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par Alfro - le 28/10/2013
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par Alfro - le 28/10/2013

Portrait de Légende #2 : Osamu Tezuka

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Contrairement aux sciences (quoiqu’il y a aussi matière à discussion ici aussi), nous ne pouvons réellement déterminer qui a créé un Art ou un autre. C’est souvent un développement plus organique, plein d'évolutions aussi subtiles qu'empiriques. Par exemple, on a souvent tendance à affirmer que les Sex Pistols ont inventé le punk anglais, mais ce serait nier l’existence de The Damned qui ont sorti leur single avant le célèbre groupe de sa Majesté. Sauf que cet assemblage de cas sociaux était plus représentatif, et possédait en la personne de Johnny Rotten un chanteur charismatique capable de soulever les foules. Ce qui est important chez ce groupe, ce n’est pas tant l’innovation mais l’influence sur les générations futures qu’il a eu. Grâce à lui, un déclic s’est produit chez les membres de The Clash et des Buzzcocks, et ce qui aurait pu rester une révolte locale est devenu un mouvement planétaire.

Ce qui fait donc d’un artiste un pionnier, ce n’est pas tant le fait qu’il invente quelque chose, c’est qu’il met en lien une génération qui n’attend qu’un point de départ pour être inspirée avec le moyen d’exprimer ce qui bouillone en elle. L’artiste fondamental est finalement le catalyseur entre le zeitgest ou la noosphère (choisissez ici votre philosophie) et ceux qui n’attendaient qu’un signal pour exploser de toute leur créativité. Parfois, ce sont des épiphénomènes que l’on a du mal à comprendre, comment se fait-il que dans les années 80, une ville comme Athens (Géorgie), qui n’atteignait pas les cent mille habitants, puisse produire autant de groupes que R.E.M., B-52’s ou Devo ? Parfois, le phénomène prend plus d’ampleur, une création qui va d’abord rayonner sur tout le Japon avant de conquérir le monde. Il s’agit évidemment ici d’Osamu Tezuka.

Des débuts éclairés

Évitons tout de suite l’écueil d’un romantisme forcé, Osamu Tezuka ne nait pas dans un environnement difficile dont il se sortira à la force du crayon. Il nait en 1928 dans une famille qui a tout de la petite bourgeoisie de campagne, près d’Osaka. C’est d’ailleurs une famille instruite qui va lui permettre très tôt de s’ouvrir au monde, notamment aux œuvres de Walt Disney qui vont profondément marquer l’esprit du jeune Tezuka, une influence qui lui restera jusqu’à la fin de sa vie d’artiste. D’ailleurs, son éducation artistique ne s’arrête pas là puisque sa mère va l’emmener voir des artistes contemporains, peintres et poètes, mais surtout un théâtre où seules jouent des femmes.

Pour comprendre l’impact que peut avoir ce théâtre sur le Japon, il faut savoir que traditionnellement, seuls les hommes pouvaient jouer dans sur les planches (l’Occident n’avait accueillit les femmes sur scènes pas si longtemps avant). Tezuka découvre alors que l’Art, avant d’être création, est destruction. Pour s’exprimer, il lui faut briser les codes préalablement établis, démolir les murs de la perception et détruire toute pensée préconçue. Des ruines restantes, une évolution peut alors naître et faire découvrir de nouveaux terrains d’expression.

Très jeune, Osamu Tesuka sait qu’il veut devenir dessinateur et dès ses dix-sept ans, il va publier ses premières histoires dans une revue locale. La guerre passe, préservant le jeune homme qui aura la chance de ne pas être appelé sous les drapeaux. Alors qu’il continue de dessiner, il se lance parallèlement dans des études de médecine. Mais son désir se situe bien aileurs, et en 1947, il va poser le jalon de ce que l’on considère comme la première œuvre du manga moderne : La Nouvelle Île au Trésor.


Auparavant, le manga est né de la découverte du dessin satirique occidental. Il y est surtout question de caricature en une page où le pouvoir en place va en prendre plein la figure. Mais chez Tezuka, le manga va gagner une véritable dimension narrative. Il reprend librement l’œuvre de Robert Louis Stevenson et y déploie une véritable histoire d’aventure. Là où il va encore plus briser les codes, c’est au niveau du dessin. C’est ici que l’influence de Disney va se faire sentir, ainsi que celle des comic-strips américains qui pullulent dans ce Japon occupé. Il va introduire la notion de mouvement. il détruit en premier lieu cette habitude de placer les personnages au centre de la case de plain-pied. Les personnages bougent en tout sens, il va ajouter des traits de mouvement et des onomatopées, que l’on considérerait presque aujourd’hui comme l’un des marqueurs forts du manga, et va sortir peu à peu du cadre rigide que l’on connaissait auparavant en multipliant les différents cadrages.

