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par Léonard Fougère - le 21/03/2022
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par Léonard Fougère - le 21/03/2022

Gloutons & Dragons, cuisine monstrueuse pour œuvre délicieuse

Tant qu’il y a des monstres, il y a de quoi se régaler ! Voilà la philosophie atypique qu’aborde Gloutons & Dragons pour son aventure décalée au sein d’un univers passionnant.

La vie d’aventurier se compose de péripéties en tout genre, de combats épiques et d’explorations de donjons mystérieux en quête d’un trésor légendaire. Mais une vision rocambolesque face à laquelle Gloutons & Dragons appose un regard plus simple et pragmatique, presque banal. Sa recette : le ragoût de monstres pour aventuriers intrépides prêt à tout pour se sustenter et atteindre leur objectif !

Vous êtes-vous déjà demandé quel goût pouvait avoir un monstre ? Nous non plus, et pourtant c’est ce dont a envie Laïos depuis bien longtemps. Mais cet aventurier ne pensait sans doute pas appliquer un jour cette idée dans un contexte aussi urgent. Lui et son groupe viennent tout juste d’être vaincus par un dragon, sauvés in-extremis par Farynn, la sœur de Laïos, ce dernier repart immédiatement dans le donjon pour la secourir à son tour. C’est complètement affaiblis, sans vivres ni équipements et avec deux membres en moins qu’ils vont devoir entreprendre cette mission périlleuse. Leur salut passera par leur rencontre avec Senshi, expert en cuisine monstrueuse. 

La cuisine en fil rouge

Il ne s’agit pas simplement de distinguer ce qui est comestible ou non, mais surtout de savoir correctement le préparer. Cela implique une conception pointue du bestiaire, à un niveau presque biologique, ou monstrologique. Des spécificités étonnantes du basilic (le monstre, pas l’aromate) au rapport de prédation entre mimics (des coffres aux trésors vivants) et insectes-joyaux : le récit se grime presque encyclopédie fictive. Un aspect développé davantage encore dans les pages bonus “Histoires de monstres et plus si affinités” qui abordent cette dimension de manière autrement plus documentée. Ces connaissances servent également dans l’action, puisque bien connaître la physionomie ou le métabolisme de son adversaire se révèle rapidement crucial en combat. 

© Ryoko Kui / Kadokawa Corporation

Cette approche presque scientifique est ce qui caractérise majoritairement Gloutons & Dragons, en faisant un récit de fantasy peu commun. Si le récit suit un fil rouge (sauver la sœur de Laïos), la cuisine sert de liant à l’ensemble. Son intégration à un univers de fantasy se fait vite très naturelle, tant le donjon est pensé tout autant comme un écosystème magique qu’un dédale mystérieux. Elle est aussi source de créativité tant il est parfois nécessaire de faire preuve d’inventivité pour cuisiner correctement les monstres croisés par nos héros. Brochettes, ragoûts et même pizzas, rien n’échappe aux palais de nos aventuriers gourmets et leur cuisto-nutritionniste Senshi. Le facteur nutritif des repas est ainsi régulièrement sollicité, que ce soit pour avoir une alimentation équilibrée ou pour répondre à des besoins plus urgents sur l’instant. À cet égard et pour les lecteurs les plus téméraires, le manga prend le soin de toujours lister les ingrédients d’une recette au travers d’une case. Mieux encore : Senshi détaille lui-même les étapes, ce qui devrait permettre, avec un peu d’imagination, de reproduire les plats du manga. Bref, à quand un livre de cuisine estampillé Gloutons & Dragons

Ces repas sont aussi l’occasion pour le groupe de se reposer entre deux péripéties, d’autant que la chasse au monstre se fait de plus en plus périlleuse qu’ils progressent dans les méandres du donjon. S’en dégage presque une sensation de tranche de vie, leur récurrence rythme la narration tandis qu’ils marquent une pause dans le récit, permettant au groupe de se ressourcer chaleureusement. Une vie quotidienne mais dans un donjon rempli de monstres, en somme. On est là bien loin d’une fantasy épique et grandiloquente, ici tout est beaucoup plus intimiste et “banal”.

