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par Elsa - le 3/02/2016
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par Elsa - le 3/02/2016

Phallaina, une bande défilée de Marietta Ren, la critique

Marietta Ren est une artiste aux multiples facettes, qui travaille notamment dans l'animation (par exemple sur Ernest et Célestine ou Avril et le monde truqué). Je suis Deux, son premier livre, en duo avec Eugény Couture, était une belle occasion de découvrir son univers subtil et délicat. Depuis, on a pu croiser son travail d'illustratrice dans des expositions collectives, et aussi rêver devant ses céramiques, un autre domaine dans lequel elle excelle.

Et puis il y a quelques années, elle a eu l'idée d'un nouveau projet. Une histoire avec des baleines, qui se lirait sur un parchemin se déroulant de gauche à droite. Mais au fur et à mesure que la construction de son histoire avançait, il devenait clair qu'elle ne tiendrait pas sur papier, même sur un parchemin long de plusieurs mètres. Marietta Ren pense alors à un support numérique qui lui permettrait de donner vie à son idée sans contrainte matérielle de longueur. 

C'est comme ça qu'est née Phallaina, une 'bande défilée' en scrolling horizontale, une expérience de lecture incroyable à découvrir en téléchargeant gratuitement (!) l'application sur tablette. Ici, une démo du premier chapitre vous permettra de mieux visualiser l'objet.

En apnée.

Audrey subit depuis l'enfance des crises hallucinatoires. Le monde qui l'entoure se remplit de poissons et de baleines, l'empêchant de vivre 'normalement' et surtout sereinement. Le docteur Chaillet, neurologue, lui apprend que ce sont en fait des crises d'épilepsie. Il découvre aussi chez elle un 'physeter', une anomalie cérébrale à l'origine de ses troubles. L'une des particularités des détenteurs d'un physeter est d'avoir des capacités exceptionnelles en apnée.

Le docteur Chaillet lui propose de suivre des essais cliniques, incluant justement des séances sous l'eau, pour l'aider à atténuer ses symptômes. La jeune femme accepte, ignorant encore qu'elle devra aussi plonger à l'intérieur d'elle-même pour enfin, peut-être, aller mieux.

Immersion.

Phallaina, c'est donc d'abord une nouvelle expérience de lecture. À l'heure où la bd numérique est un nouveau champ de possible, afin de proposer aux lecteurs bien plus qu'une simple version numérisée de bd papier, Marietta Ren nous offre des sensations inédites, une nouvelle manière de raconter, de lire, de ressentir. L'artiste a pensé à ce format, à cette manière de lire, parce qu'elle est finalement la plus naturelle, celle du regard qui lit, sans qu'on lui donne ici aucune contrainte. La lecture est instinctive, comme si notre regard balayait une pièce avec lenteur. Sans case, les scènes se fondent les unes aux autres, ne nous laissant pas de pause, tout en progressant à un rythme apaisant. Bien sûr, le scrolling laisse le lecteur totalement maitre de son rythme pour dévorer cette histoire, mais tout est si beau et si riche en détails qu'il serait dommage de ne pas se caler sur la douceur tranquille d'Audrey. La bande son (à écouter au casque pour encore plus de plaisir) est discrète mais nous immerge dans une bulle délicieuse. Comme au cinéma, elle appuie les ambiances et décuple les sensations. 

Phallaina, c'est une co-production de France tv nouvelles écritures et du studio Small Bang. C'est Marietta Ren, mais aussi toute une équipe qui l'a assistée, pendant deux ans, dans cette aventure. Une équipe de sept personnes : Côme Jalibert, sound designer et directeur musical, Christophe Da Silva, directeur technique et développeur du moteur, Julien Baret pour l'animation et le compositing, Martin Bessin et Jérôme Perrillat, assistants réalisateur, David Benmussa en graphisme, Yoann Minet en typographie et deux producteurs : Alexandrine Stehelin, productrice exécutive et chargée de production et Pierre Cattan, producteur délégué et directeur de création. On retrouve même Eugénie Couture, dont on avait déjà savouré les jolis mots dans Je suis Deux, puisqu'elle est l'auteure du texte sur la mythologie présente dans l'histoire.

C'est donc à la fois une oeuvre très personnelle, et un travail d'équipe, que l'on sent soudée et dont on ressent tout le plaisir et la passion à chaque instant de sa lecture. Phallaina est un projet titanesque, mais particulièrement réussi.

Un voyage tout en émotions.

Car au-delà de l'aspect technique, Phallaina est, surtout, une superbe histoire. Passionnante, très bien écrite, magnifiquement dessinée. Le premier mot qui s'impose quand on plonge dans l'univers de Marietta Ren, c'est 'délicatesse'. Il y a dans ses mots, ses traits, une fragilité sublime, suspendue, une émotion vibrante qu'elle distille savamment au fil de son récit. Si Phallaina est une fiction (le physeter n'existe pas réellement), l'auteure s'est particulièrement documentée sur les sujets qui forment le fond de son récit : mythologie et neuroscience s'entremêlent dans cette histoire, et Marietta Ren s'est inspirée de nombreux ouvrages sur l'un et l'autre pour imaginer Phallaina

Même s'il nous plonge dans un monde qui n'est pas tout à fait le nôtre, Phallaina résonne avec une justesse troublante, et l'on se surprend à avoir l'impression que ces histoires de baleines font partie d'une mythologie existante. On ne doute même plus une seconde que certaines personnes puissent rester des heures en apnée. Au delà de son fond tout à fait sérieux qui apporte des bases solides à la fiction, il y a aussi la manière dont l'auteure insuffle beaucoup d'humanité à ses personnages. Au fur et à mesure des scènes, on se surprend à aimer Audrey comme une amie, et à observer ceux qui l'entourent, toujours dépeints avec subtilité et réalisme en les appréciant de plus en plus. 

Le médium a beau être inédit, on s'y habitue instantanément. On bascule dans le monde de Phallaina, dans le quotidien d'Audrey et on ressent avec une intensité nouvelle et bouleversante ces quelques mois étranges. L'héroïne est une jeune femme fragile, mais aussi très forte, déterminée à prendre des risques pour aller mieux. Seule au milieu de ses secrets, de ses douleurs que personne ne peut vraiment comprendre, elle avance et fait les choses à son rythme. Malgré la noirceur qui émane de sa souffrance, quand elle se sent perdue, quand elle perd pied, il y a dans Phallaina une lumière douce et joyeuse, qui vient de loin et traverse même les murs de l'institut où Audrey s'est recluse, pour un temps. On retrouve dans cette histoire, de manière bien plus douce mais toute aussi belle, ces instants si bien décrits par le mangaka Inio Asano. Ceux où il faut affronter l'entrée dans l'âge adulte, où l'on se demande où l'on va, on chancelle, la vue se trouble, et où pour pouvoir continuer d'avancer, il faudra affronter qui l'on est réellement.

Phallaina est un superbe roman graphique, un voyage, une histoire murmurée et ressentie. C'est une expérience de lecture nouvelle, et pourtant totalement instinctive, dont on aurait vraiment tort de se priver.

Le teaser : 

Phallaina est disponible gratuitement sur les plateformes de téléchargement Apple et Android, et à lire sur tablette.

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