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Édito
par Thomas Mourier - le 10/02/2023
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par Thomas Mourier - le 10/02/2023

“L’ADN d’un dessinateur c’est ce qu’il n’arrive pas à résoudre” rencontre à 4 voix chez les éditions Réalistes.

Interviews croisées avec les auteur.trice.s Romane Granger & Valentin Giuili et les éditeurs Charles Ameline & Ugo Bienvenu à l’occasion de la double sortie de Bettica Batenica et Horizons magnétiques parus en ce début d’année aux éditions Réalistes.

🎙 Sommaire 
Discussion avec Ugo Bienvenu & Charles Ameline autour des éditions Réalistes
Interview de Romane Granger pour la sortie de son livre Bettica Batenica
Interview de Valentin Giuili pour la sortie de son livre Horizons magnétiques

Discussion avec Ugo Bienvenu & Charles Ameline autour des éditions Réalistes

Comment est née la maison Réalistes ? 

Ugo Bienvenu / photo © Thomas Mourier

Ugo Bienvenu : En fait, c’est Charles et Cédric [Kpannou] qui m’ont appelé un jour pour qu’on se parle. Je connaissais Cédric de l’école et il avait rencontré Charles je ne sais comment, et à ce moment-là on avait tous envie d’avoir un “à-côté”.
Et puis j’avais envie de créer une de cour de récré pour moi et pour les auteurs que je connaissais, ou pour les gens qui n’avaient pas encore fait de BD. À qui on pourrait proposer de faire un premier album complètement libre, avec notre savoir-faire pour les épauler. On s’est rencontré comme ça, on a pris un café avec Charles et puis on s’est entendu tout de suite. 

Très vite la décision a été prise de faire un petit format, parce que moi j’aime le rapport intime au livre. On s’est posé les questions de notre rapport au livre, à l’économie du livre, etc, et à force de parler on avait monté la maison et lancé les premiers livres au bout d’un an.

Charles Ameline : Nous on faisait des t-shirts avec Cédric, avec pas mal d’auteurs de la bande dessinée indé, genre Patrice Killoffer, Ludovic Debeurme, etc, et ça faisait longtemps que Cédric avait l’intention de lancer une maison d’édition. Moi je lui disais que si c’était pour faire une maison qui serait une cousine de l’Association, ou de Cornélius, qui sont des maisons qu’on respecte énormément, ça n’aurait pas d’intérêt. 

Et quand on a rencontré Ugo on s’est rendu compte qu’il y avait moyen de faire un truc totalement différent, avec des auteurs complètement différents, qui avaient d’autres choses à apporter. Et puis en effet il y a ce truc du format, qui nous distingue encore plus de la production actuelle dans le paysage éditorial.

Justement en parlant de ce format, est-ce que pour les auteurs c’est pas contraignant ?  Il faut que ce soit comme ça, ils n’ont pas le choix ?

Ugo Bienvenu : Déjà ça donne un cadre, et avoir un cadre c’est toujours bien. Et j’en avais un peu marre de voir des dessins pas terribles tirés en grand format. Et même des bons dessins d’ailleurs, pourquoi toujours tirer en grand ? 

La réduction apporte un côté précieux au dessin et moi je dessine tout petit dans des petits carnets. J’aime ce côté où il faut se plonger un peu, il faut être impliqué dans sa lecture. C’est un pari, mais moi c’est ce que j’aime, et en général je me dis que si j’aime, c’est que d’autres aiment aussi ! On parie sur le fait qu’ils soient nombreux et puis voilà. C’est juste du désir, et je pense qu’il faut suivre ses désirs, ses envies, ses intuitions parce que c’est souvent juste. 

D’ailleurs ce qui est marrant c’est que maintenant on voit plein d’éditeurs tirer des livres plus petits. Je ne vais pas dire que c’est nous qui avons lancé le mouvement, il y a plein de raisons de timing, surtout pour des questions économiques liées au papier, mais c’est marrant parce que depuis qu’on le fait les gens commencent à le faire aussi. Et puis même économiquement, on s’en est rendu compte pendant le vécu des livres c’est hyper pratique comme format ! 

