisonnants de détails, superpositions et collages, irruption du rêve et de l’imaginaire dans la représentation du réel sans marqueur de distance,… Les pages de ses livres fascinent par leur apparente simplicité et fourmillent de trésors. Pas étonnant que ce langage si riche sous un vernis de simplicité ait traversé autant de barrières culturelles et linguistiques pour devenir l’un des albums contemporains les plus lus et célébrés en France et à l’international.

En 2007, elle réalise avec Vincent Paronnaud, une adaptation en long-métrage animé de sa série. Très réussie, très graphique et punchy, cette adaptation reçu plusieurs prix et fort de cette vague de récompense le duo adapta Poulet aux prunes en prise de vue réelle en 2011. Puis elle continue avec le très décalé La Bande des Jotas en 2013 et The Voices en 2014 qui est un bijou de comédie noire avec un très beau casting.
Elle prépare pour cette année un film sur Marie Curie, Radioactive, adapté de la bande dessinée de Lauren Redniss Marie & Pierre Curie: A Tale of Love and Fallout et je vous avoue que je suis très impatient.

Vous pouvez lire la chronique complète ici

❤️ Mon conseil  :
Lisez Broderie pour continuer d’explorer l’univers puis Poulet aux prunes. Et foncez sur le film qui est une belle réussite.

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5. PASCIN

Ce sont vraiment les aquarelles de La Java bleue qui l’on poussé vers cette série. Déjà lecteur du Chat du Rabbin et de ses premiers Carnets, j’ai plongé et récupéré toute la série que que relis souvent.
Titre moins connu parmi la production gargantuesque de Joann Sfar, ce feuilleton décadent et passionnant sur le peintre Julius Mordecai Pincas a.k.a. Pascin réuni forme un tableau détonnant. Biographie fictive, inspirée et réarrangée pour explorer les thématiques de prédilection du dessinateur à travers ce personnage canaille qui vit l’époque grandiose et décadente de la Bohème du Paris des années 1920.
Nous sommes à Montparnasse, Chagall & Soutine sont des habitués des tripots, on y croise des bandits, des poètes, des prostitués et il ne manque qu’Ernest Hemingway, que le peintre aurait vraiment croisé. Construit comme des épisodes d’un feuilleton, cette intégrale regroupe les mésaventures du peintre maudit qui passe plus de temps à boire et flirter que peindre.

Un trait rapide, jeté et sans croquis au préalable qui permettent une spontanéité rarement vue en bande dessinée. On sent que chaque dessin est choisi, que l’erreur conduit à le jeter pour en faire un autre qui garderait le naturel du premier geste. Dans La Java bleue, les aquarelles et les gouaches de cet album en couleurs directes sont sublimes de mouvement et de lumières. Elles datent de l’époque où le dessinateur avoue sa nouvelle passion pour cette technique dans ses Carnets, et on voit tout l’amour qu’il porte à ce livre (et son usage intensif par la suite dans Klezmer et d’autres séries). Plus déjanté que la série en noir & blanc, ce dernier volume est une vraie récréation, qui à elle seule mérite le détour.
Dans toutes ses planches, le dessinateur mêle fiction, mythes, philosophie et autobiographie ; un cocktail personnel associé à une rapidité d’exécution graphique qui lui a permis de publier plusieurs albums incroyables et de sombres ratages. Probablement l’auteur de BD le plus médiatisé en France, il divise la critique et les lecteurs à chaque nouvelle sortie entre ceux qui crient au génie et ceux qui dénoncent l’escroc. Malgré ça, on ne peut nier que certains de ces projets dont celui-ci sont des pépites, à la fois réussites sur le plan de l’histoire que de leurs innovations et approches graphiques.

❤️ Mon conseil  :
Lisez aussi ses séries Le Chat du Rabbin, Klezmer et Socrate le demi-chien

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6. LE CRI DU PEUPLE

Tardi c’était d’abord le dessinateur d’Ici Même, en grand fan de Forest, je n’avais que ça puis je découvre La Débauche lors d’une dédicace avec Daniel Pennac et j’enchaîne avec Adèle Blanc-Sec qui n’attendait que moi, avant la sortie du Cri du peuple, l’œuvre que je trouve la plus marquante.
Avec une bibliographie d’une cinquantaine de titres, de livres illustrés, de CD illustrés de sa compagne la chanteuse Dominique Grange et autres beaux livres, vous avez déjà croisé l’un de ses albums en librairie. Vous le connaissez peut-être pour son travail monumental sur la Première Guerre mondiale ?
À la fois fiction & essais, plusieurs de ses livres se penchent sur les tranchées, les poilus et la drôle de guerre avec une approche scientifique & historique. Parfois à partir de travaux d’historiens ou plus récemment à partir des carnets de son père, ses albums s’attachent avant tout à l’être humain, aux individus.

