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Édito
par Thomas Mourier - le 18/12/2023
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par Thomas Mourier - le 18/12/2023

Découvrir la bande dessinée taïwanaise : ép.1 : Le marché du livre à Taïwan 

Dans cet article, je vous propose de découvrir l’histoire de la bande dessinée taïwanaise, son évolution, sa perception et ses pistes pour le futur en compagnie de I-Yun Lee, professeure d’histoire à l’université Chengchi de Taiwan qui a bien voulu répondre à mes questions ainsi que quelques chiffres clefs.

« Taïwan a connu des grands changements au fil de son histoire, et cela contribue à ce que Taïwan produise des bandes dessinées de niche ou qui traitent de sujets sensibles. Telle devrait être la caractéristique et la force de la bande dessinée taïwanaise. »
Extrait de l’interview de I-Yun Lee à retrouver plus bas.

Cet article fait partie d’un dossier complet, en 4 volets, à la découverte de la bande dessinée taïwanaise, cliquez ici pour revenir au sommaire

J’en profite pour remercier les équipes de TAICCA (Taiwan Creative Content Agency) pour leur grande aide dans l’élaboration de cet article et pour m’avoir fourni les chiffres, que vous pouvez retrouver en intégralité ici. En fin d’article, je vous propose également un lien vers une autre interview pour en savoir plus.

La bande dessinée taïwanaise en quelques chiffres

Selon le dernier rapport d’enquête sur les industries du contenu culturel de Taiwan en date, en 2021, le marché du livre représente 14 720 milliards de nouveaux dollars taïwanais soit 433,3 millions d’euros. Pour rappel, en France il est de 3 078,6 millions d’euros en 2021

Dans la librairie Taïwan Comics Base à Taipei / Photo ©Thomas Mourier

Plus spécifiquement, la bande dessinée représente 398 millions de nouveaux dollars taïwanais soit 11,7 millions d’euros. En France, à la même époque, il est de 889 millions d’euros, mais il faut dire que l’année 2021 est exceptionnelle comme le rappellent les analystes de GFK

On peut noter que depuis mars 2021, le ministère de la Culture et le ministère des Finances taïwanais ont mis en place une politique d’exonération de taxes pour les entreprises culturelles et liées aux arts qui sont exonérées de taxe professionnelle sur le produit de leurs ventes ou publication. Une mesure qui aura probablement un impact sur les chiffres de 2022 et 2023. 

Avec une superficie de 35 980 km2 et 23 588 613 habitants, l’île compte 591 librairies et boutiques d’occasion ainsi que 41 chaînes de magasins proposant un espace librairie dont 19 dédiées exclusivement au livre et à la papeterie. À ces magasins s’ajoutent 8 sites de librairies en ligne ainsi que des magazines papier et en ligne. Notons également qu’à Taipei, il existe une librairie ouverte 24 heures sur 24.

Côté législation, il n’existe pas de loi sur le prix unique du livre comme en France, et chaque vendeur peut appliquer ses propres prix. 

La bande dessinée taïwanaise en quelques dates clefs

Un grand merci à I-Yun Lee d’avoir répondu à mes questions pas évidentes, mais dont les réponses donnent un aperçu, assez inédit en France, de la bande dessinée taïwanaise et permet d’en comprendre l’histoire et les enjeux. 

I-Yun Lee est professeure agrégée à l’Institut de hautes études d’histoire de Taiwan, Université nationale Chengchi. Et présidente de l’association ACG Studies qui étudie la bande dessinée, l’animation et le jeu vidéo. 

Photo ©DR

L’histoire de la bande dessinée taïwanaise est aussi liée à l’histoire de l’île, est-ce que vous pouvez nous donner un aperçu de l’histoire de la bande dessinée taïwanaise de ses premières publications à aujourd’hui ? 

I-Yun Lee : Le premier janvier 1921, le Taiwan Daily News (台灣日日新報), dirigé par le bureau du gouverneur général de Taïwan, a ouvert une rubrique intitulée « BD de Taiwan et du Japon » (台日漫畫) éditée par Kokushima Mizuma, qui en était également le principal auteur. Outre les bandes dessinées en une planche, il existait également des lianhuanhua (連環畫), sorte de BD traditionnelle chinoise en une seule longue vignette.

