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Incontournables
par Thomas Mourier - le 5/09/2019
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par Thomas Mourier - le 5/09/2019

Découvrir les mangas – ép.4 : Les grands maîtres du manga dont il faut tout lire

Vous avez pu découvrir les grands classiques du shōnen, du shōjo, des seinen et des josei, mais certains d’entre vous ont peut-être remarqué beaucoup de grandes œuvres absentes de ces sélections. Nous attendions cet épisode spécial des grands maîtres du manga dont il faut tout lire ! Une sélection d’auteurs à travers leurs titres emblématiques,… Lire la Suite →

Vous avez pu découvrir les grands classiques du shōnen, du shōjo, des seinen et des josei, mais certains d’entre vous ont peut-être remarqué beaucoup de grandes œuvres absentes de ces sélections. Nous attendions cet épisode spécial des grands maîtres du manga dont il faut tout lire !

Une sélection d’auteurs à travers leurs titres emblématiques, qui sera la porte d’entrée vers leurs univers que nous vous recommandons fortement de parcourir dans leur intégralité.

Comme pour chaque dossier, cette liste est un point de départ à enrichir et compléter (n’hésitez pas à indiquer d’autres titres en commentaires, sur Facebook, Twitter ou Instagram). Pour les novices en manga, ces séries seront de bonnes pistes de lectures pour vous y mettre.

Sommaire 📰

1. AYAKO : OSAMU TEZUKA
2. L’ÉCOLE EMPORTÉE : KAZUO UMEZU
3. SABU & ICHI: SHŌTARŌ ISHINOMORI
4. LE CLUB DES DIVORCÉS : KAZUO KAMIMURA
5. ILS SONT ONZE ! : MOTO HAGIO
6. NONNONB : SHIGERU MIZUKI
7. RANMA ½ : RUMIKO TAKAHASHI
8. UNE VIE DANS LES MARGES  : YOSHIHIRO TATSUMI
9. QUARTIER LOINTAIN: JIRŌ TANIGUCHI
10 : 20TH CENTURY BOYS : NAOKI URASAWA

💡 MàJ 11/08/2022

1. AYAKO : OSAMU TEZUKA

Intégrale chez Delcourt

Osamu Tezuka, surnommé le « Dieu du manga », reste encore aujourd’hui l’un des auteurs les plus importants et novateurs avec ses quelques 700 œuvres et son travail de pionnier dans l’animation. On inaugure cette sélection d’auteurs dont il faut tout lire avec ce maître qui a installé le manga dans la culture japonaise, lui a donné ses codes et en a exploré tous les genres (ou presque). Que ce soit à travers son style de dessin unique, son talent de narrateur, sa manière d’aborder le médium ou ses essais d’animation ; Osamu Tezuka reste une clef de voûte indispensable pour qui voudrait lire et comprendre le manga  (en plus de prendre du plaisir à la lecture de ses incroyables chefs-d’œuvre.)

Parmi ses plus grands ouvrages on compte Phénix : onze volumes d’une histoire étalée sur plusieurs siècles autour du Phénix, une divinité qui accompagne l’humanité de ses débuts jusqu’à un lointain futur dans l’espace. Chaque volume est indépendant (malgré le fil rouge et les clins d’œil entre les différentes histoires) et pourrait être une série à elle seule tellement Tezuka cristallise le meilleur de ses talents dans cette œuvre qui l’a occupé toute sa vie. Du génie.

La Vie de Bouddha, raconte la métamorphose du prince Siddhartha en Bouddha, le tout entremêlé d’une foule d’histoires secondaires qui dépeignent l’Asie du V siècle av. J.-C. et les ramifications de cette nouvelle religion qui deviendra qui deviendra si importante. Comme pour Phénix, Tezuka joue sur les flash-back & flash-forward pour nous offrir des points de vue importants et des variations sur certains épisodes historiques. L’humour n’est pas absent de cette œuvre qui donne à réfléchir sans jamais perdre son lecteur. Son manga le plus poétique.

Astro Boy, célèbre dans le monde entier, il est le héros le plus connu du dessinateur. Enfant de l’atome, Astro représentait l’espoir de l’énergie nucléaire alors en pleine expansion mondiale (et particulièrement au Japon.) Super-héros naïf et positif, il convoque les thèmes chers à son auteur à travers les réflexions et les doutes de ce petit garçon invincible. À la manière de Superman, son exclusion de l’humanité malgré cette volonté de l’intégrer lui permet d’avoir un recul fort sur ses contemporains.

Ayako, une sombre histoire de famille sur fond politique post seconde Guerre Mondiale. Une plongée au cœur de l’être humain autour de cette enfant qui va passer sa vie dans une cave avant de découvrir, adulte, le monde qui l’entoure avec effroi et excitation.

Confronter le Japon rural, presque féodal avec la modernité apportée par l’Occident, est un des thèmes récurrents de l’œuvre du créateur d’Astro Boy. Sous couvert de raconter le destin de cette jeune fille sacrifiée par sa famille pour protéger de sombres secrets, Tezuka aborde tous les sujets importants de son époque : corruption, nationalisme, emprise des yakuzas, abus du colon américain, défaite et corruption des politiques japonais, mainmise des aristocrates et des bourgeois sur les terres au nom de l’économie en reconstruction, meurtre et prostitution… Un véritable panorama de l’envers du décor de la toute puissante reconstruction nipponne.

Chose rare dans ses œuvres, il n’y a pas vraiment de héro ici. Sans manichéisme, chaque personnage a sa part d’ombre dans ce jeu de dupe qui va conduire au sacrifice d’Ayako et à sa résurrection. Nous allons suivre les chutes et les succès, mais aussi les morts et les histoires d’amour des membres de la famille sur près de quinze ans avec une rythmique et un suspens sans temps morts qui nous empêche de lâcher l’album.

Fidèle à son trait tout terrain, il alterne les paysages très fouillés et les personnages stylisés avec les attitudes cartoon et les silhouettes qui prennent le relais pour se concentrer sur l’action et les dialogues. Dans la plupart de ses histoires le dessinateur se plaît à représenter la grâce et la beauté face aux personnages caricaturaux. Son talent immense lui permet de faire coexister ces deux états avec beaucoup de charme. Son sens inné du découpage ne l’empêche pas non plus de s’attarder sur de belles images et de proposer des incursions presque oniriques au milieu de cette fiction très crue.

