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Édito
par Thomas Mourier - le 28/08/2023
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par Thomas Mourier - le 28/08/2023

Ryoichi Ikegami, à corps perdu : visite guidée par Xavier Guilbert 

Visite guidée de la grande expo autour de l’œuvre de Ryoichi Ikegami, présentée à Angoulême en 2023 par Xavier Guilbert, l’un des concepteurs de cette rétrospective et co-auteur du catalogue dédié. Avec soixante ans de carrière, Ryoichi Ikegami dessine toujours à 78 ans et fait partie de ces mangakas aussi incontournables que discrets.

Xavier Guilbert, co-commissaire de cette expo Ryoichi Ikegami, à corps perdu avec Léopold Dahan
Xavier Guilbert, co-commissaire de cette expo Ryoichi Ikegami, à corps perdu avec Léopold Dahan ; ici dans l’expo.

Après Catherine Meurisse au musée Tomi Ungerer de Strasbourg commenté par Morgane Magnin, poursuivons notre série des expos commentées pour vivre un été d’expo à la maison. Visite guidée de la grande expo Ryōichi Ikegami, À corps perdus présentée à Angoulême en janvier 2023 avec Xavier Guilbert, co-commissaire de cette expo avec Léopold Dahan. 

L’exposition proposait 210 originaux, avec des planches de 1966 à 2021 pour mettre en lumières ces soixante ans de carrière avec des axes thématiques. Un catalogue d’exposition lui a été consacré avec des reproductions (et quelques exemplaires sont à nouveau en vente sur le site du FIBD alors qu’on le croyait totalement épuisé, foncez !)

Xavier Guilbert explique l’origine de cette exposition : « Ce qui nous intéressait avec Ryoichi Ikegami c’est sa position assez particulière dans la BD japonaise. C’est quelqu’un qui a un style immédiatement reconnaissable, et qu’on a appris à connaître de manière internationale avec le succès de Crying Freeman

La deuxième particularité c’est que c’est quelqu’un qui se concentre exclusivement sur le dessin, dans une industrie où on a beaucoup d’auteurs “complets” qui sont leurs propres scénaristes. Donc c’est intéressant d’avoir quelqu’un de très doué en dessin, et qui se satisfait de ça. »

« Une carrière qui commence par à coups, avec un pas en avant, un pas en arrière » 

« C’est une carrière qui commence par à coups, avec un pas en avant, un pas en arrière » commente Xavier Guilbert. La rétrospective commence par présenter quelques planches de jeunesse et revient sur sa vocation précoce : « Ryoichi Ikegami naît en 1944 à Echizen, une ville qui se trouve à 200 km environ au nord d’Osaka, sur la Côte-Nord du Japon. Il est le troisième d’une famille de quatre, son père est fabricant de couteaux, et c’est le seul garçon – il est censé tenir le nom de la famille et reprendre la boutique du père. Il rêve d’être mangaka, mais il est condamné à être coutelier. 

Coup de chance ou coup du sort, son père tombe malade de la tuberculose et est obligé de fermer boutique. Il se dit qu’il va pouvoir réaliser son rêve, mais étant donné que son père ne travaille plus, c’est difficile niveau finances. Il se voit obligé de quitter l’école à 15 ans et de partir travailler à Osaka chez un fabricant d’enseignes typographiques. Boulot qu’il déteste, mais qui paye. Mais il y voit quelque chose d’intéressant, c’est qu’Osaka à cette époque est le centre névralgique de l’industrie du kashihon, du réseau des librairies de prêts. 

