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Édito
par Thomas Mourier - le 28/05/2021
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par Thomas Mourier - le 28/05/2021

L’esprit de Will Eisner : le spirit du 9e art s’installe à Cherbourg-en-Cotentin

Voici l’une des grandes expos bande dessinée de 2021 ! Dans un contexte sanitaire difficile, peu d’événements sont maintenus et parmi eux, la 10e biennale du 9e art consacrée à l’un des fondateurs de la bande dessinée : Will Eisner. Dossier complet pour bien préparer sa visite.

Cette exposition L’esprit de Will Eisner, est la 3e d’un cycle américain entamé avec Winsor McCay, De Little Nemo au Lusitania (vidéo) en 2017 et suivit par Jack Kirby, la galaxie des super-héros (photos) en 2019.

L’exposition qui s’ouvre aujourd’hui et cours jusqu’au 29 août 2021, au musée Thomas Henry de Cherbourg-en-Cotentin, sera gratuite jusqu’au 30 juin !

De New York à Central City (via Cherbourg-en-Cotentin)

Une exposition thématique avec New York mis en avant, les collaborations du maître et son introduction du roman graphique ; qui retrace 70 ans de carrière de l’un des artistes les plus influents du médium bande dessinée. Une exposition qui fait la lumière sur le roman graphique popularisé par Eisner, à la suite des strips de McCay et des récits de super-héros de Kirby comme le souligne Louise Hallet, la conservatrice du musée Thomas Henry. 

Une soixantaine d’originaux inédits, des sérigraphies collaboratives qui n’avaient pas encore été présentées avec Dave Gibbons ou Brian Bolland, des planches de Frank Miller, Wallace Wood, Harvey Kurtzmann et le grand complice Denis Kitchen…, une salle dédiée aux comics undergrounds, des reproductions de cases formats géants ou des albums d’époque : l’expo est riche et c’est un plaisir de se perdre dans le noir & blanc d’Eisner

Des planches collectées, sélectionnées par le galeriste Bernard Mahé qui a bien connu Eisner et qui lui avait proposé de réaliser ses sérigraphies collectives. Il est également l’éditeur du catalogue L’esprit de Will Eisner (58 pages, 29€), signé des commissaires d’expositions : Dominique Paysant & Matilde Kienlen, via sa maison d’édition Toht.


À la fois, chef d’entreprise dans l’industrie du comics, instigateur du roman graphique, théoricien de la bande dessinée et auteur d’une œuvre immense, Will Eisner est une pierre angulaire pour comprendre et appréhender la bande dessinée même si sa carrière en « plusieurs temps » n’est pas facile à appréhender. Dossier.

Les multiples facettes du créateur du Spirit 

Considéré par ses pairs, et par les fans, comme l’un des plus grands dessinateurs du médium, Will Eisner, qui avait mis de côté son activité d’auteur, revient avec un regard neuf sur le comics, et va bousculer l’histoire du 9e art. À ses débuts, Eisner ne voulait pas faire de super-héros mais il trouva un compromis en créant le Spirit : un détective masqué qui se fait passer pour mort pour opérer en toute tranquillité. 

Denny Colt se fait passer pour mort pour opérer en toute tranquillité depuis sa base secrète dans un cimetière de New York/Central City. Pleine d’esprit et de malice, on quitte un peu de sérieux des premiers comics de super-héros alors à la mode (Superman et Batman n’ont que 2 ans et 1 an d’existence au lancement du Spirit.) Les enquêtes du Spirit distillent un sens de l’humour très fin au milieu de ses intrigues policières et fantastiques. Le ton oscille en permanence entre ses deux mondes et donne une épaisseur particulière au personnage et une vraie marque de fabrique au titre.

Très inspiré par Caniff a ses débuts on trouve des décors et des personnages secondaires très travaillés pour appuyer notre héros, du sidekick Ebony White rappelant Connie, aux femmes fatales évoquant les silhouettes et le charisme de Dragon Lady et Lady Burma ou encore ses ennemis aux origines asiatiques obscures.

Et son approche thématique et narrative se démarque rapidement du genre, avec un parfum hard-boiled hérité de Dashiell Hammett, Raymond Chandler, ou Chester Himes. La ville prend une place importante dans le strip et cette atmosphère noire densifie l’intrigue et les personnages. Les planches prennent de plus en plus d’ampleurs et les titres de chaque histoire sont un sommet d’inventivité, le mot Spirit est intégré à un décor urbain dans une image qui déjà à elle seule vaut le détour, puis il travaille ses planches en gaufrier régulier et commence à en éprouver les limites. Certaines cases disparaissent, il tord l’espace, un travail qui aboutira presque trente ans plus tard à une vraie évolution sur la forme.

Eisner s’amuse des genres et des codes dans cette série qui va devenir très rapidement populaire. Au point qu’il remonte un studio, comme celui qu’il vient de quitter et embauche assistants, encreurs, lettrer pour assurer les livraisons. Malgré le succès, il va peu à peu délaisser la série et déléguer de plus en plus jusqu’à la confier complètement à d’autres. Il y reviendra en 1966 le temps de quelques épisodes et surtout de rééditions, car la critique et ses pairs redécouvrent, s’inspirent et encensent l’œuvre.

À ce moment-là, Will Eisner passe à autre chose avec ses « graphic novel » et démarre une seconde carrière encore plus prolifique que la première déjà dense et marquante.

Un pacte (avec le roman graphique)

Si le roman graphique est devenu un argument commercial aujourd’hui, le premier auteur à revendiquer ce terme est l’un des créateurs les plus influents de la bande dessinée. Ce sera avec Un Pacte avec Dieu.  