Difficile de résumer en quelques lignes la portée de son œuvre, si vous avez l’occasion de lire ou de regarder des documentaires sur ce dessinateur hors normes, vous verrez qu’il menait plusieurs séries de front, allant même jusqu’à dessiner certaines planches tout en dictant à ses assistants les dialogues d’une autre série en même temps ! On le voit également dessiner le temps d’un trajet en taxi, dormir quelques minutes avant de passer une nuit blanche sur une planche ou trouver des astuces pour échapper aux éditeurs qui campent devant chez lui. Ces anecdotes donnent une idée de l’ampleur du travail, et de l’abnégation de cet auteur qui a dessiné non-stop tous les jours de sa vie, inventant et adaptant des histoires aux thèmes philosophiques et humanistes forts encore aujourd’hui. Passionné par la science-fiction et par l’écologie (un terme encore absent des médias à l’époque), il imagine le futur de l’humanité sous différents angles, s’attardant sur la technologie, la politique, les catastrophes écologiques et la sexualité avec une vision unique.

2. L’ÉCOLE EMPORTÉE : KAZUO UMEZU

6 volumes chez Glénat – Série terminée

Figure médiatique, précurseur du manga d’horreur, aussi à l’aise en science-fiction qu’en humour, en shōjo qu’en seinen, le personnage de Kazuo « Umezz » Umezu est aussi populaire que son œuvre au Japon. Avec son look de « Où est Charlie » version grunge Kazuo « Umezz » est très connu du public japonais qui a l’habitude de le voir dans des films, à la télé ou encore autour d’émissions consacrées à la musique. En plus de ces activités, il a marqué l’histoire de la bande dessinée, en tant qu’instigateur du manga d’horreur inspiré de légendes & du folklore japonais ; avant de se lancer dans des thématiques plus SF avec l’École emportée et Je suis Shingo.

La Femme serpent et La Maison aux insectes sont deux recueils de nouvelles (disponibles en français chez le Lézard Noir, avec Le Vœu maudit et d’autres œuvres plus tardives) qui regroupent ses premières œuvres et marquent le début du manga d’horreur. Contes cruels, folklore revisité, folies ordinaires… le dessinateur installe le surnaturel dans notre quotidien et le doute envers nos proches. Ces histoires horrifiques paraissent dans un magazine shōjo ( ce point de départ marquera le genre car beaucoup d’auteurs à l’image du plus connu Junji Itō commenceront dans ces publications pour jeunes filles) puis dans des magazines spécialisés toujours destinés à un jeune public. Pourtant les histoires présentées ici sont vraiment cauchemardesques et terrifiantes. Il ne s’agit pas de contes édulcorés, mais bien d’histoires d’horreur, insidieuses et malsaines.

Puis ce sera l’École emportée, une série longue sur les occupants d’une école subitement transférée dans un désert plein de dangers où enfants et adultes doivent survivent. Si vous pensiez que Walking Dead avait innové avec l’épisode de la prison, vous pouvez lire cette série. En l’absence d’autorité et de sauveur, les très jeunes enfants tiennent le fort et affrontent des menaces effrayantes. L’horreur est visuelle, mais surtout psychologique avec ces transgressions et ces explorations des tabous qui plongent le lecteur dans un état de tension et de malaise plus que de surprise. Un peu datée aujourd’hui, cette œuvre est une matrice du manga d’horreur moderne et du récit survivaliste dont les héritiers célèbres comme Dragon Head et Battle Royale puisent bien des idées.

Baptism revient sur des thématiques déjà présentes dans La Femme serpent. Cette dimension de la peur qui touche ce qui devrait être rassurant, les proches, la maison… Quand une petite fille est menacée par sa propre mère qui convoite son corps & sa jeunesse et n’hésite pas à jouer les Dr Frankenstein version hardcore, l’horreur monte crescendo. Car cette mère « possessive » ne s’arrête pas là, entraînant sa folie autour d’elle à travers son visage de poupée.

Avec Je suis Shingo place à la science-fiction (toujours teintée d’étrangeté et de malaise rassurez-vous.) Un jeune garçon un poil asocial s’intéresse de près à un robot qui vient d’être installé dans une usine voisine et découvre une jeune fille qui partage la même fascination pour cette machine peu impressionnante mais intrigante. À eux deux, ils vont explorer et communiquer avec l’intelligence artificielle qui va elle se développer tandis qu’ils tombent amoureux, faisant de la machine le point central de leur idylle. Pensées lyriques, visions pixelisées, on découvre peu à peu la voix intérieure de l’I.A., machine-outil qui s’ouvre au « Je » dans cet univers d’usine et d’ouvriers.

Ce sera son œuvre la plus aboutie graphiquement parlant. Si le mangaka garde le trait rond, les visages et les yeux globuleux de ses débuts, il travaille plus en profondeur sur les détails. Il explore des idées visuelles très fortes avec les cases faites de pixels ou des jeux graphiques autour de ses motifs pour symboliser la vision artificielle ou ce que l’on croit l’être. On retrouve ses aplats de noirs profonds qui jalonnent son œuvre et qui ont participé à ce style inquiétant et immersif depuis ses débuts. Ainsi que sa mise en scène efficace, entre les gros plans travaillés & bien dosés et la gestion visuelle de la dramaturgie. Représentant d’une époque, son dessin apparaît aujourd’hui un peu figé dans son interprétation du mouvement, mais son travail sur les expressions et les cadrages compensent ces lacunes et nous emportent immédiatement.

Une œuvre à redécouvrir dans son intégralité (même s’il va falloir des pauses pour supporter la tension) d’autant plus que le Lézard Noir réédite l’essentiel de ses ouvrages qui n’étaient pas encore accessibles. On se demande s’il traduira Makoto-chan, le versant humoristique de l’œuvre d’Umezz, et son fameux Gwashi.