Peu d’auteurs, comme Jacques Tardi, ont proposé un engagement politique aussi fort, sans parasiter le récit ni en faire des tracts. En choisissant de ne pas faire de biographies ni de récits historiques qui vont dans le sens de la Chronologie Officielle, l’auteur s’attache à raconter les vies des oubliés de l’Histoire. Il donne la parole à ceux qui ne la possèdent pas, au sens propre comme au figuré, dans des bandes dessinées destinées au grand public.
Revenons au Cri du peuple. Cette série courte revient sur l’un des moments clefs des luttes sociales en France : la Commune de Paris. Une période insurrectionnelle où les parisiens s’organisent pour lutter contre le gouvernement monarchiste, une tentative d’émancipation qui durera deux mois et sera écrasée par la force, des milliers de morts en quelques jours et une répression tenace. Jean Vautrin mélange fiction et personnages historiques pour raconter ce moment clef. L’histoire est écrite par les vainqueurs, c’est un paradigme accepté aujourd’hui mais ce point de vue récent n’a pas permis de rétablir certains faits dans les manuels scolaires et les livres d’histoire. En adaptant ce roman, Jacques Tardi se lance dans une fresque de ses jours noirs, tendus vers la liberté & la peur, la violence & l’espoir.

Son trait est reconnaissable entre tous, mélange subtil d’un style gros nez franco-belge & d’un travail du noir, d’ombres et de mouvements hérités de la ligne réaliste américaine. Les paysages  fouillés contrastent avec la simplicité des personnages. Grand dessinateur de la Ville, il ne cherche pas le réalisme derrière la précision et l’accumulation de détails mais la crédibilité, sa technique proche du croquis lui permet de créer des ambiances plus que des décors. Un dessin qui séduit immédiatement par sa lisibilité et dévoile ses secrets à force de relectures.

Si Adèle Blanc-sec, sa série la plus connue, ou encore ses adaptations des romans de Jean-Patrick Manchette ont popularisé son style et son œuvre auprès du grand public. Moins connu, Le Cri du peuple est une de ses plus belles réussites que vous devez lire.

❤️ Mon conseil  :
Lisez Putain de guerre et Moi, René Tardi, prisonnier de guerre au Stalag II-B pour prolonger la veine historique de Tardi.

