Illustration de l'article
Édito
par Thomas Mourier - le 19/01/2024
Partager :
par Thomas Mourier - le 19/01/2024

« C’est un peu un chaînon manquant dans l’histoire du manga moderne » Interview de Claude Leblanc autour de La révolution Garo

Après avoir proposé plusieurs expositions sur l’histoire de Garo, dont une dernière qui a marqué les esprits à la Maison de la culture du Japon, Claude Leblanc publie une histoire complète de ce magazine et de ses fondateurs dans La révolution Garo 1945-2002.

Photo de l’auteur ©Jeremy Bouillard

Journaliste, enseignant et écrivain, fondateur du mensuel Zoom Japon, Claude Leblanc est un spécialiste du Japon qui publié —entre autres— plusieurs livres sur l’histoire ou la culture de l’archipel. Aujourd’hui il s’attaque à l’une de ses grandes passions, autour de l’histoire de Garo et de ses deux fondateurs Shirato Sanpei et Nagai Katsuichi, mais aussi le contexte historique ou économique autour de cette publication. 

Même en voyage à l’autre bout du monde, Claude Leblanc a eu le temps d’échanger avec moi un long moment sur ce livre, ses origines et ses coulisses. J’espère que cet entretien généreux vous donnera envie de découvrir La révolution Garo

Vous présentez l’histoire d’un magazine qu’on connait assez peu en France, uniquement à travers les auteurs & autrices publiées (et les préfaces associées), d’où vient cette passion pour ce magazine ? 

Claude Leblanc : Ça remonte à près de quarante ans, à mon premier voyage au Japon en 1984. Je me suis retrouvé dans une famille où j’ai découvert Garo, et sur le moment ça ne m’avait pas frappé. Mais il faut croire que ça a imprimé quelque chose dans ma tête puisque quelques années plus tard, quand je suis retourné vivre au japon, en me promenant dans le quartier de Jimbocho à Tokyo —qui est le quartier des librairies de seconde main— je suis tombé sur des exemplaires de Garo qui, tout de suite, m’ont rappelé ce que j’avais vu quelques années auparavant.

À partir de là est né un intérêt pour le magazine qui ne m’a plus quitté. Après l’avoir feuilleté, après en avoir discuté avec des libraires sur place, j’ai compris un peu l’histoire qui se dessinait derrière ce magazine. Et je me suis mis à les collectionner les uns près des autres, à les lire et puis approfondir mes connaissances sur les auteurs, sur l’histoire du magazine. Et la collection ne s’est pas faite en un jour, elle s’est faite vraiment sur une très longue durée, mais j’ai fini par avoir l’ensemble. 

Quand j’ai commencé à vivre au Japon, le magazine existait encore, donc j’achetais des numéros au fur et à mesure, et je récupérais ceux que je n’avais pas connus. Au fur à mesure cette connaissance s’est approfondie et à partir de là, je me suis dit que le magazine en lui-même a joué un rôle essentiel dans l’évolution du manga au Japon : c’est un peu un chaînon manquant dans l’histoire du manga moderne, dans le sens où il a fait fait basculer le manga d’un âge pour les enfants à un âge plus avancé, de jeunes adultes, puis adultes. Sans lui je pense que le manga n’aurait pas connu le grand bond qui l’a fait au tournant des années 60-70, et je me suis dit il faut en parler. 

J’ai commencé à le faire sous forme d’exposition —c’est souvent au travers de ce qu’on peut montrer qu’on arrive à faire passer quelques messages— et à chaque fois on me demandait pourquoi il n’y a pas de catalogue. Le vrai problème derrière le l’absence de catalogue c’était surtout la question des droits de reproduction des œuvres. De pouvoir montrer quelques planches, parce que quand vous parlez de Mickey, vous pouvez faire un livre sans images parce que tout le monde connaît Mickey, mais si vous parlez de Kamui Den et que vous n’avez pas d’images à montrer, c’est un peu compliqué.