3. SABU & ICHI : SHŌTARŌ ISHINOMORI

4 volumes chez kana – série terminée

Disciple de Tezuka, à la bibliographie impressionnante ; Shōtarō Ishinomori a touché à tous les genres. Son style sera déterminant en manga, mais surtout à la télévision. Aussi à l’aise en science-fiction qu’en récit historique, ce grand créateur deviendra une figure très connue au Japon, en étant à l’origine des séries télévisées « tokusatsu » de Kamen Rider (la figure du super-héros à la japonaise) et de Sentaï ( San Ku Kaï est un bon exemple même si en occident nous sommes plus familiers avec la version américanisée des Power Rangers), ou encore d’émissions pour la jeunesse.

Cyborg 009 & Kamen Rider, seront la matrice de toutes les déclinaisons futures, que ce soit pour des films ou séries directement adaptés ou concepts originaux. Un travail sur des dizaines de séries en parallèle de sa carrière de mangaka ont fait de lui une des figures majeures du divertissement au Japon. 

C’est après avoir travaillé comme assistant pour Osamu Tezuka, qu’il se lance sur une première grande série Cyborg 009 en 1964, qui posera les bases de tout son travail à venir dans plus de 35 volumes sur près de 15 ans de publication. Une première approche de héros devenus cyborgs, de transformations, d’équipes de justicier, et de menaces monstrueuses. Puis The Skull Man (non dispo en français) et surtout Kamen Rider en 1971 qui  vont l’amener à travailler sur ces concepts en télévision. Emblématique, Kamen rider est la version japonaise du super-héros, un étudiant transformé en cyborg qui découvre ses pouvoirs et une organisation secrète suite à un accident provoqué. En essayant de redevenir un homme, il combattra les sbires de l’ombre sauvant le monde au passage. Pas étonnant que les droits de Spider-Man furent achetés pour en faire un sentai dans la veine de Kamen Rider peu de temps après…

En parallèle, il se lance dans le manga Sabu & Ichi, son chef d’œuvre. Un genre de Sherlock Holmes version samuraï (il reviendra en détail sur le personnage de Conan Doyle avec une adaptation de ses œuvres avec Morihiko Ishikawa au dessin, en cours de réédition chez Isan Manga.) À travers l’amitié & les enquêtes de Sabu, jeune détective déterminé, et Ichi, masseur aveugle et sabreur hors pair ; le lecteur se balade dans le Japon médiéval. Chaque enquête très ingénieuse offre de voir une facette de cette vie à la période prospère d’Edo. Très poétique, moins tourné vers l’action, ce manga est un peu à part dans sa production.

Il s’attaquera ensuite Le Voyage de Ryu, une grande saga de science-fiction écolo et humaniste qui rappelle les grands thèmes chers à Tezuka et synthétise le plus son univers. Un voyage dans le temps, vers le futur de l’humanité, mais aussi son passé. Robots, cyborgs, mutants, cannibales, le dessinateur condense les thématiques phares de la SF de l’époque dans une œuvre dense et noire. On peut lire en parallèle Eros X SF, un recueil de nouvelles sur les mêmes thèmes, mais qui incluent une dimension amoureuse, parfois érotique, absentes de son shōnen.

Son style restera toujours assez proche de celui de Tezuka pour les personnages et l’esthétique, même s’il travaillera différemment son découpage et sa mise en scène pour arriver à des scènes plus rythmées et visuelles. Il se démarque également par les effets esthétiques de certaines planches, comme dans Sabu & Ichi où il intègre des pleines pages reproduisant des estampes célèbres ou des vues connues en les intégrant à son récit. Un procédé qu’il renouvellera dans la biographie qu’il consacre au peintre Hokusai où à travers un portrait fragmenté du grand peintre japonais et inventeur du terme « manga », il glisse des reproductions et des citations graphiques au cœur de ses planches.

Impossible de tout citer en quelques lignes, Shōtarō Ishinomori figure dans le Guinness Book avec ses 128 000 pages de manga. On trouve déjà pas mal à lire dans tout ce qui est disponible en français, mais on espère que ses œuvres continueront d’être régulièrement traduites.

4. LE CLUB DES DIVORCÉS : KAZUO KAMIMURA

2 volumes chez Kana -Série terminée

Grand styliste, ses illustrations se sont incarnées dans la mode et la publicité. En parallèle, il livre des mangas très ancrés dans le réel autour de thématiques sensibles et de personnages féminins marquants. Étoile filante du manga au regard de ses contemporains avec seulement une quinzaine d’années de carrière, Kazuo Kamimura éblouira ses pairs et les lecteurs avec une œuvre resserrée à la fois dure, émouvante et poétique. Toute son œuvre ou presque racontera des vies et des destins de femmes, abordant des thématiques inédites et des sujets de société transgressifs au Japon.

Il démarre sa carrière avec Maria, une courte série autour d’une adolescente issue d’une famille aisée qui va petit à petit, au contact de ses nouvelles camarades de lycée, entrer en rébellion contre sa famille et la société. Au cœur des années 1970, Kamimura met en scène des sujets tabous dans un Japon très conservateur, comme la sexualité adolescente, l’homosexualité, le suicide ou l’inceste… À travers la recherche de liberté de Maria, de son émancipation familiale et des élèves venant de tous les milieux qu’elle côtoie, le mangaka dresse un portrait sensible de la jeunesse japonaise rarement vu ailleurs.

À la suite de ce premier succès sulfureux, il s’associe au scénariste Kazuo Koike pour créer Lady Snowblood. Vous la connaissez, c’est elle qui a inspiré le personnage de Beatrix du Kill Bill de Q.Tarantino. Kazuo Koike étant le talentueux scénariste de Lone wolf & cub ou Crying freeman. Avec Kamimura, ils créent cette héroïne incroyable obsédée par une vengeance en héritage (elle marche sur les traces violentes de sa mère) qui va la consumer et en faire une machine à tuer. Prête à tout pour la venger, mais avec un sens moral qui lui donne de la noblesse, Yuki va faire découvrir au lecteur un Japon qui entre dans la modernité et qui abandonne petit à petit sa féodalité.