Un succès précoce

Malgré le succès immense de sa première œuvre, un véritable best-seller au Japon, il va continuer de mener à bien ses études de médecine. Il va tout de même continuer d’évoluer dans ce monde en conseillant de nombreux mangakas désireux de suivre ses traces. Il aide notamment Yoshihiro Tatsumi (qu’il connait depuis l’âge de quatorze ans) avec qui il aura son premier schisme quand ce dernier ira vers un courant plus réaliste et plus violent, le Gekiga, avec des œuvres comme Hitokuigyo.

Ses études finies, il se consacre entièrement et uniquement à son travail de mangaka. En 1952, il va alors sortir ce qui restera son œuvre la plus connue et surtout la plus importante dans l’influence qu’elle aura eu sur toute une génération d’auteurs. Astro Boy, puisque c’est de cela dont il est question, est un rocher énorme que Tezuka précipite dans la mare de la création et dont on ressent toujours aujourd’hui les remous. Ce manga met en scène un robot à l’apparence d’un jeune garçon qui sera le porteur des idéaux humanistes de son créateur.

Car Osamu Tezuka a été profondément marqué par la guerre (comme tous ses compatriotes) et choisira alors la voie de la Paix. Là où certains se lèvent pour réclamer que l’on rende sa grandeur originelle au Japon, où des paroles lourdes de sens sont proclamées dans un paysage politique plus que troublé, Astro Boy sera un message d’espoir et de fraternité. Ce robot qui ne connait rien à la vie va, par son indéfectible bonté, démontrer qu’il existe une voie dans l’entraide et il va mettre toute son énergie (traduite par une liberté graphique et de découpage encore plus grande) pour montrer qu’il reste de l’espoir. Dans un pays qui ressent encore les effets d’une guerre qui l’aura laissé exsangue, ce manga va avoir un succès incroyable. Ses grands yeux, alors inspirés des dessins de Walt Disney (ou plus souvent de ses assistants), va alors devenir comme un gimmick du manga. De tout temps, les différents genres de bandes dessinées se sont inspirés les uns les autres, montrant encore une fois que l’Art ne connait pas les frontières.

Cette œuvre va avoir un tel impact, un tel succès, que l’éditeur de Tezuka va lui conseiller de s’installer à Tokyo, dans une grande villa où il va convier de nombreux assistants pour l’aider à faire les décors, les trames, l’encrage. Ce modèle bien connu des artistes de la Renaissance va ressurgir ici, et deviendra même la norme chez les mangaka. Dans un même temps, il s’attelle à son manga Le Roi Léo, qui narre les aventures d’un lion blanc. Cette œuvre va inspirer Disney pour faire Le Roi Lion bien des années plus tard. Comme si l’impulsion originale revenait enrichie. Sauf que, Disney-style oblige, ces derniers ont toujours nié la parenté entre les deux œuvres, refusant de payer le moindre droit d’auteur. C’est vrai qu’en dehors, de l’histoire similaire, d’un vieux sage sous forme de babouin, d’un oncle avec une cicatrice qui ne veut pas que du bien au protagoniste, il n’y a finalement pas tant de ressemblances que ça… La ligne de défense des avocats du puissant groupe américain étant même : “Mais on ne connait pas Osamu Tezuka nous !”. Évidemment. En même temps, avec eux, il est difficile d’obtenir quoique ce soit.

Multiplier les chefs-d'œuvre

Nous n’en sommes pas encore à cette confrontation avec l’empire tentaculaire qu’est Disney, nous arrivons en 1962 où Osamu Tezuka va explorer un nouveau média à travers l’animation. Il fonde donc son propre studio, Mushi Productions et se lance dans des court-métrages expérimentaux pour maîtriser cet art qui l’a marqué enfant alors qu’il admirait les dessins animés produit par Disney. Il est aidé dans cette tâche par plusieurs jeunes talents, dont Rintarô, qui va plus tard co-fonder le studio Madhouse et réaliser Metropolis, film ambitieux et magnifique qui se base sur une œuvre de son maître Tezuka. La boucle sera bouclée de la plus belle des façon.

Pour l’heure, ils vont s’atteler à la lourde tâche d’adapter pour la première fois Astro Boy à la télévision. Ils vont alors découvrir un tout nouveau matériel à tordre dans tous les sens. Ils vont, à l’aide de bouts de ficelle, révolutionner un genre qui n’en était pourtant qu’à ses balbutiements. C’est ici que va naître véritablement l’animation japonaise. Avec leurs moyens, ils vont constater que les plans lointains ne marchent pas sur un petit écran, ils vont donc multiplier les close-ups, ils vont aussi faire des pellicules très cutées, pour coller au rythme de la publicité très présente à la télévision japonaise puisqu’ils arrivent à en mettre au milieu d’épisodes de vingt minutes.

