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Édito
par Thomas Mourier - le 28/05/2021
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par Thomas Mourier - le 28/05/2021

Prix unique du livre ou prix unique d’achat du livre ?

Un projet de loi propose de soutenir les librairies indépendantes face aux géants du net, une initiative portée par la sénatrice Laure Darcos qui vient d’être poussée médiatiquement par Emmanuel Macron vendredi dernier lors d’un déplacement à Nevers. Une volonté d’aller vers un prix unique du net ? Est-ce possible ?

C’est donc une phrase prononcée par le Président de la République, entre deux supervisions de roulades dans les jardins de l’Élysée, « Il faut qu’il y ait un prix unique de tous les livres, le livre qu’on va acheter à la librairie comme le livre qu’on reçoit à la maison » qui met en lumière cette nouvelle proposition de loi pour le livre. 

La sénatrice de l’Essonne Laure Darcos (groupe Les Républicains) a publié une proposition de loi en décembre 2020 intitulée Proposition de loi visant à améliorer l’économie du livre et à renforcer l’équité entre ses acteurs, qui vient d’être déposée en procédure accélérée début mai.

Alors attention, si vous lisez cet article, attendez-vous à de l’aventure, de l’action, de l’amour, des surprises… Euh non… en vrai on va lire ces propositions à la lumière des textes de loi pour comprendre ce changement majeur qui pourrait vous faire payer plus cher vos livres pour essayer de faire payer Amazon. By Jove ! 

Mais si, comme moi, vous aimez Blake et Mortimer, vous avez l’habitude des pavés de textes qui filent des frissons ! 

Le Gouvernement V.S. les géants du net

Le Dernier Pharaon, Blake et Mortimer T11 de François Schuiten, Jaco Van Dormael, Thomas Gunzig & Laurent Durieux, Dargaud
© Gunzig/Schuiten/Van Dormael

Une proposition de modification de lois pour lutter contre la concurrence des plateformes d’achat en ligne, comme Amazon ou Fnac entre autres, qui proposent des frais de port à 0,01 centime. La loi qui impose en effet de ne pas offrir de gratuité d’envoi afin de protéger les librairies physiques, mais sans prix plancher. Une situation qui a particulièrement posé problème depuis mars 2020 et le début de la crise sanitaire. 

Si le click & collect a été poussé, c’est bien le e-commerce et la vente avec livraison à domicile qui a explosé depuis le premier confinement. Face à cette concurrence très rude pour les librairies indépendantes, le Gouvernement propose depuis novembre 2020 de prendre en charge les frais de port pour les envois de commandes des libraires indépendantes, les réduisant à 0,01 € pour le client (pour respecter la loi du 8 juillet 2014 relative aux conditions de vente à distance des livres).

Une procédure compliquée, où le libraire doit avancer les frais et remplir des dossiers pour se faire rembourser quand les critères d’éligibilité sont ok. Certaines plateformes en ligne n’ont pas de limites dès lors qu’elles assument à leur charge les frais d’envoi, et peuvent paraitre plus compétitives. 

Et malgré ce que l’on pourrait imaginer sur Amazon, ses évasions fiscales, sa mise à l’index et ses pirouettes administratives : la plateforme est devenue l’enseigne culturelle préférée des Français en 2021 selon un sondage EY-Parthenon.

Accès aux textes : Proposition de loi visant à améliorer l’économie du livre et à renforcer l’équité entre ses acteurs

Une nouvelle version de la loi Lang ? 

Pour rappel, en France le livre est protégé par la loi du 10 août 1981 dite loi Lang (vous pouvez la surnommer loi n° 81-766 dans vos cœurs.) Jack Lang, ministre de la Culture à l’époque propose une loi qui permet de limiter la concurrence et circonscrire les prix de vente du livre à un prix fixe établi par l’éditeur (et depuis imprimé sur le livre). Que ce soit en libraire, sur internet ou en grande surface : le lecteur achètera son livre au même prix, même les géants du e-commerce ne peuvent casser les prix. Cependant les vendeurs sont autorisés à accorder une réduction allant jusqu’à 5 % du prix du livre (cela peut être une remise immédiate, un crédit sur une carte de fidélité…) ce qui peut expliquer d’infimes différences selon les boutiques ou sites.

© Éditions Blake et Mortimer / Dargaud

Avec l’accélération du commerce en ligne, la question de la livraison a été ajoutée à ce texte de loi le 8 juillet 2014 : « Lorsque le livre est expédié à l’acheteur et n’est pas retiré dans un commerce de vente au détail de livres, le prix de vente est celui fixé par l’éditeur ou l’importateur. Le détaillant peut pratiquer une décote à hauteur de 5 % de ce prix sur le tarif du service de livraison qu’il établit, sans pouvoir offrir ce service à titre gratuit.»

Mais les législateurs n’avaient pas anticipé les astuces des juristes d’Amazon qui ont instauré des frais à 1 centime. Tout en respectant la loi, il restent imbattables en termes de prix pour des commerces indépendants. 

C’est là que la nouvelle modification de la loi de la sénatrice Laure Darcos intervient, pour ajouter un volet sur le montant minimum des frais d’envois : 

« Le service de livraison du livre ne peut pas être offert par le détaillant à titre gratuit. Il doit être facturé dans le respect d’un montant minimum de tarification fixé par arrêté des ministres chargés de la culture et de l’économie sur proposition de l’Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse. Cet arrêté tient compte des tarifs offerts par les opérateurs postaux sur le marché de la vente au détail de livres et de l’impératif de maintien sur le territoire d’un réseau dense de détaillants.» 