Il prolonge son exploration du Japon médiéval dans son manga suivant, Folles passions, autour de la figure d’Hokusai à travers le point de vue de l’un de ses disciples. Un triangle amoureux autour de l’illustre maître qui permet à l’auteur de parler de création et de dessin. Il sera aussi question d’ambitions artistiques pour le manga qu’il dessina en parallèle de Lady Snowblood, Lorsque nous vivions ensemble, l’histoire de deux amants, un couple de graphiste et illustrateur, qui vivent en union libre sans être mariés.

Il enchaînera avec Le club des divorcés, une de ses œuvres les plus abouties. Il  s’y attaque aux combats sociétaux, comme un prolongement adulte de la figure de Maria. Il décortique le Japon des années 50–60, son chômage omniprésent et ses grands enjeux camouflés par un gouvernement en pleine explosion économique : le divorce, la pauvreté, le suicide et le mal-être de ces Japonais déclassés. Au cœur de l’histoire, Yûko, cette jeune divorcée qui se bat pour sauver son bar et retrouver l’affection de sa fille nous entraîne loin dans les détails dans son quotidien. Le plaisir de ces planches passe dans ces détails sublimés, dans ce quotidien qui oscille entre le tragique et le banal que l’auteur décrit avec beaucoup de poésie et d’humour.

Une romance d’autant plus forte que l’auteur avoue qu’il y a beaucoup d’autobiographies dans cette histoire, autour de son enfance passée dans des clubs suivant sa mère qui possédait un bar. D’ailleurs il apparaît à deux moments clefs de l’histoire en ivrogne pervers, ce qu’il déclare être devenu dans plusieurs interviews à la fin de la publication de cette série. Une irruption comique (l’autre grand habitué de cette pratique est Tezuka qui adorait se représenter en personnage un peu naïf ou coquin) qui ouvre quelques pistes de lecture. Ce manga assez court est une belle porte d’entrée pour découvrir l’univers de Kamimura, une romance réfléchie qui ne laisse absolument pas son lecteur indifférent.

Kamimura collaborera avec le scénariste Hideo Okazaki sur deux séries, Le Fleuve Shinano et Fleurs du mal. La première se penche sur le destin et la condition des jeunes femmes dans les années 1930, une fresque sociale du début de l’ère Shōwa dans la campagne japonaise. La seconde réservée à un public averti met en scène les dérives d’un tueur en série, prédateur sexuel qui s’en tire grâce à ses relations avec la bonne société alors qu’il est l’un des plus gros psychopathes de l’histoire. Les deux séries s’interrogent sur la condition de la femme durant cette période avec deux prismes très différents.

Celui que l’on surnomme le « peintre de l’ère Shōwa », venu du milieu de la publicité et du graphisme, n’hésitera pas à tenter des expériences changeant parfois d’outils et de style au cours de la prépublication et cherchant à s’approcher d’une forme d’épure. Les traits du dessinateur s’épaississent ou s’amenuisent selon l’émotion, le décor disparaît souvent, parfois ce sont les visages (accentuant encore la dramatisation et le malaise). Des compositions et illustrations qui accompagnent la narration qui se suffisent parfois à elles-mêmes dans un geste très pictural.

L’érotisme et l’esthétique sublime de son travail n’éclipsent pas l’écriture et les partis pris très forts. Impossible de tout lister, tout décrire, mais toute son œuvre est conseillée (et traduite quasi en intégralité en français).

5. ILS SONT ONZE ! : MOTO HAGIO

Anthologie en 1 volume chez Glénat

Moto Hagio est l’une des autrices emblématiques de la modernisation du shōjo mais également une mangaka incontournable du fantastique & de la science-fiction ou encore du yaoi. Elle fait partie d’un groupe informel le « Groupe de l’an 24 » qui regroupe plusieurs dessinatrices nées la même année (la vingt-quatrième de l’ère Shôwa, 1949). Des mangakas qui ont contribué à l’âge d’or du shōjo manga et ont donné des œuvres importantes qui ont introduites des thématiques nouvelles et contemporaines pour le genre, comme le récit documenté, l’horreur, la science-fiction ou l’évocation de la sexualité. Avec Riyoko Ikeda (dont nous vous parlions ici), Moto Hagio est la figure de ce mouvement à travers plusieurs œuvres emblématiques dont une première série très remarquée, Poe no Ichizoku, sortie en 1972 (non traduite en Français), autour de la figure du vampire dans l’Angleterre romantique du 19e siècle.

Juste avant Poe no Ichizoku, elle publie un court récit considéré comme l’un des premiers shōnen-ai (ou yaoi, catégorie de manga mettant en scène les relations sentimentales, sexuelles entre personnes de genre masculin) November gymnasium. Un choix de protagonistes motivé par la place des jeunes filles dans la société japonaise qui n’avaient pas autant de liberté que les garçons et qui lui permet d’aborder des sujets jusque-là mal vus dans les magazines pour les jeunes filles. Le Cœur de Thomas sera le prolongement de ce travail devenant l’une des œuvres fondatrices du shōnen-ai et du shōjo contemporain. Il reprend le thème du lycée, et évoque une histoire d’amour qui croise le suicide d’un étudiant, Thomas qui avoue ses sentiments dans une lettre posthume à son camarade Juli. Ce dernier va vivre dilemme et tourment suite à l’arrivée d’Éric, nouvel étudiant qui est le portrait craché de Thomas. Des sujets forts, voir tabous inspirés du romantisme allemand et du travail de l’écrivain Hermann Hesse pour ce titre qui marquera les esprits.

Ce sera la science-fiction qui donnera à l’autrice une visibilité et une popularité au Japon puis à l’international. L’emblématique Ils sont onze ! reprend le thème du huis clos et de l’institution dans un space opera où 10 aspirants à l’élite doivent survivre seuls dans un vaisseau pour prouver leur valeur. Ils sont finalement 11 et ne savent pas qui est l’intrus. L’espace et les relations resserrées entre les personnages donnent un cadre à ce récit qui s’empare de thématiques fortes & nouvelles : la psychologie et la sociologie ou l’identité sexuelle. Dans ses récits de SF ou non, tout passe à travers la perspective singulière d’un ou plusieurs personnages. L’autrice réussit à mettre en parallèle les notions d’infiniment grand et infiniment petit, cher à la littérature depuis le 17e siècle et travaille également sa mise en page avec cette idée en tête.