Il emprunte un vélo et fait le tour de la ville pour repérer où sont les maisons d’édition et proposer ses premiers récits. En 1962, un de ses récits est repéré par une maison d’édition qui publie une revue nommée Mazō dans laquelle seront publiés deux de ses histoires en 1962. Il se dit alors qu’il a percé. L’une des raisons pour lesquelles il voulait devenir mangaka c’est qu’il avait lu dans un magazine qu’un mangaka qui a du succès pouvait se payer une maison de 2 millions de Yens avec salle de bain, et qu’il voudrait offrir cette maison à ses parents. C’est son objectif. Malheureusement, il réussit à vendre une ou deux histoires, mais ça s’arrête là. »

Ryoichi Ikegami revient dans son entreprise d’enseignes jusqu’en 1966 où il tombe sur un numéro de la revue Garo —la revue d’avant-garde créée par Katsuichi Nagai en 64 pour publier Kamui-den, de Sampei Shirato. Cette série est une grande chronique médiévale dans laquelle Sampei Shirato, qui vient d’une famille marxiste, parle de la lutte des classes, mais expliquée aux enfants dans le contexte du Japon médiéval du 16e siècle. 

Yoshiharu Tsuge publie aussi dans Garo, et lorsque Ikegami tombe sur cette revue, c’est un électrochoc pour lui. Il découvre et adore ce que fait Tsuge. 

Il y a à ce moment-là un concours : il faut envoyer une histoire à Garo, et le gagnant verra son histoire publiée dans la revue. Il gagne le concours et est publié en 1966, avec une histoire qui s’appelle Tsumi no ishiki (Conscient d’avoir pêché). Puis propose une autre histoire à Garo quiest refusée.

Mais on lui indique que Shigeru Mizuki cherche des assistants, et on lui propose le boulot. Ikegami accepte, même si ça l’oblige à partir à Tokyo, car maintenant tout se passe à Tokyo. Il devient donc assistant de Mizuki, et apprend que l’autre assistant, qui sera son « senpai » est Tsuge. »

« Un rythme infernal : assistant de Mizuki le jour, travaillant sur ses propres histoires la nuit » 

L’exposition présente ses premiers travaux personnels, encore très marqués par la patte Tezuka et Mizuki : « Pour Ikegami c’est un moment fascinant et ambivalent, car il se retrouve auprès de Mizuki et Tsuge qui lui disent de lire Sartre ou Baudelaire, de la philosophie…
Et lui qui est très complexé par son manque d’études va faire son éducation auprès d’eux. 

Il n’est pas complètement satisfait par le boulot qu’il fait, mais ça représente un apprentissage. Il continue de publier dans Garo, mais reste ambivalent par rapport à ses publications, car les retours sont assez négatifs : on trouve ses histoires trop sombres. Il a envie de plaire et ne vit pas très bien ces retours-là. 

En 1968 un éditeur lui propose de faire une histoire avec un scénariste. Il tente et ça fonctionne. Avec les gains qu’il tire de la vente de cette histoire nommée Le Poursuivant, il achète la maison à 2 millions de Yens avec salle de bain pour ses parents. Il a réalisé son rêve. 

Il continue un peu à publier dans Garo, qui lui consacre en 1970 un numéro hors-série, ce qui est généralement fait pour des auteurs à part. Mais c’est son chant du cygne, puisqu’il ne publiera plus jamais dans cette revue. »

Comment Spider-Man a vaincu son ambition de scénariste…

Sous le masque de Spider-Man, un visage japonais se dévoile sur une très belle illustration couleur qui sert de couverture à la réédition de son Spider-Man réalisé à partir de 1969 pour Kōdansha : « Vous avez ici des images en couleur qui vous montrent non pas Peter Parker, car c’est un jeune japonais, mais son équivalent qui découvre ses pouvoirs. 

Quelqu’un traduit à Ikegami les histoires de l’époque, mais très rapidement ça l’ennuie, il trouve les histoires de Stan Lee et Steve Ditko inintéressantes, et il va décider de faire le truc à sa sauce. C’est une série qui est très sombre : il tue, il y a une scène où il se masturbe. On est vraiment très loin de ce qu’il y a chez les Américains à cette époque-là avec la Comics Code Authority. Ça a été édité au Japon, mais jamais traduit à ma connaissance. 