Le Taiwan Police Association Magazine (臺灣警察協會雜誌), lancé le 20 juin 1917, est une autre revue importante qui a formé des dessinateurs pendant la période de colonisation japonaise (1895-1945). La plupart des dessinateurs publiaient leurs œuvres sous des noms de plume, excepté le Taïwanais Hsu Ping-tin (許丙丁) (24/9/1899 – 19/7/1977), le seul qui signait de son vrai nom et est resté célèbre pour ses bandes dessinées publiées à Taïwan pendant la période japonaise. 

Le groupe Hsin Kao (新高), formé en 1938 à Hsinchu, est le plus ancien groupe de fans de BD connu ; il est composé de Wang Hua (王花), né en 1923, ainsi que de Hung Chao-ming (洪朝明), Yeh Hong-chia (葉宏甲) et Chen Chia-peng (陳家鵬), nés en 1924. La série de Yeh « JhugeShiro » (諸葛四郎), publiée dans le magazine Man Hua Ta Wang (漫畫大王, Comic King) en 1958, a été l’une des plus populaires de l »après-guerre à Taïwan, et a été adaptée en film et en série télévisée.

Dans les années 1960, la location de bandes dessinées a connu un véritable essor à Taïwan, les BD d’arts martiaux wuxia étant les plus populaires. Outre Yeh Hong-chia, déjà mentionné, des dessinateurs tels que Chen Haihong (陳海虹), Lei Qiu (淚秋), Fang Wan-nan (范萬楠), patron de la grande maison d’édition de BD Tong Li (東立), ou encore You Lung-hui (游龍輝) étaient également très populaires à l’époque.

Cependant, alors que les BD taïwanaises commençaient à se développer, le gouvernement du Kuomintang de la République de Chine a modifié en 1962 la « Politique d’édition et d’impression des bandes dessinées » (編印連環圖畫輔導辦法), établie en 1948, au nom de la « protection de la jeunesse de la nation ». 

Bien que les éditeurs aient vigoureusement soutenu que les lecteurs étaient des adultes, la réglementation est entrée en vigueur en mars 1966, et toutes les bandes dessinées ont dû être examinées et révisées avant de pouvoir être publiées. Comme les frais de censure étaient 40 fois supérieurs au prix de vente, sans certitude que toutes les bandes dessinées soient approuvées et avec une durée d’examen variable, la création de bandes dessinées à Taïwan a été considérablement freinée. Le nombre de livres soumis à la censure est tombé de plus de 2 000 en 1967 à environ 400 en 1974, et la création de bandes dessinées à Taïwan a été interrompue. En 1975, avec la généralisation des photocopieuses, les mangas japonais à bas prix ont envahi le marché taïwanais et l’ont totalement dominé depuis lors.

Dans les années 1980, la librairie de location Xiao Mi Comics (小咪漫畫) a ouvert la porte à de nouveaux dessinateurs, tels que Zhang Jingmei (張靜美) et Kao Yung (高永), auteurs de mangas shōjo. En même temps, le quotidien China Times (中國時報), vendu en librairie, a organisé des concours de bandes dessinées. Les dessinateurs sélectionnés ont été publiés dans le nouveau magazine de BD Joy (歡樂), avec notamment Chen Uen (鄭問), Richard Metson (麥仁杰) et Zhu Deyong (朱德庸). Joy a été publié de 1985 à 1988, puis China Times a lancé l’hebdomadaire Weekly (星期) en 1989, faisant figurer les œuvres de la dessinatrice Ren Zheng-Hua (任正華) et du dessinateur Lin Zheng De (林政德). La même année, après la levée de la loi martiale et avec l’essor des mangas japonais, le marché taïwanais était aussi en pleine effervescence. De nombreuses agences de publicité et maisons d’édition se sont mises à sortir des nouvelles revues de BD, et cette vague a fait émerger des autrices comme You Sulan (游素蘭).

Photo ©Thomas Mourier

Ces magazines qui étaient distribués dans les librairies ont cependant eu une vie courte, allant de six mois à deux ans. Dans les années 1990, la location de mangas a pris le dessus, avec en particulier des séries phares telles Dragon Boy (龍少年)et Star Girls (星少女), publiés chez Tong Li en 1992, et Princess (公主), publié chez Da Ran (大然). Parmi les pionniers, on compte T.K (章世炘), BIGUN, Yeh Minghsuan (葉明軒), Chang Sheng (常勝), Huang Chiali (黃佳莉) et Nicky Lee (李崇萍).

