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par La rédac' Bubble - le 11/06/2020
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par La rédac' Bubble - le 11/06/2020

BD : les sorties de mai 2020 qu’il ne fallait pas rater

Première fournée de nouveautés post-confinement, voici les albums qui nous ont marqués en ce mois un peu particulier. Si vous cherchez de bonnes lectures, voici les meilleures sorties de mai.

Un rendez-vous mensuel réalisé à plusieurs mains par Rémi I., Thierry Soulard & Thomas Mourier. Retrouvez toutes les sorties BD, comics et manga sans la rubrique “Notre oeil sur les sorties”. Et venez en discuter avec nous sur les réseaux : FacebookTwitterInstagram.

📰 Sommaire

Nos conseils du mois

🔶 Pucelle de Florence Dupré la Tour, Dargaud 
🔶 L’Homme qui tua Chris Kyle de Fabien Nury et Brüno, Dargaud
🔶 Extinctions T2,  le Transperceneige de Jean-Marc Rochette & Matz, Casterman 
🔶 Mes ruptures avec Laura Dean de Mariko Tamaki et Rosemary Valero-O’Connell, Rue de Sèvres
🔶 Un travail comme un autre de Alex W. Inker, Sarbacane
🔶 San-Antonio T2 Si ma Tante en Avait de Michaël Sanlaville, Casterman
🔶 Longue vie de Stanislas Moussé, Le Tripode
🔶 Freak Parade de Fabrice Colin & Joëlle Jolivet, Denoël Graphic 
🔶 Doggybags #15 de collectif, Ankama

Séance de rattrapage 

🔶 Seules à Berlin de Nicolas Juncker, Casterman
🔶 Traverser l’autoroute de Sophie Bienvenu et Julie Rocheleau, La Pastèque
🔶 Béatrice de Joris Mertens, Rue de Sèvres
🔶 Une anthologie d’Edward Gorey, Le Tripode 

La sélection jeunesse  

🔶 Calfboy 2, de Rémi Farnos, édition la Pastèque
🔶 La grande métamorphose de Théo, Marzena Sowa et Geoffrey Delinte, édition la Pastèque


Nos conseils du mois

Pucelle de Florence Dupré la Tour, Dargaud 

Pucelle de Florence Dupré la Tour, Dargaud

Après Cruelle, qui inaugurait un cycle autobiographique (lire le coup de cœur), Florence Dupré la Tour poursuit son exploration de l’enfance et de ses tabous avec ce style qui alterne entre l’humour & la froideur,  entre l’intime & l’universel. Dans ce nouveau livre, elle aborde la sexualité, la religion et l’égalité femme-homme avec un spectre qui hante tout le livre : les non-dits. 

Chez elle, pas question de parler du corps et encore moins des bouleversements hormonaux comme les règles qui font leur apparition ou la grossesse de sa mère, floutée derrière une rengaine de « petite graine ». Devant les interdits moraux et les tabous, la jeune Florence s’interroge, n’ose pas connaître ou poser des questions son propre corps. Pire, certaines interrogations ou moments clefs de sa puberté se transforment en véritables humiliations en famille. 

Au fil des pages, le problème de cette jeune fille se fait plus universel, cette ignorance et ce mal-être révèlent un problème d’éducation et d’égalité femme-homme dans nos sociétés. Maintenu dans une forme de naïveté par des parents peu ouverts et traditionalistes, ce manque d’information couplée à la position d’infériorité de la femme, véhiculée par la religion pratiquée dans sa famille, fait peser un poids supplémentaire sur les bouleversements naturels déjà à l’œuvre. Difficile de se projeter quand les seuls modèles féminins dont on parle sont Jeanne d’Arc dite la « pucelle » ou que tout ce qui touche au corps est appelé « le péché de chair »et les femmes en général restent le sexe faible.

Une histoire complexe avec des conséquences sur éducation et sa construction personnelle que l’autrice choisit de nous raconter avec beaucoup de recul et d’esprit. Un humour grinçant dont elle s’est fait une spécialité depuis quelques livres. Qui lui permet d’aborder ses sujets sombres avec un peu de légèreté, sans jamais tomber dans la caricature ou le pathos.  