Banaliser la fantasy pour mieux la crédibiliser

© Ryoko Kui / Kadokawa Corporation

Sa banalité, Gloutons & Dragons aime s’en amuser. Nombre de moments seront tournés en dérision tant nos aventuriers peuvent être amenés à subir leurs mésaventures. Un humour très présent qui allège le ton du titre alors que son récit inciterait plutôt à l’urgence – il faut sauver Farynn avant qu’elle ne soit entièrement digérée par le flamboyant. Cette légèreté laisse en réalité beaucoup de place à la construction de son univers. D’une part pour son bestiaire, déjà évoqué, qui est riche et varié. Mais aussi sur le donjon qu’explore nos héros. Au fur et à mesure qu’ils descendront dans ses méandres, ils en découvriront de plus en plus sur sa nature et ses origines. Avec toujours cette philosophie pragmatique des choses, amenant à expliquer chaque phénomène de manière concrète, tout en gardant une part de fantaisie. La possibilité de “ressusciter” des aventuriers morts dans le donjon s’explique ainsi très clairement, et ces particularités permettent d’en jouer plus tard dans le scénario. En posant au fur et à mesure des briques pour élaborer son récit, Ryōko Kui parvient à construire un univers rigoureusement cohérent et riche. En donnant un sens et une logique aux nombreux éléments fantaisistes qui ponctuent son récit, l’autrice offre un monde étonnamment réaliste et crédible pour un univers de fantasy. 

Cette normalisation du fantastique s’incarne également chez nos protagonistes. Aussi formidables soient-ils, de Laïos et sa passion presque inquiétante pour les monstres à Tylchak le voleur habile au ton renfrogné, ils n’en restent pas moins des aventuriers relativement banals dans ce monde. Même cas pour la talentueuse elfe magicienne Marcyle, souvent mise à rude épreuve dans leurs quêtes de repas – ou les repas en eux-mêmes – et Senshi, déjà présenté comme le cuisto de la troupe dont les grandes connaissances sont vitales à leur avancée – et leur satiété. Une impression qu’ils vivent “une aventure parmi d’autres” en tant “qu’aventuriers parmi d’autres”. Un sentiment renforcé par leurs personnalités franchement humaines plutôt que de valeureux héros face aux forces du mal. 

© Ryoko Kui / Kadokawa Corporation

Une manie qui inscrit d’autant plus leur aventure dans un grand ensemble plus ambitieux qui se révèle au fil des tomes. Une façon, étonnante, de renouveler son récit en le densifier avec de nouveaux personnages, de nouveaux éléments et surtout de nouveaux enjeux. Le tout sans perdre de vue l’essence même du titre, à savoir des gloutons et des dragons. L’importance de la pitance persiste, parfois plus discrètement, de rythmer un récit continuellement limpide. 

Un mot, enfin, sur le dessin maîtrisé de Ryōko Kui qui bénéficie du même soin que son écriture. Elle offre des designs fournis à ses personnages, en particulier pour Senshi et Marcyle, où l’attention toujours portée aux détails persiste, telle que pour la composition de la coiffure ou le fonctionnement d’une armure. Leur expressivité est aussi un régal, autant pour les moments d’effroi face à un monstre que de plaisir en dévorant le délicieux repas cuisiné à partir de ce dernier. Les décors nous immergent dans ce donjon labyrinthique et mystérieux dans lequel évolue un bestiaire joliment illustré. La cuisine, tout de même, profite d’un trait détaillé et soucieux des mouvements. Ce qui ajoute en crédibilité à son concept, puisque jamais la cuisine de créatures fictives n’aura paru aussi réaliste. 

Avec son concept original, Gloutons & Dragons offre une aventure de fantasy différente et décalée de ses standards. Plus terre à terre, moins grandiloquente, elle n’en reste pas moins aventureuse et intrépide, aussi bien face aux créatures magiques que derrière les fourneaux. Tandis que le titre approche de sa fin, les aventuriers gloutons ont encore quelques hors-d’œuvres avec son T10 le 30 mars prochain et un guidebook prévu pour la fin d’année.

Gloutons & Dragons de Ryoko Kui, Casterman

Traduction par Sebastien Ludmann


Illustrations : © Ryoko Kui / Kadokawa Corporation

© Ryoko Kui / Kadokawa Corporation
© Ryoko Kui / Kadokawa Corporation
© Ryoko Kui / Kadokawa Corporation
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