L’année 1996 marque un tournant : avec l’apparition d’Internet et des jeux vidéo, les bandes dessinées ne sont plus achetées dès leur parution et doivent miser sur la publicité pour concurrencer les autres biens de consommation ; les mangas japonais ne sont plus importées à Taïwan dès leur parution, et les éditeurs taïwanais commencent à sélectionner les plus populaires en vue de leur importation. Le marché décline lentement.

Les éditeurs taïwanais de BD qui utilisaient les bénéfices réalisés sur les mangas japonais pour soutenir les productions taïwanaises subissent la baisse des bénéfices des mangas et diminuent leur soutien aux auteurs locaux. Ainsi, l’intervention de l’État à partir de l’an 2000 pour soutenir la bande dessinée a été cruciale.

Par exemple, l’Academia Sinica a mis en œuvre en 2009 le Projet de recherche et développement pour des archives numériques et technologie d’apprentissage en ligne – Plateforme centrale pour le projet de contenu numérique (數位典藏與數位學習國家型科技計畫-數位核心平台計畫), et a publié la Creative Comic Collection (CCC) (CCC創作集), qui devait à l’origine présenter les archives numériques sous la forme de BD, et qui s’est progressivement transformée en une histoire de la littérature de Taïwan racontée en BD. 

Une nouvelle génération de dessinateurs est née de cette initiative, avec notamment AKRU, Kiya (張季雅), Zuo Hsuan (左萱) et Li Lung-chieh (李隆杰). On peut également dire que la collection CCC marque le retour de Taïwan sur la scène de la BD après une longue absence.

Y’a t-il des auteurs devenus cultes ? 

I-Yun Lee : À Taïwan, s’il faut nommer un dessinateur de BD devenu célèbre, ce serait Yeh Hong-chia, qui a gagné en popularité à la fin des années 1950 et dans les années 1960. Sa bande dessinée « JhugeShiro » est même apparue dans la chanson pop « Enfance » (童年), de Sylvia Chang (張艾嘉), qui chante « …mais qui a empoigné l’épée précieuse, JhugeShiro ou le Gang des Diables… » (…諸葛四郎和魔鬼黨,到底是誰搶到那把寶劍。…)

Depuis une 15e d’année, les artistes taïwanais sont très actifs, comment est perçue cette nouvelle génération ? 

I-Yun Lee : La censure de la bande dessinée à Taïwan dans les années 1970 a entraîné la disparition de l’ancienne génération de dessinateurs, et une nouvelle génération est apparue après 1980, mais à cette époque, Taïwan portait encore le corset de la loi martiale (1949-1987) et il était difficile pour la BD d’échapper à l’emprise de la culture chinoise. Le développement de toute culture nécessite un terreau suffisamment libre et un réservoir symbolique suffisamment riche pour faire pousser des fleurs à la fois variées et avec des racines profondes. 

Dans la librairie Eslite à Taipei / Photo ©Thomas Mourier

Dans les années 1990, sans la concurrence d’Internet et des jeux vidéo, la bande dessinée taïwanaise aurait dû connaître un meilleur développement, mais les fruits de la liberté n’étaient pas assez mûrs et le réservoir symbolique pas assez plein. Plus de 30 ans se sont écoulés depuis la levée de la loi martiale, et la nouvelle génération de bédéistes taïwanais peut maintenant puiser dans une base suffisamment riche et diversifiée pour nourrir ses créations.

Dans les années 2000, le ministère de la Culture a commencé à investir activement dans l’accompagnement des bédéistes. Par exemple, la collection CCC a été ensuite subventionnée par le ministère, de même que divers prix ; en 2019, la collection CCC a été transférée à la jeune Agence des contenus créatifs de Taiwan (TAICCA), qui continue à aider les artistes de bande dessinée, qui peuvent même demander en leur nom propre un financement de projet au ministère de la Culture pour faire leurs débuts. Le ministère sélectionne et publie en anglais des présentations de livres taïwanais chaque année pour les faire connaître aux autres pays. 

Parallèlement, il travaille en étroite collaboration avec le Japon pour y promouvoir la publication de bandes dessinées taïwanaises et pour qu’elles soient publiées en série dans les magazines japonais. Le soutien apporté par TAICCA ces dernières années a également contribué à encourager les auteurs et autrices de BD à développer leur activité à l’étranger.

La bande dessinée taïwanaise en quelques notions clefs

Comment se porte le marché de la bande dessinée chez vous ?

