Inio Asano est passé maître dans l'art d'évoquer ces moments de vie un peu suspendus, en flottement, où l'on ne sait plus très bien ce que l'on veut ni où aller. Il a souvent abordé le passage à l'âge adulte dans ses oeuvres, mais Bonne Nuit Punpun traitait de l'adolescence... Période particulière, au coeur également de La fille de la plage, son nouveau titre paru en décembre chez Imho.
(Le titre ayant été imprimé peu avant les fêtes, il est distribué petit à petit en librairie et n'est peut-être donc pas encore arrivé chez votre libraire. Il est en tout cas disponible sur le site de l'éditeur.)
Plus tout à fait des enfants...
© 2014, Inio Asano, Editions IMHO
Au début de l'histoire, Sato est en quatrième. Son rendez-vous avec le garçon le plus populaire de son collège a particulièrement mal tourné, et, un peu paumée, elle est ensuite allée voir Isobe, un de ses camarades de classe, pour lui demander de coucher avec elle.
C'est ainsi que commence La fille de la plage, et puis les jours et les mois passent. La relation entre Sato et Isobe se complexifie, à la fois celle de deux enfants, et de deux presque adultes, qui partagent une intimité physique tout en gardant leurs distances pour tout le reste. Il y a le fossé qui se creuse entre la jeune fille et ses parents, qui la voient comme une adorable petite fille modèle, le décalage, toujours, entre la réalité et l'apparence, face à ses camarades et même sa meilleure amie. Mais au fond est-il question d'apparence ? Sato a-t'elle cessé d'être une enfant parce qu'elle ment, qu'elle transgresse ?
En parallèle, l'auteur nous laisse entrevoir la vie d'Isobe, gamin solitaire, un peu lunaire. Son passé plein de secrets, sa vie de famille compliquée. Son quotidien, où l'on attend de lui qu'il ne se comporte plus comme un enfant tout en ne faisant pas de vague.
... mais pas encore des adultes.
Inio Asano nous montre, il ne raconte pas. Il crée cette petite ville, ces personnages, cet univers. Il nous laisse y évoluer, y voir des scènes choisies avec intelligence et finesse. A nous d'essayer de comprendre les secrets derrière les images, les intentions derrière les gestes, les mensonges derrière les paroles. Il y a beaucoup de silence, toujours, dans ses histoires. Parfaitement orchestrés pour un résultat puissant, violent, douloureux.
Ce manga est peut-être plus incisif encore, dénué de l'humour farfelu qu'on croisait parfois dans PunPun, dénué aussi de cette étincelle d'espoir lumineuse et salvatrice qui illumine par moment nombre de ses titres. Il y a des mensonges, des questions sans réponses, des sentiments qu'on étouffe, une innocence et une légèreté feintes, des cauchemars, des drames inévitables, des espoirs ridicules, des corps d'enfants qui pensent que devenir adulte sera moins difficile. La mort, la douleur, le plaisir aussi, des chuchotements, de la solitude. Et puis cette clé USB trouvée sur la plage.
La fille de la plage c'est encore une fois une évocation à la fois très dense et très subtile, épurée à son maximum pour ne laisser que l'essentiel, des émotions, des douleurs, des vides. Une sorte de nostalgie au présent, comme si chaque seconde qui passe était un bout d'innocence perdu à jamais alors que rien de mieux ne se profile à l'horizon. C'est parfaitement écrit, rythmé, les dialogues, même s'ils sont ici traduits, sonnent vraiment juste (un exercice pas si évident lorsqu'il s'agit de faire parler des adolescents). Il n'est pas question de faire des choix face à cette lecture, de juger, de réfléchir à ce qui est bien ou non. Il s'agit de ressentir, et pour ça, Inio Asano est assurément l'un des meilleurs.
Graphiquement, c'est toujours ce trait réaliste et doux, et comme teinté de mélancolie. Les cadrages alternent des focus sur les visages et leurs expressions, et des points de vue plus lointains, qui nous ramènent à notre place d'observateur. Les planches sont belles, délicates, et laissent là encore toute la place aux émotions, transmettant parfaitement la gêne, la tristesse, la surprise, la honte, l'envie... Les scènes de sexe sont représentées très clairement, parfois sur plusieurs pages, mais ne donnent pas du tout une impression voyeuriste, s'inscrivant logiquement dans la narration faite d'instants de vie de l'héroïne, contexte parfois de dialogues entre Sato et Isobe qui nous en disent plus longs sur eux. Les décors extérieurs occupent une place importante, notamment les scènes au bord de l'eau. Comme de grandes bouffées d'air frais autour de personnages repliés sur eux-même.
La fille de la plage est un titre puissant, à la fois doux dans son rythme et violent dans la densité des émotions qui s'y bousculent. Les thématiques, et certaines planches, font clairement de ce manga un titre pour lecteurs avertis. Beau, juste et mélancolique, il est à l'image de l'oeuvre d'Inio Asano. Mangaka-orfèvre qui sait comme personne explorer ces moments de vie où l'on ne sait plus vraiment où l'on veut aller.