Photo de l’expo ©Thomas Mourier

Ce qui explique pourquoi le livre a mis du temps à paraître, il fallait que le public lui-même s’intéresse à cette période-là —ce qui n’était pas évident initialement— et que l’on puisse évoquer certains auteurs sans qu’on ait besoin absolument de montrer des images. C’est une condition sine qua non parce que les droits de reproduction des images au Japon sont très compliqués —et ils n’appartiennent pas au magazine lui-même, ils appartiennent à l’auteur. Et en ce qui concerne Garo ce sont des gens qui ont souvent disparu, les ayants droit eux-mêmes ne sont parfois pas accessibles… c’est extrêmement compliqué.

Et pour arriver à l’ouvrage, la dernière exposition que j’ai organisée, l’année dernière, à la Maison de la culture du Japon a été montée en l’espace de trois semaines et a accueilli 30 000 personnes. C’est un record pour la Maison de la culture du Japon, mais ce qui m’a beaucoup frappé, parce que j’y suis allé à plusieurs reprises, c’est de voir qu’il y avait énormément de jeunes. À l’issue de cette exposition, on m’a remis le livre d’or dans lequel il y avait beaucoup de messages de gens qui étaient très heureux d’avoir eu cette exposition, et, encore une fois, beaucoup de demandes d’un catalogue. 

C’est ce qui m’a décidé de proposer aux éditions IMHO de publier l’histoire du magazine Garo, en laissant le soin —en partie— à l’éditeur de gérer les questions de reproduction d’images, même s’il n’y en a pas beaucoup. Et de se concentrer sur l’histoire du magazine de façon à ce que l’on puisse avoir pour la première fois entre les mains une histoire complète de Garo : de ses débuts en 1964 —mais je fais commencer l’histoire en 1945 parce qu’on ne peut pas comprendre l’histoire de Garo sans comprendre le cheminement personnel des deux fondateurs de ce magazine que sont Shirato Sanpei, le mangaka, et Nagai Katsuichi, l’éditeur.

Il fallait remonter à l’après-guerre pour comprendre ce qui les a conduits progressivement à se dire : « ah, il faut créer quelque chose », sans savoir que ce qu’il allait créer allait devenir un objet révolutionnaire à bien des égards.

Photo de l’expo ©Thomas Mourier

J’ai pu voir l’expo de 2020, mais pas celles de 2011 et 2013, est-ce qu’elles étaient différentes ? Est-ce qu’elles ont évolué, parce que je me souviens que celle de 2022 était centrée sur les dix premières années…

C.L. : Toutes ces expositions ont été organisées sur les dix premières années : parce que ce sont, les années vont vraiment transformer l’histoire du manga. C’est une époque aussi extrêmement importante dans l’histoire sociale et politique du pays et Garo s’inscrit parfaitement dans cette période-là. Et il était impossible de faire des expositions qui couvrent les trente-huit années d’existence du magazine, sans avoir un espace d’exposition trois fois plus grand que ceux auxquels j’avais accès. Il fallait faire un choix. 

J’ai porté mon choix sur les dix premières années qui me semblent les plus cruciales et, dans le livre, ce sont celles qui sont les plus développées. Par la suite Garo va perdre de importance en termes de diffusion, d’une part, et va se faire concurrencer par d’autres magazines qui vont aller chercher une partie des auteurs de Garo pour les publier. Même s’il va conserver une certaine avant-garde graphique — qui va le caractériser à partir de la première moitié des années 70 jusqu’à la fin de son existence en 2002— mais il va perdre de son poids politique, social qu’il avait eu tout au long de la décennie 64-74. 

Vous indiquez en conclusion que c’est un travail assez inédit, puisque vous relevez seulement une publication japonaise sur le sujet, la documentation a été complexe à réunir ? Vous avez fait des entretiens ? 

C.L. : Oui, j’ai fait beaucoup d’entretiens, j’ai fait beaucoup de rencontres.

Et oui, la documentation est très difficile à réunir parce qu’elle a été en partie dispersée en 1997 quand il y a eu une scission entre ceux qui étaient des historiques de Garo et la nouvelle direction. Je ne sais pas où elle est exactement maintenant, à vrai dire. Et par ailleurs le magazine a toujours été un magazine géré d’une manière artisanale pour rester poli [rires] c’était bien géré, mais avec des bouts de ficelle. Et peu de documentation précise existe.