Pour souligner cette dualité, elle a opté pour un travail en bichromie (rose et gris) où le trait noir de l’encre de Chine est rehaussé à l’aquarelle. Le trait suit cette inclinaison avec des variations, déformations et expositions pour accompagner les émotions. Un mélange de techniques traditionnelles qui favorise le côté accidentel du dessin et l’imprévu, dans un univers très construit. 

Un premier volume qui s’inscrit déjà comme l’un des livres forts de cette année, qui appelle une suite attendue. Et qui, comme Cruelle (ou Carnage pour un public averti) publiés ces dernières années, doit figurer en bonne place de vos prochaines lectures.

Thomas Mourier 


L’Homme qui tua Chris Kyle de Fabien Nury et Brüno, Dargaud

L'Homme qui tua Chris Kyle de Fabien Nury et Brüno, Dargaud

Loin des récits noirs à la Tyler Cross, Fabien Nury et Brüno s’attaquent cette fois-ci une BD biographique et documentaire présentant « la légende » Chris Kyle et Eddie Ray Routh, l’homme qui le tua. Le premier est connu comme le tireur d’élite le plus létal de toute l’histoire de l’armée américaine, le second est un ancien marine subissant de plein fouet un stress post-traumatique.

Loin de la vision hagiographique que l’on prête au film « American sniper » de Clint Eastwood, cette BD retrace l’histoire de ces deux hommes avec une volonté de distanciation et d’objectivité maximale. Reprenant des dialogues, interviews, vidéos et faits véridiques, elle dresse en filigrane le portrait de l’Amérique d’aujourd’hui dans toute sa complexité et ses contradictions. De son rapport à la guerre, aux armes, aux militaires, aux vétérans, au patriotisme… mais également au journalisme, à l’impunité, au paraître, à l’autojustice, à l’opportunisme… Le résultat est troublant.

Notez qu’il existe également une édition limitée noir et blanc en grand format augmentée de 16 pages comprenant interview, recherches graphiques et planches commentées.

Rémi I. 


Extinctions T2,  le Transperceneige de Jean-Marc Rochette & Matz, Casterman 

Extinctions T2,  le Transperceneige de Jean_Marc Rochette & Matz, Casterman

Dernière trilogie de l’univers du Transperceneige : Extinctions se présente comme un prequel de la série, couvrant les derniers jours de l’humanité avant la catastrophe. Pour ceux qui auraient manqué le début, cette série dépeint un futur post apocalyptique où le monde est plongé dans une nouvelle ère glaciaire où les survivants cohabitent dans un bunker roulant, un train tournant autour du globe et qui ne s’arrête jamais. Un univers noir et tragique où les abandonnés des wagons de queue se battent pour survivre, tandis que les nantis des wagons de luxe vivent une croisière sans fin. (Lire le coup de cœur complet sur la série originale pour en savoir plus

Après 3 albums réunis en une intégrale sur un scénario de Jacques Lob puis Benjamin Legrand et un volume de clôture Terminus avec Olivier Bocquet. Le dessinateur Jean-Marc Rochette collabore avec Matz sur cette nouvelle série qui s’attache aux origines de la mythologie du Transperceneige : la construction du train et la sélection de ses passagers, la catastrophe et le début de la glaciation. Une histoire en 3 parties dont le 2e vient de paraître, qui aborde l’univers avec un angle politique plus contemporain, sur le désastre écologique en cours, les luttes de pouvoirs, les milliardaires « philanthropes » qui se substituent aux états… 

Avec un dessin qui se réinvente à chaque cycle, le dessinateur offre ici un trait plus pictural, plus épais à ses personnages que vient mettre en lumière la couleur. Absente de la saga jusque là, la couleur marque une rupture avec ce récit d’avant la catastrophe. Après un T1 assuré par José Villarrubia et la suite par Isabelle Merlet, ce nouvel élément s’accompagne d’un travail sur les décors et les cadrages nouveaux dans la série. On s’éloigne des plans serrés pour des plans larges autour des grandes capitales, on abandonne le découpage linéaire du train pour des narrations multiples aux 4 coins du monde, plus proche du thriller contemporain que du huis clos original. 

