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par Sullivan - le 16/10/2013
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par Sullivan - le 16/10/2013

Portrait de Légende #1 : Hugo Pratt

Il nous fallait bien commencer quelque part. Quel auteur plus qu’un autre méritait d’être le premier à avoir le droit à son Portrait de Légende ? Ce ne sont pas les auteurs qui manquaient pourtant, ce qui ne nous a aucunement aidé à faire notre choix, mais pourquoi parler de Will Eisner ou Akira Toriyama plutôt que de Hergé ou Katsuhiro Otomo ? Faire un choix logique semblait impossible, et Jack Kirby, Osamu Tezuka, même l’adorable René Goscinny, vinrent nous hanter en rêve, argumentant chacun pour leur cause.

Si bien que nous avons fait voler toute considération qui visait à mesurer les mérites d’un artiste par rapport à un autre, et nous avons été portés par le choix qui naturellement s’imposait. Nous ne sommes finalement que des incurables romantiques pour qui la Bande-Dessinée est surtout un vaisseau que l’on emprunte pour voyager tout en restant sagement calé dans notre fauteuil (ou aux toilettes). Alors qui de mieux pour représenter cet état de vagabond de l’imagination que celui qui a fait de sa vie une ode à la découverte du monde : Hugo Pratt.

Chapitre 1 - Un baroudeur depuis toujours

Parler de la jeunesse d’Hugo Pratt n’est pas chose aisée puisqu’à la manière du Joker, en bien moins malfaisant tout de même, il n’a cessé de raconter ses premières années sur un mode différent. Changeant des éléments ça et là au gré de son imagination, il fait de son enfance une histoire mystérieuse comme une énigme qu’il faut déchiffrer. Ce goût pour le mystère restera toujours ancré en lui, et le poussera même à devenir franc-maçon et à aller assez loin dans la hiérarchie de l’Ordre.

Ce que l’on sait tout de même, c’est qu’il nait à Rimini en 1927, ville balnéaire qui se situe non loin de Venise et qui, déjà, est ouverte sur le monde comme un appel au voyage. Sa famille elle aussi est un exemple parfait de cosmopolisme, sa mère descend de Juifs espagnols qui se sont convertis au catholicisme avant de devenir des banquiers de l’Église à Avignon, son père ayant quant à lui des origines venant de Turquie, de Venise et d’Angleterre. Une bonne partie du monde réunie en une personne.



À 10 ans, sa famille suit son militaire de père en Éthiopie, alors colonie italienne depuis que Benito Mussolini l’a envahi. La Seconde Guerre Mondiale éclate, et son père, un fasciste convaincu, force son fils alors âgé de 13 ans à s’engager dans la police coloniale pour réprimer les velléités indépendantistes des autochtones. Cet épisode sombre de sa vie marquera profondément le jeune Hugo Pratt, car s’il en parle peu, on peut tout de même imaginer combien cet homme qui a la liberté et l’humanisme chevillés au corps fût traumatisé par des exactions qui ne lui correspondait que très peu.

En 1941, avec le retour de l’empereur Hailé Sélassié (le fondateur de la religion rastafari) en son pays qui a été repris par les Britanniques, son père est mis en prison. Il mourra en prison et le jeune Hugo est alors livré à lui-même dans le camp de prisonnier où il va découvrir pour la première fois la bande-dessinée. En effet, les soldats présents lui offre des comics, dont ceux de Milton Caniff, un précurseur avec sa série de Terry et les Pirates. Son style marque à jamais Hugo Pratt et il se met alors à dessiner pour l’imiter.

Il croit son calvaire fini quand il est rapatrié en Italie, mais les SS qui contrôlent alors le pays le prennent pour un espion sud-africain (allez savoir pourquoi) et l’enrôlent de force dans la police maritime. Il ne lui faudra que deux petites semaines pour s’échapper et passer dans le camp allié où il deviendra interprète jusqu’à la fin de la guerre. Sa vie d’aventures pourrait alors prendre fin, mais le jeune homme a la bougeotte. Il va rencontrer deux Italiens qui viennent de fonder une société d’édition et qui remarquent les dessins du jeune homme qui s’inspirent des comics. L’un d’eux, Mario Faustinelli, lui propose d’illustrer ses scénarios de super-héros comme l’As de Pique. Durant ce même temps, la soif de voyage d’Hugo Pratt le pousse à se rendre régulièrement en Amérique du Sud ou à faire le tour de l’Europe.