Photo de l’expo ©Thomas Mourier

Je me suis beaucoup fié à certains entretiens avec des personnes qui y ont travaillé et qui sont encore vivantes. Et quelques mangakas que j’ai pu rencontrer au fil des années et qui ont pu, de temps en temps, mais de donner quelques tuyaux. Et puis je me suis beaucoup fié à la lecture de Garo : parce qu’il y a énormément d’informations qu’on peut tirer de la lecture du magazine. À la fois des mangas, mais aussi des textes qui ont été publiés, des courriers des lecteurs, etc. Et puis des mémoires de Nagai Katsuichi. 

Je ne peux pas affirmer à 100% que tout est juste, par exemple les chiffres de diffusion sont très aléatoires. Je pense que ceux que je donne sont bons, mais si on lit Nagai Katsuichi : il donne des chiffres un peu farfelus qui sont largement au-dessus de la réalité. Et quand on lit les mémoires de Nagai Katsuichi on s’aperçoit qu’il était peu fiable, y compris dans des noms ; par exemple dans son autobiographie, il parle du frère de Shirato Sanpei —qui jouait pourtant un rôle très important puisqu’il était le fer de lance d’Akame pro, le studio qu’avait créé Shirato Sanpei pour gérer les œuvres qu’il livrait dont Kamui den— en l’appelant Makoto alors qu’il s’appelle Shin. c’est le même caractère chinois, mais ce n’est pas la même prononciation. On peut se dire que Nagai Katsuichi devait le fréquenter assez régulièrement et ne pas être capable de mettre son vrai nom correctement, ça paraît un peu bizarre. 

Je reste prudent et j’essaye d’expliquer dans la conclusion que c’est un premier travail inédit. Quand je dis qu’il existe au Japon un seul livre, en fait c’est un livre qui n’est pas un livre de recherche : c’est un livre publié par Seirindō —la maison d’édition à l’origine de Garo et qui aujourd’hui n’a absolument plus rien à voir avec la maison d’édition initiale : ils ont récupéré le droit d’utiliser ce nom— et ils ont publié pour les 50 ans de Garo, en 2014, un livre qui reprend quasiment tous les sommaires et quelques courtes biographies de quelques auteurs. Ce n’est pas vraiment l’histoire du magazine.

Mon livre est le premier livre qui raconte vraiment l’histoire de Garo. Après, il existe une multitude d’ouvrages, évidemment, sur les auteurs. Sur Shirato Sanpei vous avez des tonnes d’ouvrages, beaucoup sur Tsuge et d’autres, mais aucun sur Garo lui-même. Ça me paraissait important de le faire.

Ce n’est pas une habitude, mais je l’ai déjà fait, il y a deux ans avec un autre personnage important de la culture japonaise : un cinéaste qui s’appelle Yamada Yôji. C’est le cinéaste le plus populaire du Japon qui est quasiment inconnu en France. Et mon livre sera bientôt traduit en japonais, mais il n’existait pas de biographie sur ce cinéaste alors qu’il a joué un rôle fondamental dans les soixante dernières années du cinéma japonais. Des bizarreries comme ça, ça arrive parce que personne n’a pensé que c’était important de raconter ça.

Je voulais faire aussi à travers ce livre, c’était raconter à la fois l’histoire de ce magazine —parce qu’elle est importante— mais aussi raconter l’histoire du Japon. Et en même temps l’histoire du manga parce que Garo est pour moi le chaînon manquant dans l’histoire du manga telle qu’on la raconte de manière générale 

Et ce livre va également être proposé au Japon ? 

C.L. : Il existe une agence qui s’appelle le Bureau des Copyrights Français à Tokyo qui a demandé une copie de l’ouvrage pour le proposer à des éditeurs japonais. Je peux penser que le livre pourra être traduit, mais pas de certitudes pour l’instant. Je l’ai passé à plusieurs personnes influentes dans le milieu du manga au Japon, des gens qui sont susceptibles de pouvoir le lire et qui ont une vision de l’histoire de Garo. Ça aidera sans doute à la traduction du livre.