Un changement de ton qui permet à la série de se renouveler, avec un rythme tirant vers l’efficacité et moins l’onirisme des débuts. Un poil dommage, j’aimais bien le côté science-fiction rêveuse plus que le thriller moderne. Même si celui-ci s’ancre bien dans notre actualité avec ses éco terroristes, ses milliardaires façon Elon Musk qui peuvent réaliser des projets que les gouvernements n’ont pas les moyens d’imaginer. On y trouve une dimension humaine à travers le récit des aspirants passagers, des déclassés, des abandonnés là où les autres volumes évoquaient les passagers de l’arrière en termes de groupe.

Jean-Marc Rochette évoquait dans une interview que ce serait probablement son dernier travail sur cet univers (après le T3 à venir), on vous le conseille si vous êtes fan. Si vous ne connaissez pas l’univers, attaquez dans cet ordre : Le Transperceneige (intégrale 1 à 3) ; Terminus ; Extinctions (T1 & 2)

Thomas Mourier 


Mes ruptures avec Laura Dean de Mariko Tamaki et Rosemary Valero-O’Connell, Rue de Sèvres

Mes ruptures avec Laura Dean de Mariko Tamaki et Rosemary Valero-O'Connell, Rue de Sèvres


Frederica sort avec Laura Dean, l’une des filles les plus populaires du lycée. Enfin, éperdument amoureuse, Freddy subit surtout tromperies, excuses et réconciliations ne sachant pas réellement comment réagir.

Dans ce volume les autrices ont le tact de présenter une relation homosexuelle en toute simplicité, sans aucun fantasme ou faux pas. Leurs ados se cherchent, mais assument déjà bel et bien leur homosexualité. Au travers de ce couple, elles illustrent la complexité des premiers amours et le besoin d’accompagnement nécessaire à leur construction émotionnelle. En plus de décrire avec acuité leur quotidien, elles mettent le doigt sur leur relation toxique et la présentent dans toute son insidiosité.

Si Mariko Tamaki a déjà fait ses preuves en tant que scénariste, Rosemary Valero-O’Connell marque avec ce titre une belle entrée dans le monde de la BD. Son dessin épuré, ses planches aérées aux aplats de rose et ses compositions de pages montrent une connaissance du médium et une volonté de ne pas s’y enfermer.

Cette première collaboration est une très belle réussite, fine et réconfortante, à ranger quelque part entre Le Prince et la couturière et les livres de Tillie Walden.

Rémi I. 


Un travail comme un autre de Alex W. Inker, Sarbacane

Un travail comme un autre de Alex W. Inker, Sarbacane

En 1920 en Alabama, le jeune Roscoe se voit obligé d’exploiter la ferme familiale qu’il a héritée de sa femme. Il déteste ça. Ce qui lui plaît vraiment, c’est l’électricité. Il décide un jour de brancher illégalement sa maison au réseau électrique. Peu de temps après, la police vient l’arrêter pour homicide : le pylône qu’il avait trafiqué a causé la mort d’un employé du réseau. Roscoe croupira 20 ans en prison.

Dans cette histoire adaptée du roman éponyme de Virginia Reeves, Alex W. Inker arrive à retranscrire l’ambiance économique, sociale et humaine si particulière et brutale de cette période, en appuyant sur la pauvreté, le racisme et les conditions d’incarcération… Son propos qui sent bon l’Amérique profonde est exalté par un graphisme rétro à la bichromie rouge et bleu très travaillée, entre aplats, trames et lignes dont les couleurs se chevauchent.

À 34 ans et après les remarqués Apache, Panama Al Brown, et Servir le peuple, Alex W. Inker continue de s’imposer comme l’une des grandes figures de la nouvelle génération d’auteurs français de bandes dessinées. Pour ne rien gâcher, les éditions Sarbacane servent un ouvrage grand format de très belle fabrication.

Rémi I. 


San-Antonio Si ma Tante en Avait de Michaël Sanlaville, Casterman

San-Antonio Si ma Tante en Avait de Michaël Sanlaville, Casterman

Deuxième adaptation d’un roman de Frédéric Dard par Michaël Sanlaville à la suite de San Antonio chez les gones en 2018. Un nouvel album où le dessinateur se lâche après un premier tome plus timide, ici le découpage et le dessin épouse le côté gargantuesque des personnages et de l’univers de Dard. C’est un vrai plaisir visuel, plein d’énergie et d’humour que nous offre Michaël Sanlaville, une relecture joyeuse de l’un des 175 titres de la saga San-Antonio.