Les émotions influent sur le dessin et le rythme dans ses planches. Son trait des débuts évolue vers un dessin plus rond et plus expressif, abandonnant certains codes du shōjo pour se recentrer sur une représentation plus réaliste des émotions. Sans oublier les compositions audacieuses et le travail sur les masses de noirs et de blancs pour accentuer la symbolique du récit.

Tous les récits évoqués se trouvent dans l’Anthologie proposée par Glénat avec par exemple La Princesse Iguane, qui donne une vision très intime et puissante de l’incompréhension familiale et de l’opposition des jeunes filles avec leurs parents. On notera l’exception du Cœur de Thomas édité chez Kazé.
Pour y voir plus clair, voici le contenu du coffret : 9 récits regroupés sous deux labels « De la rêverie » et « De l’humain » :  A Drunken dream(1980)lls sont 11 ! (1975, 2 parties), Le petit flûtiste de la forêt blanche(1971)Et La fille de l’iguane, (1992) pour le premier volume. Demi dieu(1984),  November gymnasium(1971), Pauvre maman(1971) et Egg stand(1984) pour le second.
Difficile de croire qu’aucun éditeur n’ai souhaité publier d’autres histoire depuis 2013, on espère une version française de A, A’, Star Red ou d’autres titres prochainement.

6. NONNONBÂ : SHIGERU MIZUKI

Intégrale chez Cornelius

Figure incontournable du fantastique, de l’horreur et de la mythologie nippone, Shigeru Mizuki a popularisé les yôkaï et le folklore traditionnel japonais dans des œuvres pour adultes. Il commence sa carrière de mangaka tardivement, à 35 ans, après avoir travaillé un temps dans le kamishibai (théâtre ambulant à base d’illustrations animées en tant que marionnettes) suite à sa démobilisation de l’armée japonaise. Une période de conscrit pendant la Seconde Guerre mondiale qu’il racontera dans Opération mort, entre la perte d’un bras et la vision cauchemardesque de l’armée japonaise en pleine débâcle. Il cherchera à comprendre les causes de ce conflit avec son manga biographique Hitler, où il se documente sur le dictateur et son emprise pour le décrire à un public japonais qui ne connaît pas vraiment le pendant européen du conflit.

Avant cela il lancera sa série Kitaro le repoussant en 1959, autour d’un jeune garçon fantôme, presque humain, qui se frottera aux « yôkaï » (terme désignant les créatures et bestiaire du folklore japonais). Un univers riche qui va changer sa vie et l’occuper jusqu’à sa mort.
Pour cette série, rapidement adaptée en anime, il cherchera et restaurera un pan du patrimoine de l’archipel en compilant et réinterprétant des centaines de créatures issues des estampes, légendes et contes de son pays. Il a vraiment été l’artisan de leur renaissance entre ses mangas et ses encyclopédies, jusqu’à finir président de la « Sekai Yôkai Kyôkai » (l’Association Mondiale pour les Yôkaï.) Le monde offert par Kitaro se décline sur plusieurs spin-off en plus de la série principale : Micmac aux enfers, Mon copain le Kappa, Kappa & compagnie, Moi, la mort et Kappa ou des histoires courtes compilées sous le titre 3 rue des Mystères.

Il ira plus loin en 1977 en dessinant NonNonBâ, qui mêle autobiographie et yokaï et nous emmène à la source de sa fascination pour ces créatures et leur univers. Souvenirs, conte initiatique, essai sur la formation de l’imagination, théâtre burlesque… on pourrait trouver bien des qualificatifs pour tenter de résumer cette œuvre. Tout comme sa singularité graphique, entre réalisme et cartoon ; le récit s’articule entre la chronique sociale et la farce. Non seulement NonNonBâ est une œuvre incroyable et bouleversante sur le pouvoir de l’imaginaire et de la fiction sur le réel, mais c’est une porte d’entrée royale pour comprendre le Japon et ses codes.

Un dessin tout en variation, oscillant sans cesse entre dessin d’observation et caricature. Son esthétique particulière donne des pages très travaillées avec des ambiances fantastiques et oniriques. Dans ses décors ou certains personnages sont l’objet d’une solide attention, certains plans sont d’une grande profondeur pour contraster avec l’apparente simplicité des personnages principaux. La nature en particulier est très détaillée et réaliste, en miroir du bestiaire infini de créatures improbables qu’elle recèle à l’image de Coton volant ou de L’emmureur (alliés de Kitaro) qui se retrouvent dessinés comme deux blocs blancs au milieu de la page.

Dans Vie de Mizuki, il dessinera une autobiographie plus complète où l’on croise les grandes figures de l’époque et les débuts du manga, tout en revenant en détail sur son travail de dessinateur et son expérience militaire. Mizuki est un grand conteur, chacune de ses histoires nous plongent dans un état presque enfantin : avec le plaisir de se laisser entraîner & d’accepter ce que l’on sait impossible  pour y croire un instant. Ouvrez les portes de votre bibliothèque et laissez entrer les yokaï.

7. RANMA ½ : RUMIKO TAKAHASHI

Nouvelle édition, en sens de lecture originale, en cours de publication – 20 tomes disponibles

Non seulement sa première série fut un hit, mais elle enchaîne les succès, car chacun de ses titres est un best-seller international. Quasiment toutes ses séries figurent dans le palmarès des mangas les plus vendus au monde. Ranma ½, son plus gros succès, est traduit dans une vingtaine de langues et, avec Maison Ikkoku (Juliette, Je t’aime), il est un des mangas emblématiques du Club Dorothée et de l’arrivée du manga en France.

Elle démarre avec Urusei Yatsura (Lamu), une comédie loufoque autour d’une extraterrestre pétillante qui s’incruste dans la vie d’un lycéen suite à un sauvetage de la Terre résolu par un quiproquo. Cette série à gag met en scène la relation entre Lamu, qui maîtrise mal les conventions sociales terrienne, et Ataru, un jeune homme ordinaire tiraillé entre son attirance pour elle et sa vie « normale » au lycée. Une comédie qui n’hésite pas à flirter avec l’absurde et s’autorise toutes les fantaisies.