Le problème c’est qu’au bout de huit chapitres, il est à sec, il n’a plus d’histoires. Un auteur va venir lui donner un coup de main pour terminer les 21 chapitres qui constituent l’ensemble de la série. C’est un élément qui va mettre le dernier clou dans le cercueil de ses ambitions d’auteur complet : au détour des années 1970, il décide de faire un trait sur le travail de scénariste. Il ne fera plus que du dessin. »

Xavier Guilbert précise ce point : « Quand on dit qu’il ne va faire que du dessin, il faut garder en tête que de son point de vue, le dessinateur est un metteur en scène. C’est quelqu’un qui dessine très bien, avec une facture assez classique qui rejoint très bien le dessin que l’on connaît en occident, mais surtout c’est un très bon narrateur. Il a un sens de la narration graphique extrêmement poussé. »

Travailler avec des scénaristes 

Le commissaire d’exposition présente la grosse partie de l’exposition consacrée aux planches réalisées en collaboration avec des scénaristes :  « On a ici le début d’un script de Heat avec Buronson dont on a les planches derrière. Le script compte au total une douzaine de pages. Il n’y a que du texte, ce que font les personnages et ce qu’ils disent, sans aucune indication de mise en scène, donc tout revient à Ikegami pour la mise en page. »

On a mis en avant les trois scénaristes avec lesquels il a le plus travaillé. Le premier avec lequel il a eu une expérience assez douloureuse c’est Tetsu Kariya. Kariya est aujourd’hui considéré comme un monument, car ensuite ce sera le scénariste d’une série qui s’appelle Oishinbo/ Le Gourmet, qui compte 111 volumes et fait partie des 12 séries les plus vendues de l’histoire du manga au Japon. Actuellement la série est suspendue, car l’auteur a critiqué assez vivement la gestion de Fukushima par le gouvernement. C’est un auteur atypique, car il a une sensibilité très marquée à gauche. Il est diplômé de la meilleure université du Japon, l’Université de Tokyo, et décide de ne pas utiliser son diplôme d’analyste statistique, mais plutôt de faire du cinéma, du scénario, et finalement il écrit un premier scénario pour Ikegami

À l’époque ils sont tous les deux assez débutants, ils font une histoire sur un jeune qui veut apprendre à faire du vélo, dans un système très spécial de course sur piste japonaise. C’est un récit shônen pur jus, totalement inspiré des deux récits fondateurs du manga de sport, à savoir Ashita No Joe et Kyôjin No Hoshi (L’étoile des géants). Séries scénarisées par la même personne, Asao Takamori, mais sous pseudonyme, car il publie dans deux revues différentes. On retrouve la même chose dans le récit d’Ikegami et Kariya, à savoir l’entraînement surhumain avec des machines, le grand méchant, les évolutions… La patte graphique est proche de Tetsuya Chiba, car Ikegami se fait violence pour faire ce qui plaît à l’époque. La série s’arrête au bout de 4 volumes, elle n’a pas eu beaucoup de succès.

Derrière, l’éditeur lui propose un autre scénario en lui cachant le nom du scénariste, et Ikegami comprend en le lisant que c’est Kariya. L’éditeur n’était pas sûr que Ikegami accepte en sachant qui en était le scénariste. Ce deuxième récit est leur premier grand succès, qui s’appelle Otoko gumi (Le Clan des Hommes). Résultat, ils apportent une sorte de suite, qui est en fait plutôt une reprise. En gros ils vont refaire la même chose, mais en étant tous les deux plus aguerris : le problème c’est que ça perd en sincérité, c’est plus maîtrisé, mais moins intéressant, ça devient un peu grand-guignolesque. Il travaille sur les corps féminins, mais aussi sur la figure du monstre. On va avoir des personnages assez difformes, il sait très bien représenter l’extrême laideur. »

La section enchaîne avec le scénariste de Lone Wolf and Cub : « Le deuxième scénariste qui est important dans la carrière de Ikegami c’est Kazuo Koike. C’est le premier scénariste japonais qui a théorisé l’écriture de scénario. Il a des avis sur ce que ça doit être : par exemple le titre de l’histoire doit immédiatement évoquer le nom et la figure du héros de l’histoire. Il a aussi tout un tas de théories sur comment mettre en place le grand méchant et comment ça se passe entre les deux. 