Il va être traduit en chinois, les droits ont été vendus, c’est marrant que ce soit d’abord en chinois et pas en japonais. 

Vous donnez des informations, contextualisation sur la société japonaise, la politique, sur l’industrie du manga et des librairies de prêts, sur l’environnement des auteurs, comment dose-t-on le niveau d’informations annexes dans un livre sur un sujet précis ? 

C.L. : Ça vient assez naturellement —je ne sais pas si c’est une qualité ou un défaut— quand je raconte quelque chose sur le Japon, c’est ma propension à toujours le remettre dans son contexte. De manière générale, et pas que pour le Japon, une chose n’apparaît jamais ex nihilo. Il y a des œuvres qui ont, à un certain moment, un rôle important et qui vont s’inscrire durablement dans la mémoire collective d’un pays.

Photo de l’expo ©Thomas Mourier

Il faut rappeler que Garo, au plus haut de sa diffusion —80 000 exemplaires selon les chiffres de Nagai Katsuichi, mais sans doute autour de 50 000 exemplaires si on prend des chiffres plus réels— ce n’est pas beaucoup ! Mais on se rend compte que Garo reste une référence, y compris encore aujourd’hui. Même s’il n’a pas une diffusion commerciale immense, ce magazine a été diffusé d’une manière ou d’une autre de manière forte, parce que le contexte le permettait.

Quand Nagai Katsuichi et Shirato Sanpei veulent lancer Garo, leur objectif initial est de permettre aux enfants d’être mieux informés sur la réalité du monde. L’idée est de dire aux enfants : vous ne vivez pas dans un monde parfait tel qu’on veut vous le montrer — y compris dans les histoires qui sont publiées dans des magazines pour enfants et en manga— mais qu’il existe une réalité qui est tout autre. Il existe un monde difficile où il faut se battre, où il y a des discriminations, des inégalités dans la société… et si on veut éviter que ces éléments négatifs perdurent, il faut se mobiliser. C’était vraiment l’objectif initial de Shirato Sanpei et Nagai Katsuichi : un magazine éducatif pour les enfants en utilisant le manga.

Ce public cible n’a pas répondu présent : c’était un peu trop compliqué. Kamui den, en particulier, était un peu trop compliqué pour eux, mais en revanche dans le contexte de l’époque — un contexte de contestation dans les universités, à l’égard du mode de fonctionnement de l’université et vis-à-vis de la politique du gouvernement japonais qui cherchait à renouveler le traité de sécurité avec les États-Unis ou de la guerre du Vietnam— ça a parlé à un public plus âgé. Les étudiants se sont emparés de ces histoires pour en trouver un écho à leur propre combat. C’est ce qui a permis à Garo de grandir d’une certaine façon.

C’est ça qu’il faut arriver à montrer en même temps qu’on raconte l’histoire du magazine. Parce que si je m’étais uniquement consacrée à faire un travail un peu chronologique : le premier septembre 1964 sort le premier N° de Garo, il a été créé par machin, etc…  Ce sont des informations, mais il y manque quelque chose pour comprendre pourquoi c’est important. Pourquoi, malgré le fait qu’il est tiré au maximum à 50 000 exemplaires, il est resté —et reste encore aujourd’hui— un élément crucial de référence pour beaucoup.

C’est le produit d’une génération et cette génération-là est centrale dans la façon dont le Japon est passé de l’après-guerre au pays qu’on a connu dans les années 70, en Europe, un pays fort et organisé. C’est pour ça que j’ai souvent fait les dix premières années de Garo en termes d’exposition, parce que c’est une période charnière civile dans l’histoire du Japon. Et Garo est un acteur parfaitement intégré à cette transformation progressive du Japon.

Ça me paraissait vraiment important de pouvoir le raconter aussi dans le livre et donc le dosage proprement dit : c’est en fonction de ce qui me semble être nécessaire pour permettre une meilleure compréhension à la fois du rôle du magazine et de comprendre pourquoi son rôle est fondamental parce que ça s’inscrit dans un contexte particulier.