Charles Ameline / photo © Thomas Mourier

Charles Ameline : Et en effet pour le coup il y avait vraiment le truc économique où il y avait une tendance dans la bande dessinée française, et je pense que c’est une tendance qui continue d’ailleurs, de faire des façonnages complexes avec des dos toilés, beaucoup de fer à dorer. Et c’est très bien, moi je trouve ça très beau, mais par contre économiquement c’est chaud. C’était déjà chaud avant l’augmentation du coût du papier, là c’est encore plus compliqué. Nous on est des lecteurs avides, on a commencé comme des gamins à lire des bandes dessinées par paquets, et c’était plus possible de suivre. Donc il y avait cette volonté de retourner à une bande dessinée facile d’accès, facile à transporter, facile à lire, un truc vraiment généreux.

Ugo Bienvenu : Facile à partager aussi, qu’on peut donner comme ça sans devoir donner un sac avec.

Charles Ameline : Et pour ça aussi la collection hyper identifiable ça aide les nouveaux auteurs : parce que les gens connaissent Ugo Bienvenu, mais ils ne connaissaient pas Nicolas Pegon par exemple quand il a fait son livre chez nous. Mais ils pouvaient se dire “tiens c’est le même format, ça a l’air cool, je vais tester”. Et maintenant Nicolas est connu, Romane et Valentin ne le sont pas encore, mais il y a ce côté collection, et ça on le ressent vraiment à fond à Angoulême.
Les gens se disent “je vais prendre les deux derniers pour voir” alors que le style n’a rien à voir, mais ils font confiance à la collection. Et le côté petit format permet aux gens de se dire “je ne vais pas mettre 35€ dans un auteur que je connais pas, j’ai confiance dans la collection, c’est pas un engagement financier trop important”. Et ils sont contents !

Ugo Bienvenu : Sur l’aspect collection et entraide, quand on a monté la maison d’édition l’idée au début c’était de les sortir tous en même temps, et l’idée c’était que chacun arrive un peu avec son public et ramène son public pour les autres. Parce que c’est compliqué de se frayer un chemin dans l’univers du livre.

Vous parliez du désir, comment est-ce que vous choisissez les auteurs ? Ce sont des coups de cœur ? 

Ugo Bienvenu : En général c’est parce qu’on se connaît bien. Romane ça fait 7 ans qu’on se connaît. Je la regardais de loin, j’ai connu son travail quand elle était aux Arts Déco, elle devait être en deuxième année, et à chaque fois je me disais « elle est forte« .
J’essaye d’identifier des gens qui ont quelque chose que je ne comprends pas dans leur travail. Quand je ne comprends pas quelque chose dans leur travail en général c’est que ça m’intéresse beaucoup plus.
Valentin on s’est rencontré différemment, il était en stage chez Remembers [Studio d’Animation et société de Production co-fondée par Ugo Bienvenu & Félix de Givry], et il dessinait sur des A4, sur du papier de merde (rire), mais il faisait des dessins je sais pas comment dire, c’était pas du crayonné, et du coup il y avait des fragilités et des erreurs que je trouvais hyper fortes.
Souvent ce que je dis c’est que l’ADN d’un dessinateur c’est ce qu’il n’arrive pas à résoudre. La qualité d’un dessinateur est plus sur ses erreurs que sur ce qu’il réussit. Si on réussissait à faire le dessin qu’on veut, je pense que moi par exemple je ferais du Blutch parce que je l’adore, mais ce serait pas intéressant. Ou alors je ferais un arbre parfaitement réaliste est en fait on s’emmerderait. Donc vraiment l’importance du dessin, et je pense que c’est ce qui va nous sauver par rapport à l’intelligence artificielle, c’est la particularité de nos erreurs.  

Valentin c’est un immense dessinateur, il peut te claquer un nu nickel et tout, mais il a ce truc de faire des belles erreurs. Il y a des dessinateurs comme ça, dont Kevin Manach, un mec avec qui j’ai travaillé pendant 8 ans, et qui est un de mes dessinateurs préférés, et il fait des erreurs que moi j’aime. Et je n’aime pas mes erreurs par exemple. Mais j’identifie les erreurs des autres et que je me dis « oh là là elles sont vibrantes, elles portent le dessins« .