Mais aussi une clause obligeant le e-commerçant à distinguer les prix de l’occasion et du neuf afin de ne pas donner l’impression de vendre le livre neuf moins cher : 

« Les personnes vendant simultanément des livres neufs et des livres d’occasion ainsi que celles qui mettent à la disposition de tiers des infrastructures leur permettant de vendre ces deux types de produits s’assurent que le prix de vente des livres est communiqué en distinguant à tout moment et quel que soit le mode de consultation, en particulier les sites internet et les applications mobiles, l’offre de livres neufs et l’offre de livres d’occasion. L’affichage du prix des livres ne doit pas laisser penser au public qu’un livre neuf puisse être vendu à un prix différent de celui qui a été fixé par l’éditeur ou l’importateur. Un décret fixe les conditions d’application du présent alinéa.»

Accès aux textes : Loi n° 81-766 du 10 août 1981 relative au prix du livre

Le dessous de l’iceberg ? 

© Éditions Blake et Mortimer / Dargaud

Plus étonnant, cette proposition propose de basculer l’autorité du Ministère de la Culture au Ministère de l’Économie pour ces questions. Peut-être le point le plus intrigant de ces dispositions qui dépossède le Ministère de la Culture des arbitrages, litiges et décisions sur la loi tout entière. 

D’autre part, cette proposition concerne plusieurs textes de loi et prévoit de modifier également le Code général des collectivités territoriales ; le Code de la propriété intellectuelle et le Code général des impôts.

Le code général des collectivités territoriales est complété par un article qui prévoit l’attribution de subvention selon critères pour les petites et moyennes entreprises.

Une disposition qui s’accompagne d’une modification du Code général des impôts avec l’introduction d’une possible taxe visant à compenser ces subventions : 

« La perte de recettes résultant pour l’État du I est compensée, à due concurrence, par la création d’une taxe additionnelle aux droits prévus aux articles 575 et 575 A du code général des impôts. »

Accès aux textes : Code général des collectivités territoriales
Accès aux textes : Code général des impôts

Propriété intellectuelle et dépôt légal

Une grande partie de ces propositions concernent le Code de la propriété intellectuelle en élargissant la définition des documents et de ce qui peut être conservé et proposé au public depuis la Bibliothèque nationale de France, le Centre national du cinéma et de l’image animée ou l’Institut national de l’audiovisuel.

Sont désormais considérés comme documents à déposer : « tous les documents imprimés, graphiques, photographiques, sonores, audiovisuels, multimédias, logiciels et bases de données, quel que soit leur procédé technique de production, d’édition ou de diffusion, y compris sous une forme numérique. » Mais concernent aussi : « l’éditeur de presse ou l’agence de presse » qui devront donner accès au public, à leurs documents sur demande avec les mêmes conditions dans le cadre du dépôt légal. 

Côté édition, de nouvelles dispositions encadrent la cessation d’activité d’un éditeur et les droits des auteurs.

Lors d’une liquidation judiciaire, l’éditeur devra non seulement fournir un état des comptes avec : « le nombre d’exemplaires des ouvrages vendus », mais également « le montant des droits dus à son auteur au titre de ces ventes, ainsi que le nombre d’exemplaires disponibles dans le stock de l’éditeur, chez son ou ses distributeurs, ainsi que dans les réseaux de vente au détail.»

Autre grosse modification : « le contrat est résilié de plein droit » après six mois, permettant à l’auteur de récupérer les droits sur son œuvre et de la proposer ailleurs.  

Mais prévois également de séparer les comptes entre ouvrages pour préserver les revenus des auteurs : « Les droits issus de l’exploitation de plusieurs livres d’un même auteur régis par des contrats d’édition distincts ne peuvent pas être compensés entre eux sauf convention contraire distincte des contrats d’édition »

La loi permet également aux auteurs de saisir le médiateur du livre, chargé de la conciliation des litiges portant sur l’application de la législation relative au prix du livre. 

Accès aux textes : Code de la propriété intellectuelle

Une procédure accélérée ? 

© Éditions Blake et Mortimer / Dargaud

On apprend dans un article de Nicolas Gary sur Actualitte que le Conseil d’État a demandé des « précisions (économiques, juridiques, sur les objectifs poursuivis, et la nécessité de légiférer, entre autres). Notamment, le poids relatif des ventes en ligne dans le modèle économique d’un libraire traditionnel, pour en comprendre l’enjeu : un état des lieux semble impératif. Pour autant, tout cela ne porterait ‘pas une atteinte excessive à la liberté d’entreprendre’, puisque la finalité reste ‘la préservation de la diversité culturelle‘.»

Vous pouvez consulter ici le rapport de 16 pages, en réponse à cette proposition qui invite l’autrice à mieux préciser certains points et appelle à d’autres organes pour trancher certaines questions.

Une prochaine audition est prévue le 2 juin devant la Commission des Affaires économiques du Sénat porté par la sénatrice Martine Berthet.

Difficile de prévoir si les prix vont grimper pour les lecteurs si ces propositions entrent en vigueur, de même que les nouvelles taxes prévues sur d’autres secteurs, pour un projet difficile à mettre en œuvre, comme le souligne le Conseil d’État qui demande de : « mieux préciser, dans l’exposé des motifs de sa proposition, l’état des lieux économique et juridique, les objectifs poursuivis, la nécessité de légiférer, les raisons pour lesquelles d’autres options que la mesure proposée ne devraient pas être préalablement explorées, l’impact attendu de la mesure proposée, ainsi que ses modalités d’application et d’évaluation.»

Affaire à suivre, mais en attendant, allons relire nos excellents Blake et Mortimer, du Secret de l’Espadon à L’Affaire Francis Blake puis Le Dernier Pharaon. Au moins, on est sûr de ce qu’on lit.


Illustrations : © Éditions Blake et Mortimer / Dargaud & © Gunzig/Schuiten/Van Dormael

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