En parallèle, elle attaquera Maison Ikkoku destinée à un public plus âgé, sa seule série longue en seinen, la majorité de son œuvre restant du shōnen à l’exception d’histoires courtes étalées sur plusieurs années et regroupées sous le titre de Rumiko Theater (Rumiko World, Un bouquet de Fleurs rouges.) Revenons à Maison Ikkoku, une comédie romantique au cadre resserré qui met en scène la relation et les sentiment de Yusaku (Hugo) et de Kyoko (Juliette), mais aussi des autres habitants de la pension et de Shun (François) l’éternel rival. Un vaudeville rythmé et parsemé de gags pour cette romance éternelle.

Après Mermaid forest une très courte série sombre et fantastique, elle entame le manga qui sera son œuvre la plus connue, Ranma ½. Deux amis arrangent le mariage de leurs enfants afin de pérenniser leurs écoles d’arts martiaux, mais l’arrivée de Ranma et de son père Genma chez la famille Tendô ne sera pas simple. En combattant dans des sources magiques en Chine, le père et le fils ont été victime d’une malédiction, celle de se transformer au contact de l’eau chaude ou froide. Ranma voit son corps devenir masculin ou féminin ce qui sert de moteur comique à la série. Ce secret complique les relations entre Ranma et sa fiancée Akane, mais également pour à peu près tous ceux qui gravitent autour d’eux. Un dispositif qui sera étendu à pas mal de personnages qui auront une double identité, et qui s’amplifie vers la fin de la série qui devient de plus en plus fantastique. Ce récit questionne l’identité et le genre à travers ce dédoublement et tous les secrets qui parcourent l’œuvre. Un habile mélange d’aventure/d’action et de comédie de mœurs sur le Japon conservateur.

Suivrons Inu-Yasha et Rinne, deux shōnens aux ambiances fantastiques. Une quête au cœur du monde des Yokaï pour le premier et une chasse aux esprits dans la seconde qui tourne autours des Shinigami (dieux de la mort japonais connus du public français grâce à Death Note et Bleach). Les deux titres se tournent plus vers le shōnen classique et l’aventure que l’humour et la comédie.

Le style de Rumiko Takahashi fait partie de ces mangas identifiables du premier coup d’œil. Un trait énergique qui va à l’essentiel, un poil prisonnier de son époque pour le lecteur d’aujourd’hui. La grande force de l’autrice est son sens de la narration et le rythme très travaillé de ses planches plus que l’attention portée aux détails. Son humour, son sens de l’observation et la finesse des relations entre les personnages lui ont permis de rester l’un des auteurs les plus influents depuis 40 ans. 

L’autrice a exporté le Japon et ses particularités dans le monde entier en créant des personnages universels quelque soit le décor. Autre clef de son succès international, elle a introduit des personnages principaux féminins dans les shōnens et ouvert le genre vers plus diversité. Infatigable, la mangaka a attaqué en 2019 une nouvelle série Mao, sur laquelle nous avons encore peu d’infos. Mais suite à son prix remporté à Angoulême cette année, une grande exposition devrait avoir lieu début 2020 lors du prochain Festival, permettra d’en savoir plus.

8. UNE VIE DANS LES MARGES : YOSHIHIRO TATSUMI

2 volumes chez Cornelius – série terminée

Yoshihiro Tatsumi fait partie de ces grandes figures tutélaires du manga pour plusieurs générations d’auteurs, tant par son approche intime et réaliste de la société japonaise que par son style graphique. Il est l’un des fondateurs du manga d’auteur et un instigateur du « Gekiga », une forme nouvelle de fiction ancrée dans le quotidien, en réaction aux « Story Manga » alors en vogue et incarnés par les œuvres de Tezuka. Son œuvre marque un moment clef pour l’industrie du manga et si elle est aujourd’hui reconnue, elle a mis un peu de temps à émerger en France.

Déjà 2 volumes d’une anthologie de ses travaux sont parus (sur 5 prévus : Cette ville te tuera, Rien ne fera venir le jour) dans un format qui se veut le plus complet et pointu sur l’auteur. Des nouvelles graphiques qui abordent dans le Japon conservateur des années 60-80 des sujets forts comme l’amour débarrassé de la romance, la vie familiale non idéalisée ou des thématiques délicates comme l’avortement, la maladie, le suicide, le travail avilissant… Des histoires courtes qui questionnent la morale à travers des personnages attachants et très vivants. L’ensemble est saisissant et puissant, on découvre ou redécouvre l’œuvre d’un des plus grands mangakas et son regard acéré sur son époque. L’éditeur propose un rapprochement avec Balzac et sa construction de sa Comédie humaine en préface du livre que Tatsumi approuvait malicieusement.

Yoshihiro Tatsumi dessina ses mémoires dans Une Vie dans les Marges. Une autobiographie sur son parcours de mangaka, ses lectures de jeunesse, sa rencontre avec les créateurs de l’époque, le milieu éditorial, la révolution gekiga : le tout sur fond de chronique sociale sur le Japon d’après-guerre. Pauvreté, chômage, malaise social,… les grands thèmes qui ont fait le succès du gekiga trouvent leurs origines dans l’enfance de ce personnage. Après sa défaite et sa mise sous tutelle par les USA, le Japon va mal et les classes sociales les plus fragiles vont en payer le prix fort. C’est dans ce climat rude et austère que notre héros passionné de manga — un médium nouveau dominé par le prodige Osamu Tezuka, dont les codes et les habitudes de lecture évoluent rapidement — va orienter sa vie autour de cette pratique. Comme beaucoup de ses pairs, il se forme très jeune, en recopiant les illustrés et les mangas du moment et en se plaçant comme assistant auprès de dessinateurs accomplis. Le parcours de cet alter ego de l’auteur va nous révéler son plus grand secret : dessiner, dessiner et dessiner, la pratique comme seule école.