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7. LUPUS

Une amie m’avait prêté Pilules Bleues sans me dire de quoi il s’agissait et cette lecture résonna longtemps après le livre fini.
Un amour de jeunesse perdu et retrouvé des années après, un début d’histoire des plus banals si ce n’est que sa compagne lui annonce qu’elle est séropositive. La beauté de cet album est à la fois dans la cascade de sentiments qui passent par le dessin et les réflexions de l’auteur sur l’amour, le choix et la paternité, le regard de l’autre et la peur. Mais aussi par les réflexions, pensées, réactions du narrateur qui se questionne et essaie de prendre les bonnes décisions, de communiquer. Le dessinateur arrive à nous faire sentir la fragilité de l’instant, la portée que peut avoir un seul mot ou un silence dans une conversation, la force d’un geste qu’on croit anodin comme une caresse ou un regard. On croise des scènes de rêve, des motifs géométriques, des animaux et des plantes au milieu de ce récit réaliste. Sans tirer vers le fantastique ou la science-fiction, ce que l’auteur fera dans les albums suivants, ces irruptions offrent une respiration, un peu d’humour et une évasion visuelle dans cette histoire compliquée et au sujet difficile.
Malgré les scènes fortes et pleines d’émotions qui nous prennent à la gorge, c’est un livre à mettre entre toutes les mains, un album rare qui parle de sentiments, de ce que peut être l’Amour et de quoi est fait un être humain. Une belle leçon de vie, de dessin qui ne s’épuise pas après de nombreuses lectures.
Livre improvisé et hésitant, touchant et atypique, ce sera avec Lupus qu’il renouvellera ces thématiques dans un cadre de science-fiction au long court, un space opéra intimiste. Si on a bien les vaisseaux, les créatures et les robots : on a surtout un récit sur l’amitié et l’amour, sur la filiation et la paternité, sur le passage à l’âge adulte et les liens avec l’enfance. C’est une série sur le rapport au temps, sur la fuite des possibles et les désillusions de la jeunesse (ce qui est assez comique dans un album de science-fiction où les frontières du possible sont considérablement repoussées par rapport aux nôtres). Fuite en avant, fuite amoureuse, Lupus se débat dans l’infini de l’espace et des possibilités. Ses rencontres, ses réflexions sont au cœur de cette saga spatiale.
Le trait noir charbon et tout en courbe de Frederik Peeters ne ressemble à aucun autre, dès les premières planches, ce mélange de réalisme et de caricature, de précision et de déformation évoque le carnet de voyage, carnet de bord où l’auteur de laisserait aller dans les marges. Son attention particulière aux mouvements et à la représentation des corps extrêmement convaincants en fond un roman graphique qui prend des allures de carnet de croquis pris sur le vif distillé dans ce décor de SF. Et si les planches présentent des scènes quotidiennes très contemplatives, le dessinateur leur juxtapose systématiquement des explosions cosmiques : créatures et décors très graphiques aux spirales et volutes infinies.
Si vous aimez la science-fiction intimiste et délicieusement tordue de Frederik Peeters lisez aussi la série plus violente, noire et barrée Aâma ou le placide et fantastique Château de sable écrit avec Pierre-Oscar Lévy.

❤️ Mon conseil  :
Lisez Pilules Bleues pour la beauté et la sincérité de la relation amoureuse puis Pachyderme et Aâma pour prolonger la SF onirique.

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8. PYONGYANG

J’en parlerais un jour mais il faut savoir que je lis tout ce que je trouve sur la Corée du Nord, il y en a qui collectionnent les timbres moi c’est les histoires de la famille Kim. Du coup à la sortie de Pyongyang j’étais au rendez-vous et je ne fus pas déçu.
Depuis plusieurs ouvrages Guy Delisle s’est fait une spécialité de raconter les dictatures et les pays en guerre à travers des chroniques toutes personnelles, des déambulations éclairées dans ces pays inaccessibles au plus grand nombre. Et cette vocation débute avec Shenzen et surtout Pyongyang, deux villes en pays fermés qui accueillent une grande partie des studios d’animation. Vous ne le savez peut-être pas, mais une grande partie des dessins animés de TF1 ou France TV sont produits en République populaire de Chine et en Corée du Nord. La Corée du Nord abrite également les studios qui animent les Simpsons pour vous donner une idée de la puissance de cette industrie dans le pays le plus fermé au monde.

L’auteur, animateur et directeur d’animation est envoyé dans ces contrées hostiles pour partager son savoir et œuvrer à plusieurs productions mais devant le monde étrange qui l’entoure il commence à raconter son quotidien dans des carnets : une série de saynètes qui vont façonner son style et ses livres à venir. En 2003, il existe très peu d’ouvrages sur ce pays cloisonné et son expérience donne un charme nouveau (bien qu’ inquiétant) aux carnets de voyage. Accompagnant sa femme qui travaille dans le secteur humanitaire il se rendra par la suite dans de nouvelles dictatures et pays autoritaires en Birmanie et en Israël. Ce sera avec Chroniques de Jérusalem et son regard sur le conflit israélo-palestinien qu’il obtiendra le Fauve d’or : prix du meilleur album du festival d’Angoulême.
Son dessin garde beaucoup de points communs avec le dessin d’animation, les personnages sont très simples, mais le dessinateur accorde une grande importance au mouvement, aux expressions et aux décors. Les quelques traits qui esquissent les personnages arrivent à nous transmettre l’émotion et les réflexions du personnage, et donnent un côté très vivant à ce carnet aux pages très épurées. Le style de Guy Delisle souligne l’humour de cet étrange quotidien à travers ses juxtapositions, réflexions et mises en scènes décalées.