En 1973, Koike propose une histoire de vengeance à Ikegami, qui accepte. Kazuo Koike veut lui expliquer comment faire, il a une idée très arrêtée de comment Ikegami doit travailler, de quoi il doit s’inspirer, ce qu’il doit dessiner, etc. Il lui fait un cours express, et en l’espace de quelques chapitres l’anatomie des personnages change complètement : on arrive à des culturistes avec une anatomie complètement maîtrisée. L’apprentissage se fait très rapidement. La série, Aiueo Boy, va avoir une existence éditoriale compliquée  : elle change trois fois de revue et restera inachevée. Mais on voit les conséquences de cet apprentissage sur l’autre série qu’Ikegami fait au même moment, Otoko gumi. Les dessins des deux séries se modifient très fortement, et Ikegami arrive à une maîtrise de la représentation du corps, masculin en particulier, mais aussi féminin. Même si on est dans une série B et beaucoup de personnages féminins servent de faire-valoir. La place de la femme est compliquée dans ce genre d’œuvre.

La deuxième série que Ikegami et Koike font ensemble est à nouveau une histoire de vengeance. C’est l’histoire d’un homme qui fait chanter des gens avec des sextapes… 

On voit bien dans le dessin qu’Ikegami a utilisé des revues de culturisme. On a quelque chose qui est à la limite entre la beauté et le monstre, ça déborde de partout. Pour les amateurs de comics, on est pas loin de Rob Liefeld sur Captain America. On a un personnage torse nu avec un pantalon très moulant et il saisit bien tous les muscles, il y a une forme de glorification.

Puis arrive leur grand succès, Crying Freeman. Succès notamment, car ça a eu du succès en France maïs aussi un film. Ikegami est quand même un peu critique, car selon lui Koike est très bon pour lancer et poser les personnages, mais sur la durée il a tendance à s’essouffler. Je trouve que les deux premiers volumes de Crying Freeman sont super et après il y a un gros moment de mou, jusqu’à la fin où il arrive à boucler. »

« La collaboration de trop »

Puis ce sera Pigeon rouge et Offered qui marqueront « la collaboration de trop » explique Xavier Guilbert avec une première histoire « qui part d’une théorie très fumeuse qui dit que les Japonais seraient les descendants d’une des 12 tribus juives : parce qu’il se trouve qu’il y a des similitudes entre les comptines juives et les chansons d’enfants japonaises. À partir de là il y a une histoire avec un missionnaire jésuite qui est là pour enquêter sur cette proximité. Un personnage étonnant : on a l’impression que c’est une femme avec une moustache. On sait jamais si c’est une femme déguisée ou pas, et il s’appelle Audrey Hepburn…

Mais ça va par rapport à ce que va être Offered. Pour le scénario : c’est un jeune athlète japonais qui est enlevé par une mystérieuse organisation, dont la cheffe est une jeune femme qui lui explique qu’il est la réincarnation de Gilgamesh. Ils prennent des drogues et s’évadent joyeusement pour faire du sexe tantrique pendant 3 jours, après quoi elle lui dit “c’est bon je suis enceinte, et au fait je suis la petite fille cachée d’Adolf Hitler”. I y a un côté très particulier, mais il y a une scène que j’aime beaucoup dedans, c’est un moment où les héros sont poursuivis et s’échappent. Ils arrivent sur une plage et se disent “et si on installait ici une petite colonie naturiste ?”. Et ils se mettent tous à poil et font des courses, s’entraînent au lancer de poids, etc. Il y a un côté surréaliste. »

L’arrivée de Buronson

Ryoichi Ikegami entame une nouvelle grande collaboration avec Buronson : « Vous le connaissez sans doute, car c’est le scénariste de Ken le Survivant, avec Tetsuo Hara au dessin. Son nom est un pseudonyme inspiré de Charles Bronson. »