Son style et sa manière de représenter le monde ont forgé une école graphique et ont influencé bon nombre de dessinateurs contemporains. Le ton sombre contraste avec les dessins lumineux, et la violence des situations est servie par une mise en scène légère. À travers ses planches et son découpage, il parvient à nous emporter dans cette exploration sans artifice d’histoires qui souvent finissent mal. Mais c’est surtout ses thèmes et son sens de la mise en scène qui feront de ce jeune dessinateur le maître d’un genre nouveau.

Récompensé dans de nombreux pays pour cette œuvre testament, ce diptyque a occupé les dix dernières années de la vie de Yoshihiro Tatsumi. Disparu en 2016, il nous lègue un témoignage fort et attachant sur une vie de travail et de création toujours en prise avec la réalité. Les œuvres de Tatsumi tendent à l’universel et nous touchent par son approche personnelle. Une manière poétique et artistique de voir le monde qui ne fait pas abstraction de la condition humaine et des problématiques de son temps.

9. QUARTIER LOINTAIN : JIRŌ TANIGUCHI

Intégrale chez Casterman – série terminée

Le mangaka le plus européen, celui qui fut plus célébré en France que dans son pays, Jirō Taniguchi a créé un type de manga bien à lui. Touche à tout, Il a dessiné des mangas de tous les genres tout au long de sa carrière avant de s’orienter vers une approche plus personnelle, en marge de l’industrie, s’inspirant plus d’auteurs européens que japonais. En témoigneront les collaborations avec Moebius, pour Icare, et Jean-David Morvan pour Mon année.

Il démarre sa carrière à la fin des années 1970 et se consacre aux mangas de genres: polar, sport, aventure, action… Ce sera sa collaboration avec l’écrivain Natsuo Sekikawa qui va changer la donne. Il commence par Trouble Is My Business, une variation sur la figure du détective privé avec un héros réservé et maladroit, puis plusieurs nouvelles avant d’attaquer l’adaptation Au temps de Botchan, une immense fresque littéraire et sociale du Japon de l’ère Meiji (entre 1868 et 1912, période d’industrialisation et d’ouverture du Japon). Ce manga, plusieurs fois récompensé, ouvre une voie littéraire peu exploitée en manga. Durant les dix ans de publication de cette série, il réalise plusieurs titres autour de la figure du samouraï dont le très philosophique Kaze no shô, le livre du vent et L’homme qui marche. Point de départ de son approche contemplative et poétique. Avec cet album, il trouve un style nouveau qu’il perfectionnera dans ses livres suivants, les nouvelles de L’Orme du Caucase, Le Journal de mon père, et Quartier Lointain. C’est ce dernier titre qui retiendra particulièrement l’attention.

Conte moderne, Quartier Lointain propulse un adulte dans son corps d’enfant à un moment clef de son enfance, la période où tout allait changer pour sa famille. Une exploration intime de ce qui nous constitue comme adulte, de la part de l’enfance dans notre construction et sur ce rêve un peu fou que tout le monde a fait d’avoir une chance de recommencer. La force des récits de Taniguchi et de cette oeuvre en particulier est qu’ils tendent vers l’universel, chaque histoire peut s’affranchir du lieu ou de l’époque pour parler à tous, tout en restant très incarnée dans le cadre de l’histoire.

Il enchaîne les pépites avec Le Sommet des dieux ou Le Gourmet solitaire, écrit avec Masayuki Kusumi, où nous suivons les envies et les promenades d’un homme d’affaires qui se demande ce qu’il peut manger –plaisir qu’il se réserve tel un jardin secret pour se couper de son travail dont on ne sait pratiquement rien. Chaque découverte est une fête, un nouveau plat rappelle un souvenir, un menu d’autres envies… Une grande partie des histoires de Jirō Taniguchi évoquent une quête intérieure, une envie de comprendre le monde ou de devenir meilleur. Ce manga est l’une des rares exceptions à la règle, les auteurs s’y permettent de s’attarder sur la saveur de l’instant présent ; un plaisir rare dans notre société hyper connectée qui prône la rapidité et l’efficacité.

Le Sommet des dieux se rapproche de l’aventure et des grands espaces du début de sa carrière. Une course dans les montagnes de l’Himalaya derrière les pionniers de l’Everest. Une enquête atypique sur la disparition d’un alpiniste chevronné par un amateur éclairé, une fiction très réaliste adaptée du roman de Baku Yumemakura.

Jirō Taniguchi a un dessin que l’on qualifie souvent « d’Européen », c’était d’ailleurs un grand lecteur de bandes dessinées franco-belge. Son trait s’est toujours rapproché de l’épure, d’une ligne claire manga bien à lui qui a rendu son style unique et lui a permis de devenir un des mangakas les plus populaires en France. Son sens de la narration et du découpage sert admirablement le propos, avec une économie de texte au service de l’émotion et de l’appropriation de l’histoire par le lecteur, ses héros sont souvent des avatars qui nous permettent d’intégrer son univers.

Grand conteur de l’instant qui mettait en scène l’importance de l’enfance et des souvenirs comme constitutifs de nos vies d’adultes, Jirō Taniguchi a laissé une oeuvre très éclectique, bien plus complexe qu’on ne pourrait le croire au premier abord.

10. 20TH CENTURY BOYS : NAOKI URASAWA

12 volumes Perfect Edition chez Panini manga – série terminée

Probablement le mangaka contemporain le plus adulé, expert des scénarios les plus alambiqués, Naoki Urasawa est aussi un grand connaisseur du milieu éditorial à travers sa série de documentaire sur les mangakas. Après quelques histoires courtes il attaque deux séries en parallèle: Pineapple Army, une série sur un prof d’autodéfense au look de Rambo mais plus proche du grand naïf efficace à la City hunter que du vétéran. Mais surtout Yawara! et son héroïne judokate qui va être un immense succès au point de relancer l’engouement des Japonais pour ce sport. Une comédie romantique et sportive qui est encore à ce jour sa série la plus longue ( ces deux séries sont indisponibles encore en France). Suivra Master Keaton, qui reprendra un peu les codes de Pineapple Army, en faisant cette fois de son héros un genre d’Indiana Jones version Mike Horn. Une série bien ficelé devenue un classique qui établira les thématiques importantes de son œuvre à venir. Vient ensuite Happy, série décalée qui mêle champions de tennis et yakuza. Une comédie un peu plus sombre où une héroïne doit gagner pour sauver sa famille. 
 

