Quelques mois après la sortie d'Unlucky Youngmen chez Ki-oon, l'éditeur Akata a publié un autre titre scénarisé par Eiji Otsuka : Mishima Boys, coup d'état. Deux titres qu'il est intéressant de mettre en parallèle.
Trois acteurs, une scène.
K, M et Y sont trois jeunes hommes tour à tour héros des pages de Mishima Boys. Conçu comme un manga chorale, leurs destins s'entrecroisent tout en restant troubles, et nous entrainent à la frontière entre réalité et mensonges. Il est question d'un meurtre, de terrorisme, et entre les lignes, partout, de la société japonaise dans ce qu'elle a de problématique.
Nô moderne.
Ce qui est intéressant dans ces sorties rapprochées des diptyques Unlucky Youngmen et Mishima Boys, c'est que ces deux titres sont à la fois très différents et complémentaires, livrant un regard riche et documenté sur le Japon des années 60, période particulièrement troublée, mais ils sont aussi une manière de mieux comprendre Eiji Otsuka, les sujets qui l'intéressent particulièrement, sa manière de les appréhender, et certains des éléments qui font de lui un scénariste fascinant.
Très loin des récits rodés pour être consommés en chapitre et aussitôt digérés, Mishima Boys est un titre particulièrement exigent, plus encore peut-être qu'Unlucky Youngmen. Cet élément refroidira sans doute certains lecteurs, parce que si l'exigence est une qualité, un récit trop pointu peut gâcher et la compréhension de message et le plaisir de lecture. Ici les auteurs ne nous font aucun cadeau, livrant un titre à la fois très épuré et complexe, qui s'inspire à la fois du nô (forme théatrale japonaise) et de certains auteurs majeurs de la littérature japonaise des années soixante, faisant ainsi écho au contexte historique de l'histoire. Le résultat est parfois expérimental, troublant, se jouant du lecteur en le laissant méthodiquement recomposer un puzzle éparpillé où les apparences nous emmènent constamment dans de mauvaises directions.
En tant que lecteur occidental, ces influences rendent l'immersion dans ce titre encore plus compliquée, étant peu habitué à la narration des auteurs de l'époque, et à la manière de raconter du théatre nô. Mais c'est aussi une porte ouverte passionnante sur un pan de la culture japonaise que nous connaissons peu, voir pas du tout. La forme est donc une expérience en soi, le fond aussi. Comme dans Unlucky Youngmen, Eiji Otsuka s'inspire d'évènements et de personnages bien réels qu'il fait évoluer à sa guise pour construire son histoire. Cela lui permet d'ancrer son récit dans un contexte précis, mais aussi, de fait, d'en livrer une vision personnelle, une critique acerbe. Le Japon des années 60 a été le théâtre de nombreux mouvements de contestations, notamment étudiants, qui ont parfois été très violents. Certains attentats ont été commis par des mineurs, et le scénariste se questionne et nous questionne sur ce qui pousse un adolescent à tuer, à vouloir détruire une société dont il fait pourtant partie. Eijo Otsuka ne nous donne pas les réponses, mais tisse la toile de ses réflexions à ce sujet.
Le style graphique est lui aussi très particulier, collant parfaitement à l'atmosphère étrange et glaciale qui règne sur Mishima Boys. Entre un trait vibrant, viscéral et des effets informatiques très froids, avec des flous, des trames importantes, des expérimentations, le contraste est particulier. L'absence de décor, la plupart du temps remplacé par un simple fond blanc ou gris, contribue à appuyer davantage à cette ambiance. Le résultat n'est pas à proprement parler 'beau', même si le trait de la dessinatrice l'est, mais l'intention n'est pas esthétique. Mishima Boys est une expérience immersive, qui vise à abattre nos repères, notre zone de confort pour nous faire vivre plus intensément ce qui s'y déroule. Une expérience déroutante.
Mishima Boys n'est pas un titre facile d'accès, mais un ouvrage à part, une expérimentation très réfléchie côté forme, une réflexion enragée sur le fond. Un manga très complémentaire avec Unlucky Youngmen, pour mieux saisir l'auteur, et ses sujets de prédilections, et qui nous raconte un Japon que nous connaissons peu.