Et Valentin, un jour il est arrivé avec une pile de feuilles, et on était tous les deux avec Emmanuel Lantam, et Emmanuel qui avait fait un livre chez nous m’a dit « oh ce serait quand même bien qu’il fasse un livre chez Réalistes« , et voilà. Donc en fait c’est aussi par discussion. 
On a un rapport particulier à nos auteurs parce qu’il y en a qui ont participé aussi à la création de la maison d’édition, et donc c’est un peu une sorte de collège, où les gens se cooptent entre eux, ça fait une sorte de toile d’araignée. Par contre une fois qu’on a en gros identifié on en parle avec Charles et Cédric, et on n’est pas toujours d’accord non plus il faut le dire et c’est normal. On affine au fur et à mesure. Des fois il y a des gens qui plaisent à l’un d’entre nous et pas à un autre mais là-dessus il n’y a pas de crispation. On se ramène un auteur de temps en temps, genre tous les ans et demi. Donc généralement quand on en ramène un, on est assez serein sur le fait qu’ on va aller jusqu’au bout du dossier.
Et puis il y a la question des moyens : c’est-à-dire qu’on ne peut pas sortir 1000 livres donc ça aide à la sélection aussi. Donc on fait le truc sur lequel on est tous les trois d’accord. 

Charles Ameline :  Un truc qu’on constate aussi, et qui m’a bien plu, c’est qu’on sens qu’ils s’admirent mutuellement alors qu’ils ont des dessins hyper différents, et ça c’est super agréable même en tant qu’éditeur, tu vas avoir un auteur d’il y a 2 ans qui va prendre les nouveaux avec avidité genre « ah p***** trop bien les livres de Romane et de Valentin sont sortis,  qu’est-ce que ça donne ?« . Et puis ensuite ils en parlent entre eux, ils se disent « t’as vu le truc, ça claque, j’avoue ils ont mis la pression« , etc. Du coup ils se chauffent, ils se disent que la prochaine il faut qu’ils montrent qu’ils sont les cadors (rire). Il y a un vrai effet d’émulation et d’admiration mutuelle chez Réalistes, il y a un côté familial qui me touche beaucoup.

Il y a beaucoup de premiers projets, comment vous les accompagnez éditorialement ?

Ugo Bienvenu : Oui c’est essentiellement des premiers projets. Moi je suis passé par là et je sais la difficulté que ça peut être, et globalement je leur dis « Ne réfléchis pas, jette-toi et tu verras plus tard en tombant« .  Sur le premier livre, et c’est normal, on a tous tendance à vouloir faire la phrase la plus complète avec le vocabulaire qu’on a et qu’on nous donne l’occasion d’exercer. Alors qu’en fait non, il faut juste faire une phrase normale. 
Et le meilleur moyen pour ne pas anticiper c’est de se jeter. Et puis souvent le premier livre on met beaucoup plus de temps que les autres à le faire, et nous l’idée c’est de mettre le pied sur l’accélérateur et de leur dire « allez-y, nous on est là, sautez et on va vous rattraper« .  Je pense que ce qu’on leur a dit c’est aussi de ne pas trop penser à leur histoire. Quand Romane m’a raconté son histoire la première fois j’ai rien compris, mais je lui ai dit « vas-y, trop bien, je vais comprendre au fur et à mesure, et on va travailler pour enlever s’il y a trop, mettre s’il y a pas assez, ajuster au fur et à mesure« . C’est aussi notre boulot de les accompagner, mais surtout de leur donner confiance en eux parce qu’au final on a pas tant ajusté que ça.
Ce qui nous intéressait vraiment dès le début avec Charles et Cédric : on voulait que chaque livre publié soit une sorte de portrait de l’auteur. C’est ce qui est particulier chez nous, c’est que chaque livre c’est vraiment un portrait quand on connaît les gens de la maison. Les livres de Djob [Jonathan Djob Nkondo], c’est exactement Djob. Si tu lis Djob, tu connais Djob, si tu lis Nicolas Pegon, tu connais Nicolas Pegon. En fait  c’est vraiment une sorte de présentation, il n’y a pas de concession, et c’est une bonne manière de découvrir ces gens. 

Les premiers livres sont épuisés, est-ce qu’ils vont revenir ?

Ugo Bienvenu :  Bien sûr, ils vont revenir, Jonathan va sortir aussi d’autres livres. On va les tirer quand on aura les moyens aussi. Mais il y en a pas tant d’épuisés que ça ?