Arrivée en Bretagne pour le grand séducteur de la police nationale et son équipe, où leur peur initiale de s’emmerder va vite tourner à la cavalcade entre complots, explosions et cadavres tout au long de la côte. Très dynamique, l’intrigue et les choix de narration en font un album à lire d’une traite, un souffle qui nous entraîne dans cet imbroglio façon polar dont l’intérêt réside dans ses personnages, son humour et la grivoiserie. L’auteur s’amuse et prend plaisir à mettre en scène ces non-aventures, où seules les frasques du commissaire, de Beru ou Marie-Marie nous intéressent vraiment. 

Le trait de Michaël Sanlaville a toujours eu un aspect généreux, mais là il monte d’un cran avec une gestion du découpage impeccable où les planches nous font ressentir la vitesse ou l’action dans leurs formes (du tangage, du vent) et où certains personnages sortent du cadre pour mordre sur la case. Mieux, des objets volent en permanence comme chez Gotlib ou Greg. On n’a rarement eu planches plus vivantes dans un polar. 

Son casting de gueules s’offre Brad Pitt, Renaud et Brigitte Bardot (après DSK, Zemmour & Depardieu dans l’album précédent.) Un univers joyeux, bon vivant qui colle parfaitement à l’esprit des romans, Michaël Sanlaville propose une relecture réjouissante de San-Antonio avec ce même esprit extravagant et de pure évasion. 

Thomas Mourier 


Longue vie de Stanislas Moussé, Le Tripode

Longue vie de Stanislas Moussé, Le Tripode

Récit dense, ce deuxième livre de Stanislas Moussé prolonge le fil tiré avec Chaos en 2018, une histoire sans texte avec de grandes planches, pleines de personnages et d’actions parallèles que l’éditeur compare à Où est charlie ? pour vous donner une idée. Une quête médiévale fantastique qui couvre sur plus de 200 pages très travaillées, l’existence d’un berger devenu roi du monde. 

À la manière des sagas islandaises, le livre couvre une vie illustre et raconte celle de ceux qui l’ont côtoyé, Longue vie porte bien son nom. Ce jeune berger dont la famille est massacrée dans les premières pages va se mettre en marche et croiser toutes les créatures du royaume, bâtissant accidentellement ou non sa propre légende. Comme dans tout grand récit initiatique, notre héros qui n’est pas préparé à ça va affronter des créatures toujours plus dangereuses et se retrouver au cœur des menaces du royaume. 

Pour rendre très lisibles ses planches pleines de détails, l’auteur garde une narration très fluide et concentre son histoire autour de ce personnage, laissant le temps à l’œil du lecteur de se perdre dans les décors immenses sans pour autant perdre le fil. Travaillant au Rotring, stylos très fins prisés par les architectes chaque planche est une illustration à part entière. Graphiquement proche du travail de Christophe Hittinger, de Sophie Guerrive ou de Jim Woodring, cet album est à lire à plusieurs vitesses. 

Je ne peux m’empêcher de faire un parallèle avec l’œuvre de Jacques Abeille publiée chez le même éditeur, pour cet esprit ambitieux de cartographier & de crédibiliser des univers fictifs. Lisez son Cycle des Contrées,  romans illustrés par François Schuiten, depuis les Jardins Statuaires et son prolongement en bande dessinée : Les Mers Perdues avec le même dessinateur. Fin de la parenthèse enchantée. 

Longue vie se lit comme un album complet, mais l’auteur a déjà annoncé pour la fin d’année, une forme de suite avec l’histoire du fils dans un format plus dense.

Thomas Mourier 


Freak Parade de Fabrice Colin & Joëlle Jolivet, Denoël Graphic 

Freak Parade de Fabrice Colin & Joëlle Jolivet, Denoël Graphic

Relecture ambitieuse et malicieuse de Freak, le film culte de Tod Browning, cet album revisite le mythe en imaginant les coulisses de cette œuvre majeure du merveilleux moderne. Si vous n’avez jamais vu le film La Monstrueuse Parade (ou Freaks en V.O.) sorti en 1932, je vous le conseille vivement, mais avec une mise en garde, ce n’est pas pour tous les publics et vous devez vous attendre à un long-métrage étrange.À la fois féérique & monstrueux, enchanteur & trivial, saisissant & terrifiant. Une histoire d’amour, de vengeance et d’acceptation de soi où les monstres ne sont pas toujours ceux qu’on imagine. 