« Une fois que la collaboration avec Koike s’est terminée sur cette note un peu particulière, on arrive sur ce troisième scénariste important, mais leur association commence sur une fausse note : Il propose un scénario en 1979, et l’éditeur lui dit qu’il est fou de proposer ça, que ça ne va pas aller du tout à Ikegami, que ça va casser sa carrière et ruiner sa réputation. Après ça Buronson se retrouve blacklisté pendant 10 ans, l’éditeur ne veut plus entendre parler de collaboration avec Ikegami. Mais au bout de 10 ans, il revient avec le scénario de Sanctuary

Ikegami le lit et se dit qu’il y a là quelque chose. Sanctuary paraît au début des années 1990, c’est un thriller politique, où deux jeunes gens décident de redonner sa grandeur perdue au Japon. Ces deux jeunes gens veulent redonner sa grandeur perdue au Japon, et font un papier/pierre/ciseaux pour décider celui qui le fera en rentrant en politique, et celui qui le fera en rentrant chez les Yakuzas. Et ensemble, ils vont tout changer en utilisant les deux leviers de la politique japonaise. Si Kariya est un “gauchiste”, et que Koike est un peu à droite, Buronson l’est franchement : ce qui fait que l’on a un discours un peu patriotique, un peu nationaliste. 

Quand Sanctuary paraît, le Japon est secoué par plusieurs années de scandales politiques, il y avait eu aussi pas mal de malversations sur l’Amérique latine au Ministère des Affaires étrangères. Lorsque le Premier ministre saute pour délit d’initié, il y avait une trentaine de députés qui avaient trempé dans l’histoire, donc ce n’est pas un petit scandale. Si vous avez lu Sanctuary, vous savez que la première histoire c’est celle d’un politicien qui se fait écarter, car il a une relation avec une prostituée et les photos fuitent dans la presse.

C’est l’une des choses qui vont résonner au niveau de Sanctuary. Les gens vont y trouver des échos de la politique de l’époque. Buronson va s’amuser à répondre et réagir à ce qui se passe mais aussi imaginer des situations qui parfois se réalisent. C’est une œuvre marquante qui est le début de la collaboration avec Buronson placée sous le signe de l’homme fort japonais qui va écraser des Occidentaux. Les Occidentaux sont souvent les méchants avec cette idée de réaffirmer la suprématie du Japon.

Ensuite Strain, puis Heat qui est aussi une histoire de règlement de comptes. On aussi Lord, qui s’empare de la mythologie asiatique au sens large puisque ça reprend l’histoire des Trois Royaumes, il fait un peu de récits de genre. Et puis ça se termine aussi avec la série de trop pour Ikegami, à savoir Begin, qui est une redite de Sanctuary. Ca repart sur les mêmes bases, et c’est présenté comme une sorte de suite spirituelle. D’ailleurs lorsque le premier chapitre paraît, le premier chapitre de Sanctuary est re-publié dans la même revue. Ce ne sera pas quelque chose de très satisfaisant, et on sent que Ikegami se demande s’il a bien fait d’accepter. »

Nouveaux scénaristes, nouveaux challenges 

Le dernier volet dédié aux scénaristes présente 3 autres auteurs avec qui il a travaillé : « Le plus récent c’est Riichiro Inagaki qui a un truc très particulier, puisqu’il a un passif de dessinateur. Il est connu pour être scénariste de Eyeshield 21 et Dr. Stone, des gros succès de shônen. Je pense que Ikegami se dit quand ça commence : “j’ai 76 ans, je veux un défi”. 

Derrière vous avez Hideo Yamamoto, l’auteur de Ichi the Killer et de Homunculus, qui travaille beaucoup autour de la violence. Dans les deux cas, on sent le plaisir du challenge pour Ikegami. Adam et Eve, c’est un huis clos avec des Yakuzas qui revisite le mythe de l’homme invisible. C’est un peu comme l’histoire d’Agatha Christie Ils étaient Dix. Il se trouve qu’il y a 5 Yakuzas qui représentent les 5 sens, et ils vont essayer de localiser les personnages invisibles en utilisant leurs sens. Il y a la question de représenter graphiquement le son qu’on perçoit. Pareil avec l’odorat, il y a un vrai challenge autour de la représentation des sens, et de ce qui est présent, mais invisible.

