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par Elsa - le 7/02/2015
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par Elsa - le 7/02/2015

La Vierge et la Putain, la critique

Deux bandes dessinées, deux destins qui se croisent, et le choix d'un auteur de les réunir sous un même coffret pour mieux montrer leurs différences, et leurs points communs.

Les deux Reines.

Elisabeth Tudor nait bâtarde, mais deviendra Reine d'Angleterre. Marie Stuart nait Reine d'Ecosse, doit devenir Reine d'Angleterre, devient Reine de France mais finira sans rien. Ce sont ces deux femmes au destin riche et incroyable que Juncker met en scène dans deux bandes dessinées biographiques qui peuvent se lire indépendamment l'une de l'autre, mais gagnent encore en puissance à travers leur structure en palindrome (le début de l'une répond à la fin de l'autre, etc).

Dans Elisabeth Tudor (La Vierge), on suit toute sa vie, de son enfance difficile où elle assista à la décapitation de sa mère et où elle développa une farouche haine des hommes, à son lit de mort. Entre les deux, son règne sans concession aura rendu l'Angleterre le plus puissant royaume d'Europe.

Dans Marie Stuart (La Putain), on découvre une jeune reine de seize ans au sommet de sa gloire, qui cherchera avec passion et rage, tout au long de sa vie, à récupérer ce que le destin semble prendre un malin plaisir à lui enlever.

L'Histoire en miroir.

Juncker nous offre ici deux bandes dessinées doublement intéressantes. 

Indépendamment, il nous plonge dans la vie tumultueuse, incroyablement riche et passionnante de deux femmes de caractères qui ont marqué de leur empreinte l'Histoire d'Europe.

Mises ensemble, c'est un jeu plein de malice et d'intelligence, une exploration des possibles dans la bande dessinée, à travers un jeu de miroir 'narratif, graphique ou scénaristique' selon les passages. Une double pagination sur chacune des bd permet d'ailleurs de les mettre côte à côte pour savourer complètement cette construction en palindrome, et ces deux destins à l'ironique parallèle inversé, entre celle qui fut emprisonné à seize ans et finit reine, et celle qui était reine à seize ans et termina emprisonnée. On sent derrière chaque planche tout le bagage et toute la subtilité de l'auteur pour s'amuser avec ce medium, et on prend tout autant de plaisir que lui à la lecture de ces jeux.

Pour en revenir à chacun des récits, on sent d'abord l'énorme travail de documentation de l'auteur pour nous raconter deux vies hors-norme, mais aussi tout le contexte qui les entoure. Juncker a choisi de raconter ces deux histoires, de mettre en scène ces deux femmes, à travers le regard des hommes qui les entourent. C'est un fait, ces deux reines sont particulières parce qu'elles ont reignées dans un monde d'hommes, où elles n'étaient pas les bienvenues. Elles sont parvenues à y conserver leur place grace à leur implacable force de caractère, mais y ont laissé beaucoup de plumes. Elles nous sont raconté par ce prisme, ce regard masculin, qui les réduisaient trop souvent à leur sexe. L'une est la Vierge, parce qu'elle refuse de s'assujettir à un homme de quelque façon que ce soit malgré l'insistance de son entourage, l'autre est la Putain, parce qu'elle a eu de nombreux compagnons, choisis avec intelligence pour lui permettre d'arriver à ses fins, et qu'elle ne leur a pas témoigné beaucoup d'attachement ni d'affection. Ce choix nous raconte cette société, ce monde d'hommes qui lutte contre ces femmes de pouvoir, mais a un côté frustrant parce que ce regard extérieur nous laisse à distance de Marie et Elisabeth. Ce sont des personnages si incroyables qu'on aurait aimé mieux ressentir les drames de leur vie, ne pas seulement deviner leurs échecs personnels et leurs souffrance à travers ce que les autres en ont saisi.

La construction très découpée du récit, comme souvent dans les récits biographiques, qui nous racontent des étapes bien précises plutôt qu'une narration linéaire, participe à donner un petit côté froid à la lecture, à ne pas complètement nous immerger, mais Juncker arrive pourtant à faire transparaitre des émotions fortes, beaucoup de rage, et plus encore de souffrance, et si le lecteur ne parvient pas à rentrer dans l'intimité de ces reines, qui de toute façon la défendaient farouchement, on n'en ressent pas moins l'intensité tragique de ces deux destins, où leur caractère les pousse à s'imposer dans un monde qui ne veut pas d'elle, au prix d'énormément de douleur, pour elles, pour leur entourage, et parfois pour le peuple.

Graphiquement, le dessin beau et doux de Juncker permet d'apporter une forme de légèreté qui rend la violence du récit moins insoutenable, et la densité de l'ensemble beaucoup plus fluide. Le trait, la colorisation qui s'attache plus à poser des ambiances qu'à la recherche de réalisme, la mise en page pleine d'inventivité, permettent de lire un récit très fort et riche en informations, sans jamais le trouver trop complexe ou pesant. Les planches sont chargées et riches en personnages, et les scènes de violence particulièrement puissantes.

La Vierge et La Putain, ce sont donc à la fois deux bandes dessinées historiques richement documentées et réussies, même si comme trop souvent dans les récits biographiques, on peut regretter une petite distance créée par le point de vue extérieur et le découpage, mais c'est aussi un habile et malicieux jeu de miroir, bel hommage à ce medium si riche qu'est la bande dessinée.

En galerie, deux pages en miroir pour mieux visualiser la construction en palindrome.

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