Avec Little Nemo, la série Krazy Kat de George Herriman est l’autre grand pilier du comics strip américain. Un peu plus obscur et difficile de prime abord, il faut un temps pour apprivoiser et se familiariser avec les habitants de Coconino et laisser la magie opérer. J’ai malheureusement mis longtemps à m’y mettre mais, pour ma défense, il fut jusqu’en 2012 quasi-indisponible en français et le texte est assez difficile à saisir pour un non-anglophone tant les jeux sur la langue et les emprunts à différents dialectes ou au créole sont nombreux. Vous, vous n’avez plus d’excuses !
Tout tourne, ou presque, autour du trio Krazy, Ignatz et le sergent Pupp. Krazy, un chat amoureux de la souris Ignatz, se fait maltraiter par elle, le chien Pupp, amoureux de Krazy, prend sa défense et sa qualité de sergent lui permet de mettre Ignatz en prison ou de la poursuivre à chaque mauvaise action. Une comédie récurrente qui s’inspire du slapstick à la Buster Keaton ou du théâtre de marionnette de Mr Punch ou Guignol : les scénarios présentent des variations autour des mêmes thèmes et les coups de briques (en guise de bâton) sont la réponse à bon nombre de questions. Comme pour confirmer cette filiation, les personnages évoluent dans un désert qui n’est que décors car, il change même quand les personnages sont fixe et s’adapte au besoin de la situation
L’humour et la poésie qui se dégagent du strip étonnent et surprennent à chaque page. Si les running gag et les impressions de déjà vu sont légion, les strips ne se ressemblent jamais vraiment. Si ces strips ressemblent plus aux haïku japonais qu’aux gags modernes, par la philosophie qui se cache derrière l’humour, George Herriman était surréaliste et postmoderne avant l’heure. Il joue avec le lecteur, les personnages sont parfois conscients de leur état, ce style très libre a influencé bon nombre d’auteurs depuis.
Venant de la caricature, dessinateur très prolifique aux multiples séries, son trait se simplifia et se fit minimaliste pour Krazy Kat. Lui qui aimait se rendre dans le grand canyon et les déserts d’Arizona pour s’inspirer, ne retenait que l’essence du paysage et le dessinait de manière symbolique. Rochers extrêmement précis et travaillés ou simple ligne crantée pour figurer l’horizon, les niveaux de dessins accompagnent l’humeur des personnages au fil de l’intrigue. De même qu’il expérimentait sans cesse dans la mise en page et le découpage de ses planches, inversant ou superposant des cases, en supprimant leur tracé ou en le doublant, en dessinant dans les marges des morceaux de décors ou en créant des interludes au milieu de l’action… Bon nombre de ses jeux et recherches sont encore très modernes et donnent à réfléchir sur le langage de la bande dessinée.
Le texte, dialogues ou récitatifs, qui accompagne ses planches est lui aussi assez étonnant. Assez difficile à traduire à cause de son mélange d’argots, d’expressions phonétiques, de chansons, d’onomatopées et autres patronymes inventés, la traduction de Marc Voline permet d’en saisir l’étendue.
Un chef d’œuvre à redécouvrir, en prenant le temps, en lisant quelques strips de temps en temps, en y revenant pour en apprécier toutes les subtilités et les bienfaits.
Illustration principale : © George Herriman / Les Rêveurs