Après Chroniques de Jérusalem, il publie S’enfuir, récit d’un otage, un récit adapté du témoignage d’un journaliste retenu en otage dans le Caucase. Son trait se fait plus épais, plus détaillé pour exprimer la pesanteur de l’incertitude et de l’attente. Comme dans Le Joueur d’échecs de Stefan Zweig, Christophe essaie d’occuper son esprit pour combler l’attente, ne pas penser à sa famille ou à sa mort. Un huit-clos très dense qui tranche avec le reste de sa production.

Les autres livres du dessinateur sont tous fascinants et réussis, mais Pyongyang possède quelque chose de plus. Est-ce dû à son sujet, à ce pays énigmatique et improbable ? Ou au côté naïf et encore innocent du narrateur, qui deviendra aguerri et plus informé dans les livres suivants… Ce qui est sûr, c’est que vous devriez lire ce livre.

❤️ Mon conseil  :
Lisez aussi Shenzen qui est en miroir de Pyongyang puis S’enfuir, récit d’un otage.

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9. LE PHOTOGRAPHE

C’est le livre que j’ai le plus offert (et durant longtemps, de la parution du premier à l’intégrale des années plus tard…) probablement un des récits les plus forts de la bande dessinée par la justesse de son propos et de son dessin, son humanité et sa proximité avec le lecteur.
Non seulement Emmanuel Guibert arrive à rendre visuel les souvenirs d’un autre sans les réinventer (idée qu’il poursuivra dans les différents livres de souvenirs de son ami Alan Cope), mais il utilise également les photos et les rushes du journaliste dont c’est l’histoire. Pour certaines personnes le danger fait partie du quotidien : Didier Lefèvre rejoint Médecins sans frontières en Afghanistan en pleine guerre froide, et le voyage pour se rendre sur place est déjà une aventure périlleuse. Cette histoire raconte comment il arrive à passer côté Soviétique malgré les avertissements et comment il se fait menacer, suivre, kidnapper,…
Didier Lefèvre rejoint une mission de Médecins sans frontières en Afghanistan, alors en guerre contre l’Union soviétique, pour acheminer une aide médicale à travers les montagnes. Cette histoire montre la détermination d’un homme, et de ses amis, déterminés à aider leur prochain malgré les difficultés.

Anecdotes, récits de vie, situations sur le vif,… à travers le voyage de ce photographe ont découvre une région du monde et des habitants qui vivent loin de tout. Parfois drôles, souvent tragiques, ces situations dépeignent un quotidien qui nous est inaccessible habituellement, mais que la bande dessinée arrive à nous faire comprendre en quelques cases.
Un regard sur le monde qui utilise le médium BD dans ce qu’il a de meilleur. Les dessins, très stylisés et maîtrisés proposent une forme d’immersion poussée, complétée par les photographies qui font de l’ouvrage un mix entre le carnet de voyage et le récit. La bande dessinée vue comme un documentaire avec un travail graphique et poétique qui viennent soutenir l’ensemble. Le dépaysement est total dans ce triptyque bluffant. Le trait, ou plutôt les traits, d’Emmanuel Guibert me fascinent par leurs mystères et leurs simplicités. J’ai commencé Le Photographe et La Guerre d’Alan à peu près en même temps, et en plus des sujets fascinants de ces livres qui s’attachent à des histoires vraies, à des moments historiques, il y avait ce dessin étonnant, à la fois fantomatique et obsédant. Certains moments, les hommes n’étaient que des ombres dans des étendues vides que l’on sentait grouillantes de monde. Alors que d’autres silhouettes semblent sortir d’un documentaire sans que cela pose problème.
Au fil des livres, j’ai découvert un conteur précieux ainsi qu’un dessinateur fabuleux qui explore de nouvelles techniques à chaque album, qui se renouvelle beaucoup : il n’y a qu’à jeter un œil sur ses carnets de voyage fascinants.

Difficile de ne pas vous conseiller toute l’œuvre de Guibert, du cycle d’Alan –peu importe l’ordre où on les découvre– en passant par Le Photographe, Les Olives noires, Le Capitaine écarlate, La Fille du professeur,… mais aussi ses albums pour la jeunesse comme les séries Sardine de l’espace et Ariol. Que ce soit destiné aux adultes ou aux enfants, ce sont les relations humaines, les sentiments et l’attention aux détails qui sont au centre de son œuvre. Ce sont des albums qui nous invitent à nous questionner, à réfléchir à ce qui est important, tout en prenant beaucoup de plaisir à lire ces fictions, souvenirs & anecdotes.