Chapitre 2 - Bienvenue dans le métier

Durant l’un de ses séjours en Argentine, le travail de Faustinelli et Pratt est remarqué par un éditeur qui décide de faire paraître l’As de Pique dans sa revue. Devant le succès rencontré par cette bande-dessinée, il propose au jeune dessinateur de rester à Buenos Aires pour travailler pour lui. Il accepte et deux ans plus tard, en 1951, il rencontre Hector Oesterheld. Ce géologue de formation fut l’un des précurseurs de la BD argentine et un activiste convaincu (il fera une biographie illustrée du Che Guevara malgré la censure). Partageant le goût de Pratt pour l’humanisme, il s’opposera plus tard au dictateur Isabel Peron dans un premier temps, puis à la junte militaire. Ce qui coûtera la vie à ses quatre filles, toutes assassinées, et probablement à la sienne puisqu’il disparut dans un centre de détention.

Cet homme au destin incroyable fut déterminant dans l’histoire d’Hugo Pratt puisqu’il partagera avec lui ses idéaux de gauche et qu'il donnera un sens à la conscience politique qui agitait le jeune homme depuis la fin de la guerre. Mais toujours animé par la bougeotte de ses jeunes années, il va aller faire un petit séjour à Londres avant de devenir professeur de dessin. Dans un même temps, il se lance sérieusement dans l’écriture et créé ses premières BD où il fait tout. Il retourne à Buenos Aires mais l’arrivée au pouvoir de Peron le pousse à retourner en Italie. Il ne le sait pas encore, mais c’est la dernière fois qu’il verra Oesterheld.



De retour à Venise, il enchaîne les contrats de dessinateur pour différentes revues. Tout en continuant à voyager, au Brésil, en Éthiopie ou en Laponie. C’est en 1967 que va intervenir un événement déterminant dans sa vie. Il rencontre Florenzo Ivaldi, qui cherche une histoire à publier pour compléter sa nouvelle revue Sergent Kirk. Convaincu par Hugo Pratt, il accepte de publier l’une des premières histoires du jeune artiste, La Ballade de la Mer Salée. L’histoire est alors en marche puisqu’il s’agit de la première fois que Corto Maltese fait son apparition, il n’est alors qu’un personnage secondaire.

Chapitre 3 - Découvrir le monde

On y découvre les prémisses de son style graphique si particulier. Tout d’abord influencé par les dessinateurs américains, il joue du contraste entre le noir et blanc, laissant s’exprimer la page dans ce qu’elle avait à dire et qui n’était pas représenté. Il est alors adepte du fourmillement de détails, mais la découverte du travail d’Hergé sera déterminante dans son approche du dessin. On le voit dans La Ballade de la Mer Salée, où il commence alors à se diriger vers l’épure, pour progressivement se diriger vers un style très calligraphique, où l’émotion est primordiale sur la représentation. Sans aller vers la ligne claire, il métisse les styles qu’il a rencontré tout autour du monde et créé une approche graphique inédite, une poésie en image où l’aquarelle offre une vibration unique au récit.

Milo Manara, l’un de ces successeurs stylistiques, même s’il s’en détournera par la suite, affirme que l’on trouve tout dans le dessin d’Hugo Pratt. Le créateur de Corto Maltese était devenu obsédé par le désir d’offrir une synthèse graphique, en montrer le plus possible avec une économie de traits poussée à l’extrême. En terme de mise en page, l’influence de Milton Caniff ainsi que des auteurs de strips argentins le pousse à s’orienter vers la bande horizontale. Pour lui, le strip était l’expression parfaite de l’art séquentiel, ce qui se faisait de mieux en terme de narration. Quand il brise cette hierarchie de cases, c’est pour insuffler une émotion forte, il faut toujours que cela fasse sens. En cela, Hugo Pratt était un artiste au sens le plus strict du terme, il réflechissait non seulement à son histoire, mais aussi et surtout à son Art, obsédé par le sens du détail. Quand l’on met en relation ce perfectionnisme et sa production assez conséquente finalement, on se rend compte qu’il passait une large partie de son temps sur sa table à dessin.

Convaincu par cette première BD, Ivaldi va demander à l’artiste de nouvelles histoires. C’est ainsi que débarqueront Luck Star O’Hara, mais surtout Les Scorpions du Désert, seconde série la plus connue de Pratt après Corto Maltese. Elle raconte les aventures d’un corps de l’armée britannique qui effectuait des missions de reconnaissance en Afrique et dont le personnage principal est inspiré par un Lieutenant qu’a vraiment connu l’auteur en Éthiopie.



Lors d’un Festival de la Bande Dessinée de Lucques, il va rencontrer Georges Rieu, rédacteur en chef de Pif Gadget. En plus d’être un éditeur de BD, il partage avec Pratt les mêmes idées socialistes. Les deux hommes s’entendent à merveille et l’artiste décide de s’installer à Paris pour être publié dans le journal de son nouvel ami. C’est alors qu’il va prendre une décision importantissime pour le reste de sa carrière. Il se rend compte que le personnage de Corto Maltese est celui qui lui correspond le plus, avec qui il partage le même goût pour les voyages et l’aventure ainsi que la même vision du monde. Il va alors en faire le personnage principal de ses prochaines œuvres.

