Martin Eden, la critique

Il faut bien l'avouer, on a arrêté depuis un moment de faire le compte des adaptations d'oeuvres littéraires en bandes dessinées qui paraissent chaque mois. Cependant, elles peuvent être aussi l'occasion de jolies rencontres, de belles découvertes.

Une histoire de passions.

Martin Eden est marin, un marin comme tous les autres. Un jour, il s'interpose dans une bagarre, et pour le remercier, Arthur Morse, à qui il a sauvé la mise, l'invite à dîner. C'est en tout cas le but avoué,. En réalité, si Arthur a invité Martin, c'est surtout pour amuser sa riche famille en conviant un 'sauvage' à leur table.

Chez Arthur Morse, Martin rencontre la littérature presqu'en même temps qu'il croise pour la première fois le regard de Ruth, la soeur de son hôte. S'embrasant de passion pour l'une et l'autre, Martin n'aura dès lors de cesse de se nourrir de lecture, de culture. À la fois par soif de savoir, et pour se rapprocher de la jeune femme, si éloignée de lui par son rang, mais qui semble partager ses sentiments.

Emotions subtiles.

Denis Lapière au scénario et Aude Samama au dessin adaptent ici un drame de Jack London qui entremêle la passion amoureuse et celle de l'écriture. À travers Martin Eden, c'est le portrait de la classe populaire qui nous est fait. Martin est issu d'une famille pauvre. Il vit avec sa soeur et l'époux de cette dernière quand il n'est pas en mer. Courageux et travailleur, il ne ménage pas sa peine et se contente de peu. Jusqu'au jour où il est frappé par un double coup de foudre, pour une femme et pour les livres. Puis cette révélation : pourquoi ne deviendrait-il pas un écrivain ? Avec une émotion subtile, Martin Eden nous raconte le parcours d'un homme, terrible et superbe à la fois. 

C'est un récit passionnant pour la société qu'il dépeint, pour ce personnage fort, qui entre les lignes nous raconte aussi son auteur, Martin Eden étant sans doute l'oeuvre la plus autobiographique de Jack London. C'est le portrait d'une époque, et en même temps un récit intemporel. De tout temps, il y a les riches et les pauvres, et les fossés qui les séparent. Il y a la soif d'écrire qui se heurte au jugement des éditeurs, il y a l'espoir, le rêve et la détermination. Jack London a mis beaucoup de lui dans son récit, et le duo d'auteurs adapte son histoire avec sensibilité. On ressent toute la nostalgie, la désillusion et en même temps l'espoir acharné qui hante les pages de Martin Eden. Malgré le passage au médium bande dessinée, ce Martin Eden reste très littéraire. On sent que les auteurs ont fait le choix de servir le propos, le récit initial, plutôt que de se le réapproprier. Un parti-pris qu'on appréciera ou non, selon qu'on profite de ces adaptations pour découvrir des oeuvres que l'on n'aurait pas lu autrement, ou bien que l'on aime justement les voir réinventées.

Graphiquement, Aude Samana offre un travail original, et qui peut-être un peu déstabilisant pour une bd. Ses cases sont chacune comme des tableaux, peintures épurées qui évoquent l'expressionnisme allemand. Le résultat est très beau mais un peu figé, les personnages comme arrêtés au milieu de leurs gestes. Et dans le même temps, ces cases, ces planches, délivrent une émotion pleine de pudeur, d'élégance, où ces arrêts sur image appuient les propos, les regards, les sentiments. Le trait est très doux, et la colorisation chaude sans être trop vive évoque la lumière chaleureuse et réconfortante d'une flamme, créant une atmosphère douce-amère tout en évoquant l'éclairage au gaz de l'époque.

Si on peut légitimement faire la moue face à l'abondance d'adaptations en bd ces dernières années, celle-ci est en tout cas réussie. Les auteurs ont fait le choix de servir le propos du romancier, plus que de l'habiter,. C'est donc à la fois une jolie manière de découvrir l'oeuvre, et une mise en image fidèle et délicate. On se plonge en tout cas avec plaisir et émotion dans la lecture de ses pages.