Depuis la mystérieuse Grande Guerre, l’Humanité (ou ce qu’il en reste) a été boutée hors de la Terre, et vit dorénavant sur la face cachée de la Lune, loin du regard du terrible Antacyclès qui règne en maître sur la planète bleue. Sous un immense dôme pour les protéger du vide spatial, les sélénites mènent donc leur vie entre conflits politiques et rêves de retours au pays.
À cette fin, l’androïde Cacochyme fait office d’ultime gardien et savant, dernier détenteur de la mémoire des hommes et le seul à savoir ce qu’il s’est réellement passé sur Terre avant la migration. Il a la charge de veiller sur Verne, Méliès et Sélénie, trois frères et sœurs aux pouvoirs mystérieux dont le destin pourrait sceller l’avenir de l’Homme…
Vertige
Quand Matrix rencontre Jules Vernes ! Sélénie est un hommage assumé et réussi à une certaine conception de la science-fiction, ou plutôt de la pré-science-fiction, avant que cette dernière ne gagner ce nom. Une fiction scientifique qui tire ses racines dans Jules Vernes et Méliès, pour qui la Lune et l’espace sont une frontière indépassable aussi bien physique que poétique, et qui envoûte l’Inconnu d’un voile de beauté et de grandeur.
On s’immerge dans un univers à l’esthétique délicieusement datée, tout en rondeur et en couleur bien loin des monolithes spatiaux à la mode depuis 2001 L’Odyssée de l’espace et Star Wars. Une science-fiction d’aventure avec un méchant très méchant et des gentils très gentils, des décors en carton-pâte et des monstres qui rappellent Mœbius à son meilleur. Sélénie réactualise une certaine conception de la fiction et de la science-fiction contemplative et douce, sans enjeu galactique mais avec un vrai propos politique et écologique, et qui se clos par une révélation aussi surprenante qu’audacieuse qu’il serait criminel de vous dévoiler ici.
La narration de Fabrice Lebeault est rythmée, alternant les passages mystérieux sur Terre et la progression de l’intrigue lunaire. Les dialogues sont minutieusement travaillés pour jongler entre l’humour, la fable et la punchline politique bien sentie. Attachants et uniques, ses personnages ressemblent à Chaplin et à Arsène Lupin, parlent comme le Capitaine Némo et les conteurs d’autrefois, et leurs pouvoirs tendent vers les X-Men et autres super-héros modernes : c’est ce melting-pot d’influences entre tradition classique et modernité qui colore tout l’album et le rend si unique.
Mais que serait-il sans le dessin de Greg Lofé ? Les plans sont larges, les planches sont aérées, les décors sont vastes : il rend hommage à la beauté de l’immense et à la profondeur du vide. Un univers lunaire peut paraître un peu morne et vide, mais le dessinateur le rend multiple et dangereux, poétique et halluciné. Les passages sur Terre sont eux plus proches d’un Mad Max, tranchant sévèrement avec l’ambiance générale sur la Lune. On apprécie tout particulièrement les designs de ses véhicules et de ses bâtiments, qui semblent tout droits sortis d’une vision d’artiste des années 50 de ce à quoi ressemblera le futur.
Singulière dans le paysage actuel de la bande dessinée, Sélénie s’impose comme une magnifique sortie printanière qui ose diverger très franchement des représentations habituelles de la science-fiction. Le ton contemplatif et proche d’une fable ne plaira sans doute pas à tout le monde, de même que la fin dont on ne se remet pas même après plusieurs jours. L’album vaut néanmoins le détour, ne serait-ce que pour la beauté des dessins et l’inventivité dont font preuve les auteurs.
Sélénie par Fabrice Lebeault & Greg Lofé, Delcourt
Illustration principale : © Sélénie / Fabrice Lebeault / Greg Lofé / Delcourt