Il enchaînera avec Monster, une œuvre charnière qui va imposer sa patte et faire de lui un mangaka attendu par ses fans dans le monde entier. Un thriller bien pensé, qui prend par surprise les lecteurs dans un jeu d’esprit beaucoup plus effrayant et excitant que les histoires habituelles du genre. Un médecin accusé de meurtre par à la poursuite du “monstre” qu’il a créé en plein milieu d’un complot politique dans l’Europe post communiste. La tension permanente, les personnages fouillés aux intrigues complexes qui s’entremêlent, les complots… le mangaka a trouvé sa voie, questionnant la frontière entre le bien et le mal, il pousse ses personnages à faire des choix qui auront des conséquences. 

Il se lance alors dans 20th Century Boys, une saga magistrale qui raconte en parallèle le destin d’une bande de gamins, amis ou ennemis à l’école, et l’ascension d’une secte au Japon qui tente de détruire le monde pour des raisons liées à ce groupe d’enfants. Une fresque faite d’aller et retour dans le temps pour comprendre toutes les ramifications et les conséquences des actes de ces pré-ados sur leur futur à cause de la détermination d’un mystérieux camarade nommé Ami. L’univers convoqué dans cette histoire entre les années 1960 et le passage à l’an 2000, est chargé de références et de fantasmes très liés à la musique rock et à l’imaginaire de la science-fiction old school réinterprété par Urasawa. Terrorisme, complots géants, robots, prédictions, lavages de cerveaux, réalités virtuelles, masques et bases secrètes… La fiction devient réalité et ce n’est pas une bonne nouvelle. 

Après cet immense succès, il dessine Pluto, réinterprétation magistrale d’un épisode d’AstroBoy d’Osamu Tezuka « Le robot le plus fort du monde » où il implémente les caractéristiques de son univers tout en respectant l’œuvre originale. En évitant le piège de la redite, N.Urasawa redéploie ce combat entre Astro et Pluto, le tueur de robots, en un thriller psychologique inquiétant. Sociétés secrètes, meurtres rituels, réflexions sur la nature humaine, frontières floues entre le bien et le mal… Le tout en gardant le côté très SF de la série originelle avec quelques clins d’œil et emprunts aux maîtres du genre : I.Asimov et P.K.Dick. L’allusion à Dick n’est pas anecdotique tant les réflexions du personnage principal – qui n’est pas Astro ! – ressemblent à celles des répliquants de Blade runner.

Sa dernière grande série en date est Billy Bat, une grande histoire de complot mondial avec pour fil rouge un mangaka et sa créature qui semble relier toutes les histoires inexpliquées et les conspirations de l’humanité, de Jésus à Kennedy. Un peu plus alambiqué que ses œuvres précédentes (c’est pour vous dire le niveau) la série a le mérite de parler de dessin et de création à travers les différents dessinateurs impliqués et cette chauve-souris énigmatique. Il s’interroge sur l’Idée, le plagiat et la place des auteurs. Il tire ce fil de pensée dans son dernier livre en date : Mujirushi ou Le Signe des Rêves, qui se déroule au Musée du Louvre et a rejoint la collection dédiée. Il s’y approprie un personnage de la culture populaire japonaise : Iyami de Fujio Akatsuka, et axe son histoire autour de plagiaires de tableaux issus du Musée du Louvre. Iyami est un personnage d’escroc qui jure connaître la France sur le bout des doigts sans jamais y avoir mis les pieds, un beau-parleur dont le discours est plein de tics de langage, d’expressions françaises et de connaissances approximatives sur ce pays qui le fascine. Un héros parfait pour cette intrigue censée se dérouler au Louvre et qui se passe au Japon. Si le mystère, la conspiration, les non-dits et fausses pistes sont légions comme dans tous ses ouvrages ; grâce à ce héros de cartoon (ou avec le jeu des masques d’un certain président) l’humour est omniprésent. Que l’on se rassure, la patte du maître est là : l’intrigue est alambiquée à souhait, les allers-retours temporels nombreux et personne n’est ce qu’il semble être.

Urasawa excelle dans l’art de mettre en scène les émotions et les tourments des héros à travers leurs expressions, et ce nouveau volume est très intéressant concernant ses choix graphiques : l’album éclipse une grande partie des décors pour faire la lumière sur ses personnages (assez troublant pour un album sur le Louvre et ses œuvres.) On reconnait ses visages très incarnés, souvent identifiables à un détail physique. Le style d’Urasawa tient dans cette dualité forte entre des décors très réalistes et des personnages croqués, aux traits exagérés et proches du cartoon. Un héritage assumé du travail d’Osamu Tezuka dont il est inconditionnel, une technique déjà employée par le « Dieu du manga » dans ses œuvres. Son travail reste dans le registre réaliste, entre ses univers très urbains qui utilisent des lieux et monuments historiques réels au rendu très fidèle, et sa maîtrise des trames et des ambiances.

À noter que l’on parle de l’auteur, mais bien que non crédité sur les premières séries (son nom apparaît à partir de Pluto) l’assistant éditorial (« tantôsha » en japonais) Takashi Nagasaki est aujourd’hui le co-scénariste officiel de la plupart des œuvres d’Urasawa (après une période en tant que scénariste officieux). Il l’est également pour plusieurs autres séries, sous pseudo, dont la plus connue est Inspecteur Kurokôchi.

Naoki Urasawa s’interroge beaucoup sur le dessin dans ses œuvres, mais également auprès de ses confrères puisque depuis 2014, il réalise une série de reportages intitulés Manben où il filme et interviewe des mangakas à travers tout le Japon. Il travaille aujourd’hui sur une nouvelle série Asadora! où on aperçoit catastrophes naturelles, monstres et aller-retour dans le temps. Dans cette nouvelle œuvre, les grands événements sportifs, dont les Jeux Olympiques à venir, cachent pas mal de choses…

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Image principale ©Kazuo Kamimura/AIIKUSHA COMICS

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