Le réalisateur a écumé les USA pour rassembler des “freaks” des personnes présentant des malformations physiques, des particularités qui les ont conduits à se produire dans des cirques ou d’être présentés comme monstres de foires. Avec ce casting jamais vu et jamais revu dans l’histoire du cinéma, le film n’a pas fait l’unanimité à sa sortie effrayant les spectateurs et signant la fin de la carrière de son mystérieux réalisateur. Pourtant cette fiction qui ne ressemble à aucune autre va être redécouverte et acquérir le statut d’œuvre culte, de jalon important dans l’histoire du cinéma et de référence créative pour bon nombre d’artistes.

C’est le cas de Fabrice Colin & Joëlle Jolivet qui en imaginent les coulisses et les mystères entourant ce tournage qui a marqué Hollywood dans l’entre-deux guerre. En appuyant sur l’autre grande particularité de ce film : la mise en scène de personnes qui ne sont pas des acteurs. Même si beaucoup ont l’habitude de la scène, ces comédiens improvisés ont été recrutés pour leurs physiques ou leurs particularités. On y croisera aussi les éminences noires du showbiz portant dans leurs sillons affaires de mœurs, de drogues ou de corruption, l’industrie du cinéma reste loin du conte de fées des magazines. La bande dessinée exprime à merveille cette dualité d’un film atypique, de cette réunion de talents et de personnalités qui tourne au récit initiatique pour le spectateur/lecteur, que nous vinons à travers les yeux de son héros curieux Harry Monroe. 

Romancier prolifique et scénariste Fabrice Colin s’était déjà illustré en bande dessinée sur quelques “monstres” avec la Brigade chimérique ou sur les ombres de l’industrie du spectacle avec Nowhere Island ou Gordo. Au dessin, Joëlle Jolivet, illustratrice qui signe son premier projet de BD après plusieurs dizaines de livres jeunesses dont le très prisé en librairies Costumes ou plus décalés comme Os court ! & 10 p’tits pingouins avec Jean-Luc Fromental. Son trait se fait plus acéré et charbonneux pour représenter cet univers, collant à cette noire féérie. Pour nous tenir au plus près des personnages et garder cette aura de malaise, elle a choisi un découpage très dense, avec un jeu de cases élevées qui fourmillent de détails et qui ne respirent que par la couleur. Des couleurs surannées en aplats qui révèlent ou masquent certains détails. 

Un conte noir très maîtrisé, envoûtant et perturbant. Histoire dans l’histoire, relecture éclairante ou prolongement de la rêverie de 1932, cet album intrigant est une des très bonnes surprises de ce début d’année.

Thomas Mourier 


Doggybags #15 de collectif, Ankama

Doggybags #15 de collectif, Ankama

On croyait avoir mis un point final à l’aventure Doggybags en février 2017 avec la sortie de son 13e tome, mais force est de constater que l’aventure continue. Après une pause nécessaire à Run, fondateur et clé de voûte du projet, le collectif jouissif du label 619 a repris de plus belle depuis septembre 2019.

Souvent réduit à un simple hommage aux pulps, aux comics d’horreur, au cinéma de genre, aux séries B et d’action, cette série à de très nombreuses choses à dire. Derrière les 3 histoires courtes qui nous explosent à la face dans chacun de ses opus, Doggybags approfondit les sujets qu’il aborde. Le dernier numéro en date le prouve une nouvelle fois, tout en étant d’une actualité désarmante. En traitant frontalement les problèmes de racisme, des armes à feu et du conspirationnisme aux États-Unis, c’est tout à la fois une approche débridée, historique, et sociologique qui est couchée sur papier.

Souvent copié, mais jamais égalé, Doggybags arrive à publier dans chaque numéro du très bon divertissement, bien accompagné et mis en image par de talentueux dessinateurs. Inutile de bouder notre plaisir !

Rémi I. 