Ainsi, il va publier à partir de 1973 dans Pif Gadget son prochain ouvrage, Le Secret de Tristan Bantam. Cependant, alors que vingt-deux épisodes se succéderont, les lecteurs resteront réticents à ce nouveau personnage. Le style graphique trop éloigné des normes de l’époque, et cet anti-héros romantique pas vraiment dans l’air du temps, font qu’Hugo Pratt ne trouve pas immédiatement son public. Trop novateur pour son époque sans doute. De là à dire que c’est la marque des génies…

Chapitre 4 - Aller toujours plus loin

Échaudé par ce semi-échec, et goûtant peu à la vie de sédentaire, l’auteur italien repart une nouvelle fois en Éthiopie. Pendant qu’il se délecte des paysages africains, La Ballade de la Mer Salée va faire son bonhomme de chemin en France, d’abord dans France-Soir qui publie une page par jour, puis grâce à Louis-Robert Casterman qui va lui offrir pour la première fois une édition en album. Quand il rentre d’Abyssinie, Hugo Pratt est désormais très connu des amateurs de BD. C’est alors que toute l’Europe va s’arracher ses œuvres et lui en réclamer d’autres.



Il va alors être sollicité de toute part, et va entreprendre d’alligner les petits bijoux en commençant par Corto Maltese en Sibérie, puis Fable de Venise et La Maison Dorée de Samarkand. Le célèbre magazine Pilote aussi lui commande une œuvre qu’ils publieront à partir de 1977, il s’agira de La Macumba du Gringo. Il va enchainer nombre de collaborations avec différents périodiques, il va même offrir des origines à son personnage fétiche dans La Jeunesse de Corto qui paraîtra dans Le Matin de Paris. Juste après, il s’envole pour l’Irlande, puis les États-Unis, où il fera une razzia sur les originaux de Milton Caniff.

En 1984, il va s’installer à Grandvaux, en Suisse. C’est de là qu’il supervisera la création d’une nouvelle revue qui va s’appeler tout simplement Corto. Si la Suisse sera son dernier pays de domiciliation, il fera tout de même plusieurs fois le tour du monde encore. Son itinéraire ressemble à une publicité pour une agence de voyage, jugez plutôt : Djibouti, un retour en Argentine (libérée de la dictature militaire), le Chili et l’Île de Pâques toute proche, le Pérou, le Mexique, le Guatemala, le Honduras. Entre temps, il publie dans Corto Maltese Les Helvétiques et avant de collaborer avec Milo Manara sur Un Été Indien et El Gaucho. Il va alors s’offrir un périple dans ce Pacifique qui l’a rendu célèbre dans La Ballade de la Mer Salée.

Il racontera alors les derniers instants de Saint-Exupéry dans Le Dernier Vol. Ce n’est sans doute pas pour rien qu’il décide de raconter cela, car il vient d’apprendre qu’il est atteint d’un cancer du côlon incurable. Il aura le temps de finir sa dernière BD, Morgan, avant de s’éteindre des suites de sa maladie en 1995. Il laissera alors une production immense et surtout une œuvre à part dans un style bien particulier qui va inspirer de nombreuses générations d’auteurs de bande dessinée, jusqu'aux légendes de l'underground avec Paul Pope notamment.  Si l’on voit la figure de Corto Maltese sur à peu près tous les produits dérivés possibles, ce qui ne serait sans doute pas du goût de son créateur, il ne faut pas oublier qu’il est d’abord apparu dans des œuvres d’une poésie rarement égalée et qui nous invitaient découvrir le monde d’un œil curieux et neuf.

Chapitre 5 - Un artiste en mouvement perpétuel

Voir Hugo Pratt seulement sous cet angle pourrait nous mener à croire qu'il n'est devenu qu'une figure tutélaire qu'on ne peut atteindre. Mais c'était en plus d'un artiste au talent inépuisable, un homme dont la conversation était des plus agréables. Avec cet accent italien qui rend tout beaucoup plus chantant, il ne se contentait pas de répondre aux questions qu'on lui posait, mais racontait à chaque fois une nouvelle histoire, nous emmenait en voyage avec lui.

C'est lors de ces courtes vidéos de lui que l'on pouvait s'apercevoir que ses bandes dessinées n'étaient pas une œuvre factice mais bien une extension de lui-même. S'il avait une passion pour la découverte du monde, ce n'était pas pour le garder pour lui, mais pour le partager à ses interlocuteurs. Son œuvre n'est que l'outil le plus à même qu'il ait trouvé pour diffuser sa vision enthousiaste et poétique de notre Terre au plus grand nombre.

C'est ainsi que l'on vous propose deux longues interviews qu'à pu accorder l'auteur au cours de sa longue carrière et qui permettent de mieux le cerner. Ainsi qu'un hommage rendu par autre artiste qui a passé sa vie à faire le tour du monde, Bernard Lavilliers.


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