I-Yun Lee : L’ensemble du secteur de l’édition est en crise, le développement d’internet a incité de nombreux lecteurs de mangas à se tourner vers des copies piratées, et les limites de l’espace d’habitation ainsi que la variété offerte amènent les acheteurs à choisir avec soin les mangas qu’ils acquièrent. Dans leur temps libre ou dans les transports, les gens ont d’autres activités que de lire des mangas : ils lisent aussi des webtoons, vont sur YouTube ou jouent sur leur portable. 

Dans la librairie Taïwan Comics Base à Taipei / Photo ©Thomas Mourier

Cependant, l’enthousiasme des fans de mangas pour acheter leurs séries préférées reste impressionnant. Ainsi, à l’ère de la consommation en ligne, le plus important est probablement de savoir faire en sorte que le contenu se distingue dans une mer de livres et de créer un sentiment d’identité entre les personnages et les fans.

En France la bande dessinée a une représentation paradoxale, à la fois véritable art mais aussi pour certain.e.s, une littérature pour la jeunesse ; est-ce que c’est identique à Taïwan ? 

I-Yun Lee : Jusqu’aux années 2010, il y avait deux moyens de diffuser les bandes dessinées à Taïwan : dans les librairies généralistes, pour des œuvres au contenu plus culturel, par exemple avec le China Times, CCC et Gaea Books (蓋亞), ou bien dans des librairies de location, considérées comme un lieu populaire où circulaient les mangas japonais et que les lecteurs taïwanais étaient habitués à fréquenter. 

Bien que la location de mangas ait diminué après 2010 avec la migration en ligne de la lecture, cette conception des deux grandes catégories de BD persiste dans l’esprit des gens. 

Elle s’explique aussi par la différence de capital culturel selon l’âge des lecteurs et par la sensibilité qu’ont certaines personnes pour la culture japonaise. Toutefois, cette différence s’estompe progressivement.

On découvre de plus en plus en France, la bande dessinée taïwanaise (T-manga ou graphic novel), quelle est sa spécificité et ses forces selon vous ?  

I-Yun Lee : Il faut dire que l’industrie japonaise du manga a un groupe moteur si important que Taïwan, avec des publications plus lentes et moins compétitives, ne tient pas la comparaison. 

D’un autre côté, Taïwan est relativement plus libéral que le Japon en termes de diversité de genre, d’orientation sexuelle, de différences générationnelles, de classes sociales et de fréquentations. 

Page d’accueil de CCC

De plus, Taïwan a connu des grands changements au fil de son histoire, et cela contribue à ce que Taïwan produise des bandes dessinées de niche ou qui traitent de sujets sensibles. Telle devrait être la caractéristique et la force de la bande dessinée taïwanaise.

Comment vous voyez les prochaines années ? 

I-Yun Lee : À l’avenir, il faudra observer si les webtoons adoptent une nouvelle présentation. La structure des webtoons et des bandes dessinées en pages est différente, mais les webtoons ne sont pas toujours qu’une longue case verticale. 

Par exemple, le webtoon coréen ENNEAD (九柱神) utilise des séparations dans la colonne, ce qui donne à l’écran un aspect très structuré. Le lectorat des bandes dessinées et des webtoons est aussi différent : ceux qui lisent des bandes dessinées ne sont pas nécessairement des amateurs de webtoons, et vice versa. Il faudra donc voir si les webtoons présentent une structure autre que celle des longues colonnes, ou s’ils incorporent des changements sous l’influence des bandes dessinées, ou encore si les bandes dessinées présentent des nouveautés structurelles pour s’adapter à l’ère des smartphones.

À propos de TAICCA

Dans cet article, il y a de nombreuses références à cette agence, que ce soit à travers les rapports chiffrés ou dans l’interview de I-Yun Lee pour parler des initiatives récentes. Cette agence est centrale dans l’industrie du livre (et culturelle en général) à Taïwan depuis sa création en 2019, et centralise les ressources pour en faire la promotion.

Pour mieux comprendre, je vous propose de lire cette interview de Jiun Wei LU, le CEO of TAICCA réalisée le mois dernier par Aurélien du Gohanblog qui s’est intéressé aux titres taïwanais présents sur la plateforme Mangas.io


Pour continuer la lecture, je vous invite à : 
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Découvrir la bande dessinée taïwanaise : ép.2 : la BD à Taïwan vu par les artistes 
Découvrir la bande dessinée taïwanaise : ép.3 : la BD à Taïwan vu par les éditeurices et libraires
Découvrir la bande dessinée taïwanaise : ép.4 : coup de cœur & pistes de lectures

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