Et pour répondre de manière tout à fait honnête à la question, je pense que c’est le lecteur qui pourra juger. S’il trouve qu’il y en a trop, il pourra tourner les pages rapidement, mais j’essaye toujours de remettre les choses dans leur contexte. Parce que si on ne le fait pas on arrive vite à des conclusions qui parfois sont un peu trop hâtives ou qui nous ramènent très vite à des clichés.

Photo de l’expo ©Thomas Mourier

Dans ce livre, vous évoquez COM, Big Comic qui viendront se placer en challenger, voir Manga Shugi, nous n’avons pas non plus d’histoire de ces magazines, avez-vous des idées pour d’autres ouvrages sur ces sujets ? 

C.L. : Oui, j’ai plein de projets. J’aimerais faire beaucoup de livres sur beaucoup de choses. Après le problème est de trouver l’éditeur qui prendra le risque. Pour Garo, je pense que si j’avais proposé ce livre il y a dix ans, je n’aurais pas trouvé d’éditeur !

Je ne suis pas certain que IMHO m’aurait suivi à ce moment-là. Il m’a suivi maintenant parce qu’il a, d’une part choisi le patrimonial —dans son catalogue beaucoup d’auteurs sont issus de Garo, pas les auteurs des premières années, mais des années 80-90 voir 2000— ça paraissait logique, mais il y a dix ans, je pense qu’il ne l’aurait pas fait, parce que le public n’était pas mûr.

Aujourd’hui peut-être que sur COM, Big Comic ou d’autres magazines, ça peut se faire. Mais, je le ferai à ma manière, vraiment dans un souci de remettre les choses dans leur contexte également. Dans le livre, je parle de l’avènement de Big Comic et on voit dans quel contexte il apparaît et quelle est la stratégie derrière, puisque c’est un grand éditeur qui le lance : l’idée initiale, c’était de pouvoir récupérer Shirato Sanpei et d’en faire la vedette de ce magazine et d’écraser Garo.

Et COM n’a existé que parce qu’Osamu Tezuka s’est rendu compte qu’il fallait agir parce qu’il perdait pied par rapport à cette tendance et parce que Shirato Sanpei était beaucoup plus populaire que Tezuka dans les années 60. Et on ne l’a pas beaucoup dit, on reste beaucoup sur le « Dieu du manga », mais le « Dieu du manga » avait pris un sacré coup dès la fin des années 50 et tout au long des années 60 ; c’est ce qui l’a amené en 67 à vouloir lancer COM. Pas tout à fait sur le modèle de Garo, mais un peu, puisqu’il y avait une histoire centrale —Phénix, l’oiseau de feu— entourée de deux, trois auteurs qui venaient servir la soupe à Tezuka. Le problème, c’est que Tezuka n’a pas assumé le côté novateur qu’une publication comme COM devait apporter. 

L’exemple le plus parlant, c’est IMHO qui va le publier au mois de janvier : le manga Jun de Shōtarō Ishinomori, que COM publie dès le premier numéro. Un manga complètement halluciné, qui casse complètement le code narratif que Tezuka avait mis en place —mais c’est ce qu’il lui avait demandé— mais quand les lecteurs vont commencer à considérer que ce que fait Shōtarō Ishinomori est beaucoup plus intéressant que ce que fait Tezuka, et qu’ils lui écrivent : Tezuka se met dans une colère noire et finit par dire à Ishinomori que ce qu’il fait, ce n’est pas du manga. Ishinomori abandonne la publication de Jun et ça va mener à sa perte COM qui va disparaître assez rapidement.

Photo de l’expo ©Thomas Mourier

Donc, oui, j’aimerais bien raconter tout ça. J’aimerais aussi beaucoup parler de Manga Shugi —j’en parle un tout petit peu, mais ce n’était pas l’objet de ce livre— qui est la première publication consacrée à l’étude du manga d’un point de vue un peu philosophique, esthétique… qui est vraiment très intéressant. Les textes qui sont publiés sont parfois assez poussés. Mais ce magazine n’aurait pas existé s’il n’y avait pas eu Garo.

