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Critiques
par Antoine Chevet - le 6/11/2025
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par Antoine Chevet - le 6/11/2025

La Terre Verte, une sinistre quête de pouvoir dans un univers Shakespearien

Avec Alain Ayroles au scénario et Hervé Tanquerelle au dessin, La Terre Verte met en scène la saga sanglante d’un personnage aussi malveillant que charismatique, bien connu des amateurs de Shakespeare.

Déchu de son trône, laissé pour mort après une sinistre défaite, celui qui fut Richard III, roi d’Angleterre, n’est plus qu’un bossu boiteux, un spadassin qui prête son épée pour de l’or. En quête d’une seconde chance, il embarque sur un navire en direction du Groenland, la Terre Verte, accompagné d’un évêque missionné pour y apporter la parole de l’Église. Il y découvrira une terre gelée et inhospitalière, ainsi que des habitants appauvris qui peinent à survivre aux longs hivers. Ultimes descendants des Vikings et anciens sujets des rois de Suède et de Danemark, ces derniers sont un peuple libre et sans roi. Une chose que Richard, dévoré par l’ambition, compte bien changer, usant de tout son intellect et de toute sa cruauté pour écarter les obstacles entre lui et sa future couronne.

Ce bel ouvrage de plus de 250 pages est signé Alain Ayroles et est né de son intérêt pour la tragique histoire des colonies vikings du Groenland. On lui doit notamment Les Indes Fourbes, lauréat du Grand Prix RTL de la BD dont vous pouvez lire notre coup de cœur ici

Pour l’accompagner au dessin : Hervé Tanquerelle, un choix qui paraît comme une évidence puisque ce dernier a voyagé au Groenland. Le dessinateur, encensé pour sa trilogie Le Dernier Atlas, est en effet un habitué des paysages gelés, qui sont le cœur de plusieurs de ses ouvrages : Groenland Vertigo, tiré de son séjour, ou encore Racontars Arctiques. Isabelle Merlet, qui avait déjà fait équipe avec Hervé Tanquerelle sur Le Ministre et La Joconde, vient compléter le trio comme coloriste. La Terre Verte est un savant mélange de trois artistes de talent qui s’annonçait incontournable avant même sa parution.

Une suite au récit Shakespearien

©Alain Ayroles / Hervé Tanquerelle / Isabelle Merlet / Delcourt

La Terre Verte met en avant un protagoniste – ou plutôt un antagoniste – bien connu puisqu’il s’agit de Richard III, un célèbre personnage de l’œuvre éponyme de Shakespeare. Lui-même est inspiré d’un roi ayant existé, mais les historiens affirmeront que la version de Shakespeare est loin de la vérité historique, bien moins cruelle, difforme et exagérée que le personnage de la pièce. La Terre Verte, que l’on pourrait voir comme une suite de la pièce Richard III, imagine ce qui aurait pu se passer si son personnage principal avait survécu à la bataille de Bosworth et s’en était allé, défait, au Groenland.

Le personnage n’est pas la seule similarité à la tragédie de Shakespeare, la bande dessinée en elle-même reprend de nombreux codes du théâtre. Par exemple, elle n’est pas découpée en chapitres, mais en cinq actes de cinq scènes, qui marquent les changements de décors. On retrouve aussi le côté théâtralisé dans les dialogues, avec des monologues et des répliques très soignées. Certaines prononcées Richard sont uniquement pour le lecteur, les autres personnages ne les entendent pas, un brisage de quatrième mur à la manière d’un acteur se tournant vers le public pour s’y adresser. Avec ces éléments en tête, on s’imagine facilement la bande dessinée adaptée en pièce – ou adaptée d’une.

Du côté des dessins, on retrouve aussi ce théâtral dans les jeux d’ombre et les effets de lumières, comme des projecteurs sur les personnages. L’environnement austère et inhospitalier du Groenland est aussi parfaitement retranscrit, avec des décors très riches en détails. Les vastes paysages de banquise, accompagnés des palettes de couleurs froides, donnent vie à une nature aussi inquiétante que grandiose. Une chose est sûre : l’association d’Hervé Tanquerelle avec Isabelle Merlet fait des merveilles.

Un personnage aussi hideux qu’attirant

©Alain Ayroles / Hervé Tanquerelle / Isabelle Merlet / Delcourt

Le personnage mis en scène est à l’image de l’œuvre originale : mauvais et rempli d’une ambition morbide, à l’âme aussi difforme que son corps est bossu et boiteux. Mais il est aussi intelligent et charismatique, et il ne se prive de rien pour accéder à ses ambitions. Malgré tout, des lueurs d’espoirs apparaissent au fil de l’histoire, principalement à travers la guerrière Ingeborg, qui nous incitent à penser que le personnage est plus complexe qu’il n’y paraît. Pourquoi une femme aussi honnête, brave et généreuse, incarnant ce qu’il y de meilleur, resterait-elle aux côté Richard ?

Toujours est-il que Richard ne reculera devant rien pour s’approprier le Groenland et y gouverner : manipulation, trahison, complot, meurtre et bain de sang. Tout au long du récit, la Terre Verte virera au rouge – non sans rappeler la couverture de l’album – et nous plongera dans une lutte de pouvoir aux multiples rebondissements.

“Que devient le fou d’un roi… lorsque le roi devient fou”

©Alain Ayroles / Hervé Tanquerelle / Isabelle Merlet / Delcourt

Une histoire qui ne manque pas de rappeler les désastres que peut provoquer la folie des dirigeants. Alain Ayroles le dit lui même dans une interview pour la promotion de l’œuvre : “Si cette histoire se déroule il y a plus de cinq cents ans, elle fait écho à des angoisses bien contemporaines.” Destruction de l’environnement, pillages des ressources naturelles, massacre des populations… On se retrouve à travers le regard des Inuits, les habitants du Groenland, qui observent les conséquences dramatiques de cette quête de pouvoir insensée.

C’est un thème universel, intemporel, qui résonne particulièrement avec notre époque où l’on observe de nombreux dirigeants dont l’hubris a des conséquences tragiques sur des peuples entiers.” (Alain Ayroles)

La Terre Verte est une bande dessinée ambitieuse qui nous fait pleinement profiter du talent de ses auteurs. À travers des dialogues puissants et une mise en scène somptueuse, l’intrigue tient en haleine le lecteur, témoin impuissant de la folie d’un Richard digne de la pièce de Shakespeare.

La Terre Verte d’Alain Ayroles & Hervé Tanquerelle, couleurs d’Isabelle Merlet, Delcourt 


Tous les visuels sont ©Alain Ayroles / Hervé Tanquerelle / Isabelle Merlet / Delcourt

©Alain Ayroles / Hervé Tanquerelle / Isabelle Merlet / Delcourt
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