Avec Inagaki c’est encore différent : Trillion Game se passe dans le monde des start-up et de la sécurité informatique. Ikegami continue de travailler à l’ancienne avec du papier et de l’encre donc ce n’est pas son truc, ce sont les assistants qui gèrent tout ce qui est informatique. En plus Inagaki il fait du shônen, un truc que Ikegami a abandonné depuis 1973, je crois. Il y a de l’humour avec lequel il n’a jamais été très à l’aise, mais il s’y essaye. 

Inagaki lui donne ce qu’on appellerait en français des story-boards, en japonais on appelle ça un nemu, un découpage un peu avancé avec des textes placés et la position des personnages. Ce qui est assez fascinant c’est qu’en tant que lecteur, je ne retrouve pas tout le talent de narration d’Ikegami dont je vous ai parlé : au niveau de la rythmique, de la composition, des mouvements, de la manière dont il gère le champ/contrechamp, etc.
On ne le retrouve pas, car ce sont les techniques narratives de Inagaki qui sont utilisées. Ça donne un objet un peu bizarre, qui est intéressant, car il renforce la prise de conscience du vrai talent de Ikegami. C’est vrai qu’il dessine super bien, les anatomies sont incroyables, il fait des personnages super beaux, mais c’est surtout ce travail de narration, dans la composition, dans la dynamique, qui fait sa qualité. Et quand on voit cette œuvre, on se rend compte qu’on perd un petit peu.

Le dernier auteur est Kazuya Kudō, il arrive entre la collaboration avec Koike et celle avec Buronson, et c’est avec lui que va se faire Mai the pyschic girl, le premier manga à avoir été traduit dans son intégralité aux USA, et qui a participé au rayonnement international d’Ikegami. Mai est très inspiré de Charlie de Stephen King, c’est une petite fille qui déclenche des feux. Il a aussi vu La Guerre des étoiles donc on retrouve des effets spéciaux qu’il intègre. Il y a aussi de l’action, des monstres, des moments plus rigolos de grimaces et des moments absolument cristallins ou l’enjeu c’est de savoir si elle va réussir à éplucher des oignons sans pleurer. Ça me fait penser à Chiisakobe de Minetarô Mochizuki. C’est absolument somptueux en termes de composition. Chez Mochizuki il y a des références à Kubrick évidentes avec des perspectives très frontales et un seul point de fuite, mais là on a quelque chose d’un peu plus dynamique. Dans Crying Freeman, il y a un moment où l’héroïne est en train de s’habiller avec un kimono, c’est le genre de planche qui me met par terre. Ce sont des moments tout simples, mais assez fabuleux par rapport à la réalisation. »

Représentation des corps & motifs 

Parmi tout le corpus disponible, Léopold Dahan & Xavier Guilbert ont sélectionné des planches et des illustrations qu’ils ont organisées par thèmes, après cette dense introduction, en dégageant des pistes d’interprétations possibles sur son travail.

Xavier Guilbert poursuit : « La narration commence déjà à se mettre en place au niveau des choses qui sont du Gekiga. L’une des choses très fortes chez Ikegami c’est cet attachement à la représentation des corps. L’un des chocs qu’il a c’est quand il voit Bruce Lee dans les années 1970 : c’est la première fois qu’il voit la représentation d’un corps asiatique de la sorte. Pour la première fois, on a un Asiatique qui est capable de tenir la dragée haute aux corps occidentaux. 

Ikegami va consacrer une partie de son œuvre à glorifier le corps asiatique, et le montrer d’une telle façon que les Japonais puissent être fiers d’être japonais. On ces corps magnifiés, sublimés, avec plus d’abdos que je n’en aurai jamais, autant que je puisse m’entraîner. Il y a une sorte de culte du muscle, et il va utiliser beaucoup de revues de bodybuilding.