Ils vont cependant aller encore plus loin avec leur série suivante, l’adaptation du Roi Léo, qui sera ni plus ni moins que la première série d’animation japonaise en couleur. Cette carrière prolifique dans l’animation ne l’empêche tout de même pas de continuer à œuvrer sur le média papier, loin de là (il aurait dessiné dans sa vie plus de 150 000 pages réparties sur 700 œuvres). Nous pouvons par exemple citer La Légende de Son Goku, qui retrace le fameux voyage vers l’Occident de Son Goku, le Roi-Singe.

Il va surtout créer deux œuvres extrêmement novatrices et qui vont encore une fois changer la face du manga en créant au passage des genres que l’on retrouve encore aujourd”hui. En premier lieu, il va raconter les aventures de Princesse Saphir, une femme volontairement androgyne dont il va se servir pour faire réfléchir ses compatriotes sur l’état de leur société actuelle en livrant à chaque épisode une réflexion philosophique, jamais moralisatrice mais plutôt interrogatrice, comme s’il utilisait la maïeutique de Socrate. Toujours un humaniste. Cette série sera la fondatrice du genre shôjo, rien que ça.

L’autre œuvre d’importance qu’il va faire paraître dans ces années-là sera Phénix, où il va expérimenter une narration complexe, où au début de la série il place l’histoire à la fois dans le Japon médiéval et dans son futur (coucou Cloud Atlas !) pour progressivement les rapprocher au fil des volumes afin que les deux lignes narratives finissent par se recouper dans le présent. Cette œuvre restera cependant inachevée puisque Tezuka s’est attelé à son écriture durant toute sa vie sans en livrer l’épilogue, délivrant un final encore plus poétique à bien y regarder. L’histoire raconte la quête du Phénix dont le sang rend immortel. La moralité est cependant plus complexe qu’il n’y parait puisque finalement l’éternité se révèle être un calvaire et qu’il faut donc accomplir de grandes choses tant que l’on peut. Précepte que l’auteur s’est visiblement appliqué à suivre au plus près.

Des nuages apparaissent

Osamu Tezuka est cependant plus un artiste qu’un gestionnaire et son studio Mushi Productions est obligé de fermer ses portes malgré les séries importantes qu’ils ont pu produire. Cet échec est cuisant pour le mangaka qui n’avait pas eu à subir de telle déconvenue dans sa carrière d’artiste. Cette période difficile va influencer son travail, où ses histoires s’assombriront et gagneront en maturité, tout en évitant toujours l’écueil de la violence facile qu’il a toujours déploré dans les mangas de ses confrères.

Ainsi, nait Black Jack, qui va raconter l’histoire d’un médecin paria qui sauve des vies contre une fortune mais à l’abri du système hospitalier. Même pas diplomé, il est un maître dans sa discipline. Le ton est très sombre, et cela fini régulièrement mal pour le héros. L’optimisme présent dans toutes ses œuvres précédentes a ici disparu. Dans un même temps, il va écrire Barbara, une œuvre fortement inspiré du mouvement beatnik, qui raconte la rencontre entre un dandy et une femme envoûtante qui inspire les artistes mais qui est toujours rejetée par ceux-ci, noyant alors son désespoir dans l’alcool. Cette œuvre est fortement sensuelle et navigue quelque part entre réalité et fantasme, Tezuka y aborde avec une maîtrise incroyable de nombreux thèmes, souvent nouveaux pour lui et se sert de son goût pour la contre-culture pour pointer du doigt les manquements d’une société contemporaine qui glorifie la réussite individuelle aux dépens de l’humain.

Dans une intense phase de réflexion et de productivité, c’est aussi dans cette période qu’il va sortir La Vie de Bouddha, une œuvre où il n’hésite pas à aborder les questions religieuses et continue de dévoiler sa vision humaniste du monde. C’est une réécriture de la vie du fondateur de l'une des plus importantes religion au monde alors qu’il n’est encore qu'un jeune prince indien. Il rend accessible et dynamique pour des jeunes d’aujourd’hui, une histoire pourtant bien connue du Japon , et dont il va se servir comme vecteur de réflexion. À travers cette série, il démontre qu’il peut aisément jongler entre un ton plus léger pour les enfants, et un ton plus sombre quand il s’adresse à public plus âgé.

