Parler de notre époque à travers un conte dans un conte, aborder des thèmes politiques dans une bande dessinée sur la danse, parler du deuil ou de la dépression dans une fiction amoureuse… À L’image de cette lumière noire à laquelle l’album emprunte son titre, ce livre conserve cette ambiguïté ; à la fois révélatrice de ce que l’on ne peut voir à l’œil nu, à la fois synonyme de fête et surtout oxymore parfait.
Dans un futur très proche, où la France bascule toujours un peu plus vers l’état policier, Ian un jeune danseur fait la rencontre d’Ava, une trentenaire brillante, qui connaît un grand succès dans le monde de la danse contemporaine. Ava traîne, elle cherche une idée ou un nouveau départ après ses débuts fulgurants, et c’est à travers la fraîcheur artistique de Ian qu’elle va trouver la force d’attaquer un nouveau projet. Improvisant un duo intense.
S’installe alors une relation complexe, entre le maître et l’élève. Une relecture du mythe de Pygmalion et Galatée où Ava en Pygmalion chorégraphe va chercher à imprimer sa marque dans les mouvements de Ian et reproduira ce rapport de force qui symbolise tout autant les rapports chorégraphes/danseurs que les rapports de domination en toile de fond de l’album.
Crise intime et Ministère de l’Intérieur…
Lumière noire met en scène le combat silencieux de l’amour face à la passion, de cette envie qui dévore plus qu’elle complète l’autre. Passion amoureuse, passion artistique, ce moteur qui guide Ava met en lumière la violence intérieure de l’héroïne portée par la dépression face à la violence du monde.
Assez rare en bande dessinée, ce personnage se présente sous ses aspects négatifs sans passer par la caricature, les auteurs ont réussi à en montrer la noirceur sans lieux communs. Loin des stéréotypes, Ava dégage cette énergie noire, rongée par les doutes, le deuil, la lassitude et le quotidien désenchanté. Une écriture réussie qui offre une belle intensité à la mise en image de ce que peut être la dépression.
En miroir, l’album offre par petites touches un aperçu de ce qui entretient l’angoisse et le marasme d’Ava, un quotidien familier de notre monde post-Covid où les violences policières sont légion sur les manifestants, les migrants, les SDF. Tensions dans les rues de Paris, images de bombardements en Syrie, luttes contre l’enfouissement des déchets nucléaires, contre la Loi pour une sécurité globale… Avec le personnage d’Ava comme catalyseur, Claire Fauvel & Thomas Gilbert mettent des images sur ce que l’on subit depuis quelques années et qui nous touche, nous affecte, nous repousse.
« Impossible de dépasser cette violence. Créer devient inutile » médite la jeune chorégraphe devant la violence devenue quotidienne.
L’album tout entier est une réponse à Ava, comment l’art peut offrir un salut, une respiration, un espoir. En dessinant ce livre, les auteurs s’emparent de problématiques bien réelles et montrent l’impact de la fiction et de la pratique artistique sur nos vies. Si au moment du confinement dans une grande partie du monde, au printemps 2020, beaucoup se sont rendu compte de l’importance des œuvres culturelles sur nos vies, ils trouveront ici un habile prolongement de cette réflexion.
« L’oiseau qui vole n’a pas de maître. »
L’amour, la danse, la politique, Lumière noire est un album sur l’engagement. Pour le réaliser, Claire Fauvel & Thomas Gilbert ont travaillé à deux sur les textes et dessins pour contrebalancer les relations dessinateur/scénariste habituelles et pour chercher d’autres pistes artistiques en confrontant leurs pratiques.
Avec une ligne très épurée et un trait jeté, le style de cet auteur fictif combine les pattes des deux artistes en cherchant du côté de la légèreté. Pour cette bande dessinée sur la danse, les dessinateurs portent une grande attention au mouvement et réussissent à proposer des pages très vivantes, aux cadrages audacieux ; tout en se jouant des perspectives et utilisant des séquences d’accumulations/collages pertinentes. Impossible de ne pas feuilleter l’album après la lecture pour en saisir certaines planches : doubles pages de corps en mouvements, éruptions d’oiseaux merveilleux ou monstrueux.
Des figures d’oiseaux qui ont une importance symbolique pour ce récit intime, noir et saisissant. Si les personnages sont très expressifs, les décors sont parfois suggérés et laissent toute la place aux protagonistes et aux émotions.
Au cœur du livre, se démarque graphiquement un cahier de 20 pages, ce petit conte enchâssé « un cœur pur » donne un relief à l’histoire d’Ava, tout en étant une histoire qu’elle-même écoutait petite. Un conte dans le conte qui permet aux auteurs de donner une dimension symbolique à la dépression, la passion ou la quête artistique de nos héros.
Laissez-vous marabouter par ces leptoptilos gracieux ou cauchemardesques ; laissez-vous envoûter par ces danseurs tragiques ou plein d’espoirs en ouvrant l’album. Et, si vous voulez en savoir plus, consultez la vidéo de l’interview en live avec les auteurs :
Lumière noire de Claire Fauvel, Thomas Gilbert, Rue de Sèvres
Illuustrations © Claire Fauvel / Thomas Gilbert / Rue de Sèvres
