Les Mains Invisibles, la critique

Voilà bientôt un mois que Les Mains Invisibles, une bande-dessinée du finlandais Ville Tietäväinen, a rejoint le catalogue de Casterman. Cet album, qui est sorti pour la première fois en 2011, trouve enfin chaussure à son pied pour le territoire français après avoir remporté le prix Finlandia 2012 et avoir été nominé au prix Max Und Moritz en Allemagne, l'année dernière. Un ajout particulièrement important pour la collection Casterman, puisque la bande-dessinée de Ville Tietäväinen s'intéresse à l'envers du décor d'un sujet qui nous concerne direcement en France : l'immigration.

Pour le traiter, l'auteur, qui se passione pour les phénomènes sociaux, a recontré plusieurs immigrés marghrébins et s'est solidement documenté sur la question, afin de livrer un témoignange poignant, loin des clichés. Et quel témoignage ma foi. Vous vous en doutez, Les Mains Invisibles n'est pas une bande-dessinée simple à lire et à digérer. On y suit les aventures de Rachid, qui quitte sa famille et son pays, le Maroc, pour une Europe que tous ses compagnons fantasment, chacun à leur manière. Dès son introduction, l'histoire se révèle donc relativement dure, dépeignant le Maroc et la désillusion de ses habitants les plus démunis sans aucune pincette. A ce contexte difficile s'ajoute un traitement des personnages et des rebondissements crus. La violence verbale et physique fusent, et on perd très vite son souffle entre ce brutal sujet et son traitement tout aussi sec. Et ce n'est que le début, aussi bien pour le moral du lecteur que la santé de Rachid.

En partant du Maroc, notre personnage va traverser le détroit Gibraltar pour rejoindre l'Espagne, où il troque la misère pour une forme d'esclavage moderne qu'on appelle les camps de réfugiés, dans lesquels des employeurs peu scrupuleux viennent chercher une main d'œuvre bon marché et docile. Toujours plus loin dans le réalisme, Ville Tietäväinen décrit alors la cruauté de ce milieu avec la même détermination, et rien ne nous ait épargné. Il en sera ainsi pour le reste de l'album, dans lequel Rachid va tenter de survivre en allant de galère en galère. Assurément, Les Mains Invisibles est donc un vrai album-témoignage qui devrait bousculer les consciences et encourager les gens à réfléchir à ce sujet complexe qu'est l'immigration clandestine.

Mais c'est justement cette forme qui va faire, en partie, défaut à l'album. Si les dialogues de Ville Tietäväinen et ses dessins sont très bien réalisés, l'ensemble souffre d'un manque de liant. Bien que plusieurs cases se répondent parfois avec beaucoup de beauté, l'auteur s'en tient aux bases de la narration séquentielle, quand il ne manque tout simplement pas son tir : en voulant introduire un maximum de témoignanges et d'histoires vraies, Ville Tietäväinen oublie quelques principes de bases. Ainsi, on a parfois l'impression que les personnages "se téléportent", ou que leurs actions ont des conséquences totalement improbables. En l'absence de transitions et de contextualisation, on se retrouve très vite dans une spirale de témoignages qui s'enchaînent sans trop de cohérence. Il n'en faudra pas plus aux mauvaises langues pour parler d'un album dôpé au pathos. Et il vrai, que lors de certaines scènes, on a parfois envie de répondre à l'auteur qu'il est inutile de cupabiliser pour responsabiliser.

Malgré tout, le récit, chargé d'une symbolique assez inspirée et porté par de superbes planches, finira par séduire même les plus sceptiques. Avec ses écrits durs et ses planches sans concessions, Ville Tietäväinen nous amène à sympathiser (au sens premier du terme) avec Rachid et son triste sort. Les pages s'enchaînent alors à une vitesse folle, nous brisant le cœur mais nous ouvrant l'esprit. Plus qu'une simple bande-dessinée sur le sujet, Les Mains Invisibles est donc un objet de réflexion, qu'on retrouvera dans toutes les bonnes librairies.