Considéré comme le premier à populariser le terme roman graphique et à revendiquer une forme différente de bande dessinée. Will Eisner fait inscrire la mention « A graphic novel » sur la couverture, en reprenant ce néologisme de Richard Kyle, avec une stratégie éditoriale claire : sortir l’album des rayons jeunesse et humour où étaient habituellement placés les comics aux USA. 

Composé d’histoires courtes qui ont pour dénominateur commun New York, les immigrés juifs et la mémoire, Un pacte avec Dieu sera suivi de deux autres livres qui forment une trilogie informelle : Jacob le Cafard et Dropsie Avenue. Tous les titres écrits à cette période sont assez exceptionnels, explorent ces thématiques, et présentent des éléments empruntés à la biographie de son auteur.

Ce vétéran du dessin, qui maîtrise tous les styles & les codes contemporains, cherche d’autres pistes pour la bande dessinée. 

Avec ce livre charnière, il s’y réinvente en proposant une nouvelle manière de raconter, avec un point de vue plus intimiste, un récit plus dense qui s’éloigne des fascicules ou du format série. Un objet nouveau qui bénéficie d’une mise en page singulière pour s’affranchir de la case et du découpage classique avec une volonté de créer un art total. 

New York : le grand amour 

New York Trilogie, compile trois albums — La Ville, l’immeuble et Les Gens — qui parlent tous de cette ville et de ses habitants à travers des destins d’anonymes voir même les souvenirs des bâtiments. Une trilogie datant de la dernière période de création de cet auteur qui aura testé et travaillé dans tous les genres possibles de ce médium. L’auteur y évoque le quotidien, le temps qui passe avec un sens du détail incroyable qui donne vie aux rues de la ville natale de l’auteur  — Brooklyn plus particulièrement, un quartier qui sera au centre d’autres albums. 

La ville est le décor de mille scènes improbables et il s’attache aux variations et aux répétitions. Les pages se font muettes le temps de quelques scènes où toutes en dialogue pour une autre. Non seulement Eisner maîtrise tous les codes de la bande dessinée de l’époque, mais il se permet des innovations qui vont influencer durablement la profession encore aujourd’hui. Il prend le parti inverse des histoires de l’époque : sans personnage principal derrière qui se raccrocher et en prenant de grandes libertés graphiques dans la mise en scène. Par exemple il systématise son découpage sans tracé de cases où chaque transition se fond dans la page, elle-même pensée comme un tout où même les titres s’intègrent au dessin — un petit jeune du nom de Frank Miller reprendra les codes du maître pour ses propres créations.

Cruelles, touchantes, souvent drôles, ces nouvelles en bande dessinée témoignent du grand talent d’Eisner pour capter l’essentiel en quelques traits. Ses albums peuvent se lire comme la Comédie humaine de Balzac (oui, je compare le comparable…) : une galaxie de destins et d’histoires qui offrent au lecteur une vision riche et pertinente sur la société, le monde de l’époque, mais surtout les relations humaines. Une histoire à échelle humaine qui s’attache aux individus plus qu’aux célébrités, une manière unique de voir l’histoire. Il n’y a pas d’ordre ou de mode d’emploi, avec ses dizaines de romans graphiques et ses milliers de pages de comics, il embrasse toutes les situations possibles — ou presque. D’ailleurs, il n’hésite pas à traiter des thèmes parmi les plus compliqués comme la religion, le génocide, le racisme, la guerre, le suicide ou la violence conjugale avec à chaque fois une réflexion pertinente sans jamais perdre de vue les moments importants autour de la famille, l’amitié, l’amour et le rêve. 

Les Clefs de la Bande Dessinée en héritage

Infatigable créateur, Will Eisner a également théorisé sa pratique à travers ses cours de l’École d’Arts Visuels de New York ou dans plusieurs ouvrages pédagogiques, disponibles sous le titre les Clefs de la Bande Dessinée en français. Un manuel destiné à la fois à comprendre ce médium, mais aussi avec des exercices ou des conseils pour s’y mettre. Avec des exemples inédits ou tirés de ses propres œuvres, il détaille et décortique les bases de cette écriture si particulière qu’est la bande dessinée.

On peut lire aussi, et c’est l’un des axes de l’exposition, les conversations entre lui et Frank Miller publiées en français sous le titre Eisner/miller, une mine d’or d’info sur les 2 auteurs et leurs visions du métier.   

Il terminera sa carrière en se renouvelant encore, en publiant Le Complot : l’Histoire Secrète des Protocoles des Sages de Sion. Un livre proposant pages de fiction, citations et reproduction de documents qui annonçait déjà la vague de la BD documentaire.

Aujourd’hui, les plus hautes distinctions remportées par des Bandes dessinées aux États unis sont appelées les Eisner awards en hommage au dessinateur (sont remis également les Harvey Awards et les Ignatz Awards parmi les plus prestigieux). 

Il remporte lui-même 3 fois la distinction qui porte son nom en 1992, 1997 et 2002. Fut inscrit au « Temple de la renommée » des « Eisner » en 1987, et élu Grand Prix de la ville d’Angoulême en 1975, ainsi que des dizaines de prix partout dans le monde…. Un auteur qui compte autant pour le public que pour ses pairs, pour ses œuvres que son approche de la bande dessinée.


L’esprit de Will Eisner, du 28 mai au 29 août 2021 au musée Thomas Henry de Cherbourg-en-Cotentin.

Une exposition à ne pas manquer ! 


Illustrations © Will Eisner Studio Inc.

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