Dans cette dernière catégorie, on va retrouver Ayako. C’est sans doute l’une des œuvres les plus poignantes et les plus sombres de Tezuka. L’histoire prend place dans le Japon d’après-guerre, en pleine reconstruction sous la houlette pas toujours bienveillante des États-Unis et narre les relations conflictuelles dans une famille aux sombres secrets et aux membres plus pervertis les uns que les autres. Jugez plutôt : Jiro Tengé rentre borgne de la Guerre durant laquelle il a été obligé de jouer les espions pour le compte des Américains. Son père, Sakuémon dirige sa famille d’une main de fer et fait miroiter son héritage à son fils Ichiro (qui évidemment s’écrase) pour pouvoir abuser de sa femme Sué. De cette union perverse naitra Ayako qui, pour le comble de son malheur, découvrira que Jiro a commis des meurtres pour protéger son secret. Elle restera alors enfermée plus de vingt ans sous la demeure familiale. Elle va alors sortir de sa prison et découvrir un monde qui aura entièrement changé. C’est l’une des œuvres les plus dures et tragiques qu’ait produit Osamu Tezuka, si bien que l’on ait du mal à croire que c’est l’auteur d’Astro Boy qui ait pu l’écrire.

Créer jusqu'au bout

Il recréera alors en 1980 un nouveau studio d’animation : Tezuka Productions. il va s’en servir pour en faire des adaptations de ses œuvres comme Princess Saphir mais aussi pour créer des films où il va continuer d’expérimenter sur ce médium comme La Légende de la Forêt. Il va peu de temps après s’atteler à ce qui restera comme sa dernière série majeure, L’Histoire des 3 Adolf. Il va nouer une intrigue complexe autour de trois personnages s’appelant Adolf, dont Hitler, et étaler son histoire des Jeux Olympiques de 1936 au conflit Israelo-Palestinien en passant par la Shoah. Il va partir de la rumeur comme quoi Hitler aurait des origines juives pour, encore une fois, en faire une fable humaniste sombre qui dévoile un des visages les plus tristes de l’humanité. Mais si le ton est dur, on y découvre une belle histoire d’amitié, démontrant encore une fois que pour Tezuka, le salut de nos société se trouve dans l’acceptation de l’autre et dans l’entraide.

Osamu Tezuka disparaîtra en 1989 des suites d’un cancer. Il avait dans sa chambre son matériel à dessin et s’attelait à faire une biographie de Beethoven. Il ne pouvait visiblement pas s’arrêter de créer, bouillonnant toujours du même influx créatif. Il eut droit à des funérailles de héros national et est reconnu comme l’un des plus grands artistes du Japon. Après sa mort, il reste l’un des auteurs les plus lus qui soit puisque plus de 120 millions de volumes qu’il a dessiné ont été vendus depuis. En 2001, un vibrant hommage lui sera rendu par son ancien collaborateur Rintarô qui va adapter sur grand écran Metropolis, un manga que le maître avait créé quand il avait découvert l’œuvre homonyme de Fritz Lang. Cette œuvre résume bien tout l’humanisme qui régnait chez un homme qui s’est toujours refusé à la violence et s’est servi de son œuvre pour diffuser un message de paix dans un monde traumatisé par la guerre.

L'œuvre pléthorique de cet auteur reste l'une des plus importantes au monde et est le socle fondamental sur lequel est fondé le manga moderne. Certes, il n'a pas inventé le genre, mais il l'a sorti de sa seule fonction parodique et caricaturale pour en faire un outil de création qui reste l'un des plus utilisés aujourd'hui. En une courte carrière s'il l'on considère qu'il n'est mort qu'à 60 ans, il a enfanté du manga certes, mais aussi de l'animation japonaise telle que nous la connaissons. Son héritage a inspiré de nombreux artistes à sa suite, au Japon évidemment dont les plus grands, comme Katsuhiro Ôtomo, se sont toujours réclamés de son œuvre, mais aussi dans le monde entier, comme de nombreux artistes de comics ou même Moebius qu'il avait rencontré en 1982 au Festival d'Angoulême, durant lequel tout le monde l'avait ignoré. Il est d'ailleurs assez dommage que l'on ait dû attendre sa mort pour découvrir cet auteur qui sera malheureusement victime de la méfiance européenne envers les mangas. C'est donc à notre tour de faire découvrir le travail exceptionnel d'un artiste qui aura laissé une marque indélibile dans la culture collective.

Pour conclure, nous vous laissons avec quelques vidéos démontrant qu'Osamu Tezuka ne s'est pas restreint au seul média papier et que s'il a imprimé le mouvement dans ses cases, il l'a aussi fait plus de manière moins littérale en explorant cette nouvelle technologie qu'était le film d'animation.

Vous pouvez donc retrouver le tout premier épisode d'Astro Boy ainsi qu'un épisode de la série originale du Roi Léo. Enfin, vous pourrez découvrir ou redécouvrir la bande-annonce de Metropolis, hommage de Rintarô à son grand ami et collaborateur qui l'avait lancé dans le grand bain.



 

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