Séance de rattrapage 

Seules à Berlin de Nicolas Juncker, Casterman

Seules à Berlin de Nicolas Juncker, Casterman

Prenant appui sur deux témoignages véridiques de deux femmes ayant vécu la Seconde Guerre mondiale, Nicolas Juncker réussit à créer une fiction d’une stupéfiante vraisemblance.

À quelques semaines de la capitulation allemande, il raconte l’histoire d’Ingrid et de Evgeniya. La première est une Allemande survivant dans un Berlin ravagé par les bombardements omniprésents et travaillant pour la Croix-Rouge. La deuxième est une interprète russe du NKVD (l’ex-KGB) venue en Allemagne sur les traces d’Adolf Hitler, ou du moins pour trouver ce qu’il en reste suite à son suicide. Ces deux femmes que rien ne semble rapprocher vont apprendre à se connaître dans les ruines de ce qu’il reste du Troisième Reich.

Soutenu par un dessin charbonneux dans lequel lesquels les corps sont aussi décharnés et meurtris que les esprits, ce bout d’histoire de la grande Histoire est incisif, dramatique et bouleversant. Complexe, très loin des récits souvent trop normés et centrés sur la vision des Alliés, cet ouvrage éprouvant offre une évocation précieuse et dure de la fin de la guerre en Europe.

Rémi I. 


Traverser l’autoroute de Sophie Bienvenu et Julie Rocheleau, La Pastèque

Traverser l'autoroute de Sophie Bienvenu et Julie Rocheleau, La Pastèque

Un père, une mère, dix-sept ans de mariage, tout le confort moderne et un ado à la maison. Voilà un portrait de famille tout ce qu’il y a de plus banale. Mais celle-ci est rongée par la routine du quotidien qui divise sournoisement leur cellule domestique.

De ce mince constat de départ, il semble difficile de tirer une tranche de vie qui bouscule les émotions. Pourtant, avec son histoire à l’apparence si commune, Sophie Bienvenu y arrive et interpelle au sujet de nombreux détails intimes. En 80 pages peu bavardes, mais très vivantes, se lie une histoire de famille, d’adolescence, d’amour et de parentalité sobre, subtile et éloquente.

Remarquée pour son dessin sur Betty Boob, Julie Rocheleau exalte le quotidien de cette famille. Ses images pleines de vie, ses planches aux couleurs pastel et l’expressivité de ses lignes soutiennent les petits riens de la vie qui font bouger le quotidien. Et ce sera finalement un simple événement au bord d’une autoroute pleine de danger qui ouvrira de nouveaux horizons pour cette famille à laquelle on souhaite le meilleur.

Rémi I. 


Béatrice de Joris Mertens, Rue de Sèvres

Béatrice de Joris Mertens, Rue de Sèvres

Vendeuse dans un grand magasin dans les années 70, Béatrice a une routine bien huilée. Après avoir remarqué à plusieurs reprises un sac rouge déposé à même le sol de sa gare habituelle, elle se décide un jour à le prendre. Arrivée chez elle, elle découvre qu’il contient un simple album photo qui va chambouler sa solitude quotidienne pour la pousser vers l’inconnu. Au travers de vieilles photographies d’un couple, elle se prend à rêver de leur quotidien dans les années 30… au point de s’y plonger proprement dedans !

Récit muet d’une très grande beauté, Béatrice est l’une de ces histoires que l’on parcourt du regard aussi émerveillé qu’impatient. Porté par ses couleurs magnétiques qui dégagent une tendre nostalgie, on prend le temps de s’attarder sur les images d’un Paris/Bruxelles imaginaire, magnifié et à l’élégance fantasmée digne du Fabuleux Destin d’Amélie Poulain.

Directeur artistique et storyboarder pour le cinéma et la télévision, Joris Mertens maîtrise la narration visuelle sur le bout des doigts. Ça se voit, car tout passe par l’image et le découpage cinématographie happant. On ressort charmé par ce voyage qui offre un joli moment de poésie et qui laisse place à la divagation. À 52 ans, il signe un tout premier album qui promet !

Rémi I. 