Charles Ameline : Si, on en a pas mal qui sont épuisés. C’est vraiment des questions économiques : là on a avancé des sous pour pouvoir tirer ces nouveaux livres,  il y a les droits des livres d’avant, et là on est passés aux Belles Lettres [leur nouveau diffuseur], ce qui va nous aider à être présent dans beaucoup plus de librairies en France et dans les pays francophones.
Mais la conséquence de ça c’est qu’ils prennent des provisions actuellement, et en fait nous on ne voit pas la couleur de l’argent.  Et donc techniquement là on ne peut pas réimprimer Tous genres confondus, on ne peut pas réimprimer Les os creux, la tête pleine, à cause des finances. Mais le but c’est de les réimprimer quand on pourra. On en a l’intention.

Ugo Bienvenu :  Par exemple pour Djob se pose aussi la question de faire un gros recueil, parce qu’ il a fait En paix 1, 2, c’est des petits livres (lire notre coup de coeur), il est en train de faire En Paix 3, donc à la limite quand le troisième sortira on pourra sortir les 3 en même temps. Valentin il veut faire de la couleur la prochaine fois. Et puis aussi on a quand même priorisé les nouveaux livres, en se disant qu’on préférait faire des nouveaux livres là tout de suite plutôt que de ressortir ceux qui sont pas encore totalement épuisés. On s’est dit qu’on allait jusqu’au bout des stocks, parce que faut pas non plus péter plus haut que son cul, on ne savait pas si on allait les vendre.
Et puis on ajuste au fur et à mesure, au début on nous avait dit que la BD ça se vendait à 500 exemplaires en moyenne, donc on a tiré ça, et puis il se trouve qu’on les a vendus en 1 mois. Et puis après il y a eu le Covid, et comme tout le monde je crois qu’on a fait les bouchons (rire).

Charles Ameline :  Au début on a tiré à 500 exemplaires, on a vendu tout en 1 mois et demi, ensuite on a tiré à 1000, et ils sont tous vendus. Ici on nous a dit de venir avec tant de livres pour la sortie de Bettica Batenica par exemple, et on sera en rupture avant la fin du salon. Donc il se trouve qu’on a des résultats qui sont meilleurs que nos espérances.

Ugo Bienvenu :  C’est vrai qu’on essaie d’être réalistes (rire), et on est humble un peu donc on se dit pas qu’on va en vendre des millions. C’est peut-être une erreur mais je préfère être comme ça que d’avoir trop de prétention.

C’est quoi les projets pour l’avenir ? C’est quoi le rythme de la maison en 2023 ?

Charles Ameline :  Je pense qu’on va faire 3 à 4 livres par an à peu près. On va voir selon les projets qu’on nous propose, selon la trésorerie dont on va pouvoir disposer à nouveau, etc. Mais c’est à peu près ça l’idée. Il y a un livre de Florent Dubois, qui est un artiste contemporain, qui sort en mars, un beau livre avec un façonnage complexe, parce qu’on en fait aussi quand même.  Il y a aussi un nouveau livre de Djob, qui est un livre sous contraintes, dans la lignée de ce que fait l’OuBaPo et l’OuLiPo, et qui sort en juin à l’occasion du festival d’Annecy. Ça c’est les livres qui existent et qui attendent d’être commercialisés. L’année prochaine il y aura aussi un nouveau livre de Nicolas Pegon un nouveau livre de Jonathan Djob Nkondo qui sera la suite de En paix.  Et après on a bien entendu d’autres projets, mais c’est à peu près ça, 3/4 livres par an. Et si on a les moyens de faire plus on le fera.

Ugo Bienvenu :  Tant qu’on peut avancer on avance, et puis si un jour on a plus les moyens on dira à tout le monde « on est désolés », et voila. On est allé jusqu’où on pouvait aller. Mais on s’est toujours dit qu’on faisait les plus beaux trucs qu’on pouvait, jusqu’au moment où on pouvait le faire, et puis si l’énergie n’est plus là je pense qu’il ne faut pas continuer parce que c’est là où tu commences à faire des mauvais choix. Pour l’instant on a encore un peu la gouache, on va jusqu’au bout de notre démarche, et quand on est un peu fatigués notre équipe nous donne envie de repartir.

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Photos © Thomas Mourier

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