Il y a aussi des choses assez fascinantes : beaucoup de ses représentations qui sont très liées à une iconographie chrétienne. Il y a des Christs en croix, il y a une peinture faite par une Italienne ou on voit un Christ allongé avec les pieds en avant, un Saint-Sébastien avec les flèches, des représentations très liées à une iconographie chrétienne. Sachant qu’au Japon, les chrétiens représentent 2% de la population. 

Si vous avez lu les 3 Adolfs, ou certains autres récits de Tezuka, qui abordent la question de l’eucharistie ou du rite chrétien, ça se voit qu’il n’est jamais allé à la messe et qu’il ne sait pas à quoi ça ressemble. Il est complètement à côté de la plaque, car ça ne fait pas partie de sa culture. Je pense qu’il y a une circulation qui va se faire au travers des bouquins d’art, dans lesquels Ikegami, qui est à la recherche de ce genre de choses, va repérer des motifs et les faire siens. 

Dans la galerie, on a des pietàs, c’est-à-dire des personnages qui en portent d’autres : et il y en a des tonnes et des tonnes. Ce qui est assez fascinant quand on tombe sur ces motifs, et qui peut être un peu particulier quand on travaille sur ce genre d’exposition, c’est qu’on commence à repérer un motif et qu’au bout d’un moment on ne voit plus que ça. On remarque tous les tics ou tous les motifs mobilisés. Donc parfois il faut prendre un peu de recul et laisser retomber les choses pour être capable d’apprécier. »

Compositions, mouvements & couleurs

Pour prolonger son approche du mouvement et son rapport au corps, les commissaires ont réservé un espace à la question de la composition : « Quand Ikegami parle de mise en scène, c’est un maître incontesté de la composition. Il y a un sens de la composition qui est très aigu et qui participe à cette narration. »

Il y a aussi quelques exemples de sa maîtrise du mouvement. « La question du mouvement c’est la chose qui détermine l’invention du manga moderne, qui commence en 1947 avecLa Nouvelle Île au Trésor de Tezuka, dont vous connaissez forcément la séquence d’introduction avec le long traveling d’un personnage qui prend sa voiture, qui freine sur la route et qui évite d’écraser le petit chien au milieu de la route, qui est vraiment très mignon. 

On a d’autres mécaniques, dans la palette un peu plus tardive, avec la multiplication du personnage comme s’il y avait une persistance rétinienne. On a aussi la réaction de l’émotion, c’est-à-dire que l’émotion participe aussi dans l’action. On est pas juste ému, c’est une action d’être ému. 

Il y a un truc qui est très spécifique à Ikegami, que je n’ai vus nulle part ailleurs et qu’il reprend régulièrement : c’est l’utilisation de cercles. On a aussi l’apparition de personnages dans la brume. Ou de systèmes rythmiques, dans lequel on va réussir à retranscrire le mouvement, mais avec des images statiques. 

On voit quelques exemples de son travail en couleur et Xavier Guilbert précise : “Dans un magazine japonais, seules les premières pages sont en couleur, car c’est sur du papier recyclé. Et souvent les pages en couleur sont les pages de pub (au début du magazine) et la première histoire qui ouvre la revue (entre 2 et 4 pages). Pour certains auteurs c’est un cadeau empoisonné, car ils n’aiment pas faire de la couleur, mais Ikegami aime beaucoup. Il utilise différentes techniques. Quand il fait de l’aérographe, il y a un côté un peu kitsch qui ressort, et sur d’autres choses il y a des moments de fulgurance. »

On espère que cette visite guidée dans l’univers de Ryoichi Ikegami vous a donné envie d’en savoir plus sur ce mangaka, autour des rééditions ou nouveautés qui sont arrivées cette année en librairie, ou même du très beau catalogue encore en vente.


Toutes les photos ont été prises dans l’expo en janvier dernier ©Thomas Mourier

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