Sous le pseudo de NINA MAKEUP, la jeune Nina s’est bâti une communauté en ligne qui lui permet de commencer à vivre en tant qu’influenceuse, même si elle continue son job de maquilleuse professionnelle. On découvre sa vie rythmée par les vidéos routines ou ses tutos maquillage qui ont fait sa notoriété, mais aussi les vlogs quotidiens, les photos de produits, les selfies avec d’autres influenceur.euses…
Nina incarne le rêve de nombreux.ses personnes qui souhaiterait faire de leur image ou de leur passion une source de revenus. Mais derrière la caméra, Nina est seule. Isolée, débordée, parfois dépossédée de sa propre image. Pour mettre en image ces thématiques, Lisa Blumen a construit son livre comme un thriller psychologique, entrecoupé de séquences qui reprennent l’esthétique des vidéos YouTube. En plus de la charge mentale de son quotidien de créatrice, de sa solitude, de ses relations parfois complexes avec ses proches, Nina a des angoisses depuis qu’un inconnu la surveille et la suit. L’angoisse s’installe.
Balance ton sanglier

Cet inconnu se contente de l’observer, de la filmer, de rester à distance tout en ne restant jamais loin ou de ne faire rien d’assez fort pour que Nina arrive à expliquer à son entourage qu’elle n’est pas en sécurité. Au fil de l’album, c’est tout un ensemble de microagressions, de pressions, de méchanceté gratuite, de dédain, de moquerie qu’elle va subir de la part de ses proches, de ses pairs, de ses fans.
Des images de sangliers viennent s’immiscer dans son quotidien et renforcer la tension par ses évocations, visions ou dialogues, et servent de boussole inversée pour comprendre la psychée de Nina. Jeu avec la réalité, symbole de résilience, ce sanglier évoque aussi Johanna Clermont, l’influenceuse chasse, une jeune Française qui a fait de la mort un lifestyle, et de la mise à mort d’être vivants des trends, et surtout a engrangé les followers au point de devenir une figure importante du lobby de la chasse en plus d’une star des réseaux.
Mais comme toutes les femmes, Johanna Clermont a subi également un harcèlement en ligne. Le monde de la beauté, du maquillage est aussi politique que celui de la chasse, le sexisme et les discriminations classistes sont des composantes à prendre en compte pour comprendre les réflexions portées par le livre. Les réseaux sociaux et le métier de créatrice de contenu est l’incarnation de ce « capitalisme choisi » qui sous couvert de liberté vient broyer l’intime, où la connexion permanente cache souvent l’isolement, où les communautés sont plus en compétition que source d’entraide, où les likes sont plus source de stress par leur absence quand les algorithmes sanctionnent les pauses & respirations.

La dessinatrice construit son récit dans une atmosphère suffocante avec des planches conçues avec des gros plans, fragments esthétiques, morceaux de visages où les codes traditionnels de la beauté en deviennent ici effrayants comme une séquence qui rappelle celle d’Un chien andalou de Luis Buñuel. Elle joue avec une esthétique qui rappelle les univers du makeup, et se sert de la couleur, qui passe des roses au rouge, pour souligner l’atmosphère anxiogène qui progressivement prend toute la place dans sa vie. L’autrice travaille avec des feutres à alcool qui lui permettent des superpositions & des effets de glaçage. Une technique qui renforce l’effet de matière & de modelé des chairs tout en gardant un trait qui ne cherche pas du côté du réalisme.
Le miroir impossible ou la tyrannie des images
Comme Liv Strömquist dans son essai dessiné Dans le palais des miroirs, Lisa Blumen questionne dans sa fiction les représentations de la beauté à l’heure des réseaux sociaux et la marchandisation des corps dans un contexte où la sexualisation, l’image de soi et le désir sont devenus les arguments marketing clefs de la publicité, mais également ceux des créateur.ices de contenus. À travers son alter ego dédié aux soins du corps et au maquillage, Nina participe malgré elle à cette uniformisation de la beauté, à cette mise à distance de l’image de soi et aux injonctions socioculturelles.

Si la beauté est subjective, elle est souvent uniformisée : les codes bougent, mais il faut les adopter sous peine de disparaître. Les trends omniprésentes rappellent que dans un monde où chacun peut s’exprimer à sa manière, le conformisme est la norme ; le flux tendu et la concurrence permettent à certaines marques de faire l’impasse sur l’éthique, la superficialité devient le seul moyen de produire et de s’adapter.
Et tout ceci ne se limite pas aux réseaux sociaux, à travers le parcours de Nina, mais aussi celui d’Uma qui incarne une autre facette du rapport à la féminité ; de celui de ses parents dont les échanges illustrent le patriarcat ; ou encore des vendeurs de la boutique d’informatique en plein mansplaining, mais aussi de ses fans, des autres créateurices et des followers, on a une vision complète de ce que vie la jeune femme à qui on demande juste « c’est pas très compliqué quand même » : « d’être jolie et divertissante ».
Mais la rencontre d’Uma sera une bouée de sauvetage pour Nina, en plus d’une nouvelle amitié, elle va prendre du recul sur son quotidien et ses priorités. Dans ses albums Lisa Blumen cherche à mettre en scène les relations et utiliser la fiction pour se questionner, elle l’expliquait quand on échangeait autour de ses albums de science fiction l’an dernier : « Dans les deux albums, je jette un peu de la poudre aux yeux en disant “hé il va y avoir des fusées, ah ça va être la fin du monde” et finalement ça ne parle pas du tout de ça, ce qui m’intéresse le plus ce sont les relations humaines. Et j’ai l’impression qu’à n’importe quelle époque, c’est ça qui compte vraiment, et c’est ça que je voulais montrer.

Je ne dirais pas que les choses ont spécialement changé par rapport aux nouvelles technologies. On reste toujours humain, même si plein de choses évoluent, comme en ce moment, c’est peut-être aussi en ce moment qu’il faut se questionner là-dessus. Qu’est-ce qui compte vraiment ? Qu’est-ce qui est important ? “
En complément de l’album, l’autrice indique des chaînes YouTube, des documentaires, des essais qui l’on accompagné dans ces réflexions aussi bien que pour comprendre cet univers de l’influence. En quelques planches de vie quotidienne entrecoupées de création de vidéos, on découvre l’envers du décor et le poids des injonctions ou des attentes liées à cette activité protéiforme. Et à travers cette tranche de vie, d’un moment charnière pour Nina, on découvre toutes les facettes que peuvent avoir sur la santé mentale ces injonctions ou les impacts des réseaux sociaux & de la publicité sur le monde réel sans oublier l’importance des liens, de la parole et des autres.
Sangliers de Lisa Blumen, L’employé du moi
Toutes les images sont © Lisa Blumen / L’employé du moi