On sait que la carrière de Jack Kirby est remplie de pépites, depuis ses débuts dans les années 40, avec Captain America, jusqu'à sa dernière œuvre à être sortie chez Image, la méconnue Phantom Force. Entretemps, il s'est contenté de co-créer l'un des deux univers super-héroïques les plus vivaces et rentables et a développé tout un pan de la ligne cosmique de DC Comics, et toujours chez ces derniers, a offert de nombreux concepts, dont ce Kamandi.

"Oh parfait ! Je passe de Charbyde... en Scylla !"
On ouvre tout d'abord sur une préface très intéressante de l'encreur Mike Royer, qui nous fait bien ressentir le rythme effréné imposé par Jack Kirby. Passé cette introduction, où l'on comprend déjà que la puissance créatrice du King a perdu en rien de sa superbe au fil des années, on arrive dans un récit plus que novateur pour l'époque. L'auteur a été visiblement plus que traumatisé par la vision de la Planète des Singes de Franklin J. Schaffner qui est sorti quatre ans plus tôt. Les mondes post-apocalyptiques sont devenus un trope usé jusqu'à plus soif de nos jours, mais à cette époque où la crainte de la Bombe est la plus forte, c'est un thème qui connait ses premières incarnations. Surtout dans les comics où cette série qui est l'un des précurseurs du genre. On y découvre Kamandi, un homme qui a passé sa vie dans un abri anti-radiations et qui découvre en sortant un monde peuplé d'animaux anthropomorphiques et d'humains réduits à l'état de sauvages à peine doués de paroles. Si l'on ajoute à cela la vision dès les premières pages de la Statue de la Liberté jetée sur le flanc, on sent que le film adapté du roman de Pierre Boulle n'est pas loin. D'ailleurs, ce ne sera pas la seule référence cinématographique émaillant le récit de Kirby. Notons particulièrement cet épisode hommage à King Kong où l'auteur se permet de jouer avec son lecteur de la plus fine des manières.
Si les thématiques abordées montrent l'inépuisable source créative qui bouillonne sous le crâne du créateur des Quatre Fantastiques, son trait par contre nous dépayse pas. Toujours aussi puissant, traversant les cases telle une furie, il arrache le lecteur de sa zone de confort pour le plonger au cœur du récit. On ne répétera jamais assez à quel point Jack Kirby a révolutionné le genre, le menant même au paroxysme, faisant de son dessin un vecteur d'une force incroyable. Prenant le récit à bras le corps, il le tord, le secoue, et le mène toujours vers de nouvelles aventures. Chaque case (et autre pleine page et double page dont Kirby a été l'instigateur) bondit de la page pour ne jamais laisser le temps de reprendre son souffle. Clairement, le compère de Joe Simon et Stan Lee n'est pas un amateur de la décompression, il instaure un rythme fou comptabilisant au moins un retournement de situation par page, au point d'en épuiser son encreur qui n'aura pas réussi à tenir sur la longueur. D'ailleurs, il ne faut pas se leurrer, Jack Kirby à la cinquantaine bien révolue ne peut pas tenir une telle cadence sans discontinuer, et les premiers épisodes sont les plus beaux.

"La nature a fait un travail extraordinaire sur vous !"
C'est d'ailleurs assez dommage que ce soit les premiers épisodes qui sont graphiquement les plus aboutis, car scénaristiquement ce ne sont clairement pas les meilleurs. Kirby y fait preuve d'une imagination toujours aussi active, préférant au coup par coup le bon vieux tir de chevrotine, il nous arrose de concepts et de pistes qui seront développées par la suite. Mais dans un même temps, il nous sert une série d'histoires individuelles comme s'il cherchait son rythme de croisière, ne parvenant pas à saisir son fil conducteur. Heureusement, ce petit flottement ne dure que cinq petits numéros. À partir de là, c'est une aventure qui s'enchaîne sans cesse pour Kamandi qui ira sur les terres de Ben Boxer et ses post-humains, avant de découvrir l'entreprise de Monsieur Sacker, un serpent qui s'est construit un empire commercial et qui se sert de ses esclaves humains pour organiser des copies dystopiques de nos courses de chevaux, pour plus tard débarquer au beau milieu d'une guerre entre tigres et gorilles. C'est un flux continu de nouvelles aventures qui tombent sur le coin du crâne d'un Kamandi qui évolue au fil des pages avant de trouver son rôle dans ce nouveau monde.
Par contre, il aurait peut-être fallu expliquer à Jack Kirby que réutiliser tout le temps les mêmes rebonds scénaristiques, ça finit par se voir. Parce qu'on se dit qu'à force, Kamandi devrait se méfier et regarder derrière son épaule, car il passe le quart de l'histoire dans les vapes et à se faire capturer par les nombreux belligérants qui peuplent ce monde hostile. Comme cette habitude de faire surgir les anciennes connaissances dans des deus ex machina qui perdent de leur impact par leur répétition ad nauseam. Ce sont des habitudes d'écritures héritées du Silver Age mais qui subissent vraiment le passage du temps. Dans cette période transitoire des seventies où l'écriture rentre dans une phase plus mature, où un Dennis O'Neill par exemple fait des œuvres qui ouvrent sur la décennie suivante qui sera la grande révolution scénaristique, Kamandi souffre d'une narration clairement datée. Pourtant, l'on ne trouve pas cela dans les New Gods, et c'est sans doute cela qui a fait la différence entre une œuvre culte, et celle-ci qui reste un bijou méconnu.

C'est dans une belle édition (quoiqu'un peu avare en bonus vu l'objet) d'Urban Comics que l'on redécouvre un nouveau tour de force de Jack Kirby, qui n'aura eu de cesse de justifier son pseudo de Roi des Comics. L'une des premières œuvres post-apocalyptique des comics qui trouve le moyen de se réinventer au fil des pages pour livrer une aventure qui maintient en haleine un lecteur harassé par le rythme fou imposé par son génial créateur.