Le livre que j’aimerais beaucoup publier, si je pouvais le faire, c’est un livre sur Shōtarō Ishinomori. Un auteur qui a été traduit en français, peut-être le premier auteur japonais qui a été traduit en français sous forme d’ouvrage en 1979. Le vent du nord est comme le hennissement d’un cheval noir, un extrait de Sabu et Ichi publié par Atoss Takemoto — qui avait lancé en 1978 Le Cri qui tue, un magazine de prépublication à la japonaise, mais en Français, co-édité avec un Suisse

J’aimerais raconter l’histoire de Shōtarō Ishinomori qui est le mangaka qui a dû publier le plus de manga en nombre de pages ; et qui a une histoire très intéressante et qui permettrait aussi de raconter aussi l’évolution du Japon. Parce qu’il a publié beaucoup pour les enfants, dans un premier temps et a fini sa carrière en publiant un livre sur l’histoire de l’économie japonaise en bande dessinée —un livre qui a beaucoup de succès au japon a été traduit en anglais et en français dans les années 80—et le Japon s’était imposé au reste du monde un peu par surprise. Ce livre raconte très bien le mécanisme de fonctionnement de l’économie japonaise pour ceux qui ne l’avaient pas vu arriver. 

J’ai proposé ce projet à IMHO, ce n’est pas encore décidé, mais j’espère que ça pourra se faire. 

© Claude Leblanc / IMHO

Il y a un cahier iconographique au centre de l’ouvrage —et des couvertures en ouverture de chaque chapitre— comment choisit-on ces photos ? Et les planches présentées ? 

C.L. : Le problème pour ce livre, c’était les illustrations. Celles qui sont présentées dans le cahier central sont des illustrations que je voulais montrer parce que j’en parle. D’abord la couverture du N°1 et de montrer d’où elle était inspirée et puis les photos sont celles que j’ai récupérées quand je suis allé dans le nord-est du Japon, dans la ville natale de Nagai Katsuichi où il y a un petit musée qui lui est consacré.

Quand j’y suis allé, j’ai demandé s’il y avait des archives et il y en avait un certain nombre que personne n’avait jamais ouvert. j’ai passé plusieurs jours à chercher ce qu’il y avait dedans : beaucoup de lettres, quelques photos… Et c’est parmi ces photos, que j’ai choisi certaines parce que ça montre à la fois les personnages qu’on rencontre dans le livre. Ça permet aussi de les remettre aussi dans des situations parfois un peu inattendues.

Et puis pour les planches, c’était une autre affaire parce que les originaux sont compliqués à obtenir —vis-à-vis des ayants droit, mais, au moment où je rédigeais le livre, j’ai été contacté par le fond Hélène & Édouard Leclerc. Il se trouve que l’année prochaine, le centre Beaubourg va organiser une exposition autour de « la bande dessinée rebelle » avec trois magazines concernés dont Garo. J’ai été contacté par le responsable du fonds pour me demander si je voulais prêter une partie de ma collection pour cette exposition.

Et ils me disent qu’ils ont un grand nombre d’originaux d’histoires tirées de Garo et on peut mettre à votre disposition certaines de ces planches. Et il y avait certaines d’entre elles dont je parlais dans le livre, c’est pour ça que je les ai choisis : ça permettait aux lecteurs de jeter un œil quand j’en parlais. Le problème c’est qu’il n’y a pas de planches de Tsuge, de Shirato Sanpei parce qu’ils n’en ont pas. Dans l’ensemble des planches dont ils disposent, il en a beaucoup dont l’origine n’est pas claire : ils disent que c’est des planches de Garo, mais ce n’est pas des planches de Garo : ce sont des planches d’auteurs de Garo, mais qui n’ont pas été publiées dans le magazine. 

© Claude Leblanc / IMHO

On avait décidé d’insérer un cahier de 16 pages, ça se remplit très vite ! Je préférais mettre des documents un peu inédits par exemple une carte postale qui remonte à 1965 —dont il ne doit pas avoir beaucoup d’exemplaires en circulation— éditée par Seirindō pour essayer de gagner des lecteurs au moment où les ventes n’étaient pas top. J’ai retrouvé aussi, dans les archives de Nagai, un journal aujourd’hui totalement disparu : le journal des étudiants en médecine avec en première page une publicité pour Garo. C’est ça que j’ai voulu montrer : des choses que l’on ne trouve nulle part.