❤️ Mon conseil :
Lisez tous les livres d’Emmanuel Guibert. Absolument tous.

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10. L’ARABE DU FUTUR

J’avais acheté Manuel du puceau et Ma circoncision à leur sortie et je trouvais son approche, son humour et son style déjà très fort déjà puis je ne le quitte plus : après Les Pauvres Aventures de Jérémie, il enchaîne les coup de génie avec La Vie secrète des jeunes et Pascal Brutal
Avec Pascal Brutal (également Fauve d’Or du Festival d’Angoulême) et Les Pauvres Aventures de Jérémie il crée des autobiographies imaginaires de loosers où se confondent parfois le réel et la fiction. Pascal Brutal va plus loin en brisant astucieusement le 4e mur et le personnage s’épaissit d’une nouvelle dimension rapprochant encore plus la fiction et la réalité. Mais aussi, il écrit des autobiographies de personnes réelles. Durant neuf ans, il a dessiné dans Charlie Hebdo, La Vie secrète des jeunes : une chronique décapante du quotidien à partir de scènes vues dans la rue. Dans Les Cahiers d’Esther il met en scène le quotidien d’une ado dont il dessine une série d’anecdotes par année, réalisant ainsi un portrait de la jeunesse contemporaine à travers ses obsessions, ses réflexions, ses rêves, ses tics…
Autre facette du travail de Riad Sattouf, sa casquette de réalisateur : Les beaux gosses (qui rafle 4 prix dont un César) & Jacky au royaume des filles. Deux très belles réalisations, qui confirment son talent pour évoquer des sujets profond à travers le rire sans être dans la caricature ou la parodie.
Mais ce sera dans l’autofiction qu’il trouvera sa voix la plus forte, Ma circoncision, Manuel du puceau et L’Arabe du Futur : série qui remporte le Fauve d’Or du Festival d’Angoulême au premier volume et reste épinglé depuis quatre volumes au top des ventes tous genres confondus en France.
La grande force de ces albums est la complicité qu’il installe avec son lecteur. L’autobiographie est racontée par le jeune Riad — né d’un père syrien et d’une mère bretonne, qui a ensuite habité entre Paris, la Syrie, la Libye et la Bretagne — et qui s’adresse directement au lecteur avec une franchise et un humour aussi désarmants qu’attachant. Le magnifique portrait de son père est méticuleux, raconté dans toutes ses contradictions, faisant ressortir cet étrange professeur obsédé par le panarabisme. Un chef de famille sans cesse en train de faire les mauvais choix pour ses proches dans sa démarche conformiste de retour au pays, avec toute la dose de grotesque et d’amour qu’il y a dans toute histoire de famille. Avec ce livre, il n’éclaire pas seulement l’histoire personnelle de son enfance ; il garde une lucidité impitoyable, qui lui permet de sortir de ce regard particulier pour lui donner un aspect universel. Une porte d’entrée pour faire la lumière sur un contexte plus large, historique et culturel, qui est tant d’actualité en cette période

Le dessin, le traitement des couleurs nous emmène immédiatement dans son univers, et désamorce les situations terribles que nous sommes en train de lire. Son pas de côté graphique plein de digressions & de paratexte (didascalies, onomatopées, apartés au lecteur,…) lui permet d’aborder des sujets très forts avec beaucoup d’empathie ou de distance, en gardant le lecteur qui s’identifie à son héros. Un trait toujours à la limite du grotesque et de l’exagération, un jeu de couleurs symbolique qui lui permettent de dire beaucoup avec un trait épuré au maximum. Un idéal de lisibilité qui fonctionne vu le succès du titre qui dépasse le cadre des lecteurs habitués à lire de la bande dessinée.
Riad Sattouf est l’un des rares auteurs à avoir saisi quelque chose de notre époque avec autant de justesse et avec un trait qui porte son travail au delà du lectorat habituel du genre. Ses albums offrent une belle réflexion sur notre société tout en distillant leur humour pince-sans-rire unique.

❤️ Mon conseil  :
Lisez tous ses albums et regardez ses films aussi, les Beaux gosses et Jacky au royaume des filles.

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Illustration Principale : © Jacques Tardi / Casterman

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