Edward Gorey, une anthologie, Le Tripode 

Une anthologie d’Edward Gorey, Le Tripode

Séance de rattrapage pour un bel album sorti en octobre dernier, cette anthologie intemporelle regroupe cinq livres important dans la carrière méconnue d’Edward Gorey.
Ceux qui connaissent son travail le vénèrent comme Tim Burton son plus célèbre fan, ceux qui feuillettent ses livres pour la première fois sont désarçonnés par la noirceur & la beauté qui s’en dégage. Un travail plutôt confidentiel que les éditions Le Tripode rééditent depuis quelques années et là avec une belle anthologie qui reprend : L’Enfant Guigne ; Les Enfants fichus ; L’Aile ouest ; Total Zoo ; Le Couple détestable

Véritable conteur, il partage sa vision du monde singulière à travers ses dessins à la plume agrémenté de quelques lignes, des imagiers pour adultes. Adepte de l’humour noir, d’une poésie mélancolique et autodidacte surdoué, Edward Gorey à publié près d’une centaine de livres intrigants, à mi-chemin entre l’illustration et le livre jeunesse, entre la poésie et l’absurde. A la manière de Sempé, ses illustrations humoristiques amènent à sourir, à réfléchir, entre nostalgie & rêverie plus que le rire franc. Un humour décalé, sombre, parfois macabre mais toujours léger, les oeuvres de Gorey nous laissent dans un état singulier : amusé, attristé et enchanté de ces situations loufoques. 

Amateurs de bizarreries, d’étrangetés et d’images baroques, laisser vous hanter par les oeuvres de Gorey. Un auteur aussi inclassable qu’indispensable dans vos bibliothèques. 

Thomas Mourier 


La sélection jeunesse  

Calfboy T2, de Rémi Farnos, édition la Pastèque

Calfboy T2, de Rémi Farnos, édition la Pastèque

Les grands espaces américains, des cowboys-desperados paumés qui se posent des questions parfois absurdes ou décalées… Voilà qui rappelle l’excellent Lincoln de la fratrie Jouvray ou le Gus de Christophe Blain (Lire le coup de coeur). Calfboy est sans conteste à ranger sur la même étagère.

Sa spécificité, alors? Le trait de Rémi Farnos est double. Côté personnages, il est minimaliste, et rappelle les sketchs de certains auteurs de bande dessinée qui ont l’habitude du dessin de presse (Tom Gauld, Xavier Gorce…). Quand il prend du recul et s’intéresse aux décors, il devient au contraire précis et descriptif, ce qui produit de très belles pages. Pages parfois découpées en gaufrier de cases très agréables, parfois en grands dessins dans lesquels quelques cadres viennent attirer l’attention et fluidifier la narration. L’œil ainsi guidé s’attarde avec bonheur sur chaque saynète et détail, mais sans jamais perdre le fil de l’histoire.

Une série qui plaira autant aux adultes qu’aux plus jeunes. Rémi Farnos, qui a été Jeune Talent du Festival international de la bande dessinée d’Angoulême en 2014 et lauréat du prix Versele 2018, confirme qu’il est un talent à suivre.

Thierry Soulard


La grande métamorphose de Théo, Marzena Sowa et Geoffrey Delinte, édition la Pastèque

La grande métamorphose de Théo, Marzena Sowa et Geoffrey Delinte, édition la Pastèque

Curieux et poétique album que cette grande métamorphose de Théo, dans lequel on suit un oiseau qui souhaite être humain – et réalise son souhait, échangeant son corps avec celui d’un enfant qui rêve d’être oiseau. Mais être humain n’est pas si facile quand on a l’habitude de voleter et de picorer, et que tout le monde remarque qu’on a changé sans vraiment comprendre comment. Bien vite, Théo va partager son secret avec deux autres enfants dans le même cas, Louise la moustique et Michel le Lion. Un changement de corps, un changement de mentalité, un changement de comportement, un changement d’amitiés… un changement de vie en douceur, tout simplement. Avec cette Grande métamorphose de Théo, Marzena Sowa et Geoffrey Delinte proposent un album jeunesse étrange et calme, à la fois réflexion sur le changement et sur la recherche du bonheur. Un essai sur le passage de l’enfance à l’adolescence plein de recul, à la fois sensible et touchant, porté par un trait parfait pour le propos.

Thierry Soulard


Illustration principale : © Rosemary Valero-O’Connell / Mariko Tamaki / Rue de Sèvres

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