Ensuite, ce que j’ai demandé à l’éditeur, c’est de pouvoir mettre, en début de chapitre, une couverture de Garo qui correspond à la thématique du chapitre. Si on lit le chapitre dans sa continuité, ça permet de comprendre pourquoi cette couverture a été choisie plutôt qu’une autre.

En France, on connaît surtout les auteurs des premières décennies, est-ce qu’il y a un.e auteurice ou une œuvre en particulier qui vous a marqué pendant vos recherches qui serait à mettre en avant en France ? 

C.L. : Oui, il y a un auteur que j’aime beaucoup et qui va être publié bientôt en France : Tsuge Tadao, le frère de Tsuge Yoshiharu. Tsuge Tadao est beaucoup moins connu chez nous et a une approche très différente de son frère avec un manga très noir, porté sur le prolétariat, sur les bas-fonds, etc. Ses histoires m’ont toujours beaucoup touché et j’ai toujours rêvé qu’il soit traduit en français.

La traduction française, qui va être publiée en février 2024 chez Cornelius, est traduite depuis plusieurs années et je ne sais pas pourquoi elle n’était pas sortie. Je suis ravi que ça se fasse. Tsuge Tadao n’est pas mon auteur préféré, mais c’est l’auteur qui m’a beaucoup touché dans ceux qui n’étaient pas les plus connus. 

Même si la traduction de Shirato Sanpei a été très vite retirée du marché en France, elle a marqué. Quand on voit le prix des volumes qui sont en vente, on voit bien qu’il y a une recherche qui doit être assez forte chez certains amateurs. Et Tsuge Yoshiharu a connu, ces dernières années, une reconnaissance utile parce que c’est un auteur qui a été un moteur très important : c’est le 2e auteur de Garo, après Shirato Sanpei et Kamui Den. Tsuge va prendre le relais à partir du moment où Shirato comprend que Kamui Den n’a pas atteint son objectif. Dans la tête de Shirato, l’objectif, encore une fois, c’était d’éveiller les enfants. Quand il se rend compte que les enfants ne sont pas au rendez-vous, mais que ce sont les étudiants qui vont l’acheter —et que ces étudiants ne comprennent pas la portée son manga— il va tout de suite considérer que c’est un échec. Ça restera quelque chose de très marquant pour lui.

Aujourd’hui, avec du recul, on ne peut pas la considérer comme un échec parce que c’est une œuvre magistrale. Même si elle est compliquée, même si on voit bien qu’il y a parfois des incohérences, mais ça reste une œuvre assez démente : 6000 pages en même pas 10 ans, c’est un truc incroyable.

Je raconte ça dans le livre, je pense que c’est important, et tout ça donne ça chance à Tsuge Yoshiharu qui lui ouvrira la voie à une nouvelle génération d’auteurs plus illustrateurs que dessinateurs qui vont explorer de nouvelles directions et des idées que jusque-là le manga n’avait jamais explorées. 

C’est pour ça que Garo reste un magazine important —même une fois que les historiques vont quitter le bateau— parce qu’il va donner sa chance à des auteurs qui vont continuer à rester dans l’esprit qu’avait voulu Shirato au-delà du côté éducatif : de donner sa chance à des auteurs pour qu’ils explorent de nouveaux champs, de nouvelles voies dans l’expression dessinée.

Après ces coulisses passionnantes, vous n’avez plus qu’à vous jeter sur La révolution Garo 1945-2002 pour découvrir chaque décennie au Japon, l’histoire du magazine et des auteurices qui ont marqué son histoire sans oublier tout ce qui gravite à côté. 

La révolution Garo 1945-2002 de Claude Leblanc, IMHO 


Photo de l’auteur ©Jeremy Bouillard
Photos de l’expo ©Thomas Mourier
Couvertures et extraits © Claude Leblanc / IMHO

Illustration utilisée pour la couverture © Claude Leblanc / IMHO
Actualités
Voir tout
Publications similaires
Abonnez-vous à la newsletter !
Le meilleur de l'actualité BD directement dans votre boîte mail