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par Elsa - le 11/05/2015
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par Elsa - le 11/05/2015

Cigish ou le Maître du Je, la critique

Le Label 619 n'en finira jamais de nous surprendre. Cette fois-ci, c'est dans les pensées les plus sombres de Florence Dupré la Tour que nous sommes conviés. Prêts pour le voyage ?

Qui la fiction envahit la réalité.

Florence n'a pas le moral. Sa vie n'est pas ce qu'elle aimerait qu'elle soit. Depuis deux ans, elle a arrêté le jeu de rôle, et tout à coup, elle se demande si là n'est pas la raison à ce dégoût qui grandit en elle depuis des mois et des mois. 

Alors qu'elle est à la messe pour fêter en famille les 70 ans de sacerdoce d'oncle Emmanuel, elle vit une renaissance. Elle était Florence, elle devient Cigish, son personnage de jeu de rôle. Comme elle l'explique, le personnage qu'on interprète en jeu de rôle est souvent celui qu'on n'ose pas être dans la vraie vie. Et voilà qu'en elle tout se télescope. Elle sera hargneuse, calculatrice et égoïste si elle veut, puisque c'est Cigish qui a pris le contrôle.

D'abord en blog, puis maintenant en bande dessinée papier, Florence Dupré la Tour nous raconte une expérience réelle, où elle a laissé son ancien personnage de jeu de rôle, Cigish Hexorotte, nain nécromancien particulièrement exécrable, prendre le contrôle sur sa vie. Comme vivre de l'intérieur une expérience comportementale.

Cigish et Florence.

Elle nous raconte donc sa vie de tous les jours, comment Cigish influe sur son rôle de mère, jusqu'aux conséquences que cela a sur ses enfants, ses discussions avec sa soeur jumelle, ancienne rôliste comme elle qui suit passionnément l'évolution de l'expérience, mais aussi ses nouveaux rapports avec le monde extérieur, notamment ses étudiants (Florence Dupré la Tour est prof à l'école Emile Cohl),ses amis auteurs, les lecteurs, et les éditeurs, alors qu'elle leur propose un précédent projet, dans lequel pendant cent jours elle avait incarné aléatoirement des sentiments, émotions et maladies mentales puis tout raconté dans un carnet.

Jouant le jeu jusqu'au bout, elle ne dissimule l'identité de personne, et beaucoup en prennent pour leur grade, tant en plus de la réalité, Cigish en rajoute des couches en terme d'agressivité et de mauvaise foi. Entre les auteurs secrètement rôlistes et les éditeurs qui refusent ses projets et qu'elle dépeint comme des crétins aveugles, il y en a aussi pour les étudiants idiots et les chasseurs de dédicace. Il faudra être capable d'apprécier la méchanceté gratuite et l'exagération pour vraiment savourer Cigish mais si c'est le cas, on se régale. Et si l'auteur fait preuve d'un humour mordant pour parler des autres, elle n'est pas en reste question auto-dérision, acceptant totalement de se laisser prendre à son propre piège, entre dédoublement de la personnalité, erreurs de débutante et relations avec les autres qui jouent le jeu au delà de ses espérances, et renversent parfois la situation contre elle. 

En plus d'une histoire mordante, et hilarante, Cigish est donc une expérience qui, forcément, pousse à la réflexion son auteure, mais aussi le lecteur. Bien et mal, réalité et fiction (on ne sait d'ailleurs pas toujours si Florence Dupré la Tour brode ou non, et le jeu est finalement grisant d'y croire quoi qu'il arrive), clichés et réalités sur le jeu de rôle, rapport aux autres, tout y passe à travers le jeu de l'auteure, qui décide de changer les règles. C'est finalement une passionnante étude du surmoi (partie de la personnalité qui régit la morale), où l'on se demande si laisser parler la petite voix intérieure nous rendra vraiment plus heureux et épanoui. 

L'auteure et l'éditeur ont choisi d'inclure des commentaires de lecteurs présents sur le blog, comme des respirations dans le récit, qui le chapitrent et le structurent. Là où c'est vraiment intéressant, c'est que les lecteurs du blog font partie du dit récit, les commentaires amènent donc eux aussi des évolutions, mais sont également un des terrain de jeu de Cigish, qui prend chaque opportunité qui lui est donnée pour rendre floues les limites entre vrai et faux, et nous perdre encore un peu plus.

Le trait est un peu naïf mais particulièrement expressif, avec une mise en scène qui montre tout le talent de l'auteure pour raconter des histoires. Finalement, la dessinatrice retranscrit plus les émotions qui la traverse qu'elle n'essaie d'être fidèle à la réalité. Entre pages ultra chargées, images pleines de symboliques, mélange de réalité et de fiction, là encore, Florence Dupré la Tour brouille les pistes. C'est drôle, méchant, et beau à la fois. Si on se laisse prendre par ce jeu, si on accepte de se laisser emmener par le bout du nez dans des endroits sombres et peu recommandables de la personnalité de son auteure, on est vite totalement fasciné. Elle met de la fiction dans la réalité, puis nous raconte une auto-biographie dont on ne sait pas si tout est réel. C'est donc accepter de lui laisser toutes les cartes en main, puis finalement reconstruire comme on le voudra ce qui nous est raconté. Une expérience de lecture atypique et assez jubilatoire.

Cigish ou le Maitre du Jeu est donc une bd hors-norme, drôle, intelligente et passionnante, qui nécessitera cependant de laisser sa morale au placard pendant sa lecture. Une expérience qu'on a finalement tous un peu rêvé de mener un jour. Florence Dupré la Tour l'a fait pour nous, et le résultat est explosif.

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