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Édito
par Thomas Mourier - le 6/05/2022
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par Thomas Mourier - le 6/05/2022

Témoignage inédit sur la création d’une bande dessinée : Djemnah — ép.2

Comment un scénario aboutit en album ? Comment rencontre-t-on un dessinateur ? Quelles sont les étapes pour séduire un éditeur ? Des auteurs dévoilent TOUTES les étapes de la création de leur album.

Philippe Donadille & Patrice Réglat-Vizzavona ont documenté (à l’écrit, en dessin et en vidéo) chaque instant de la fabrication de leur livre Djemnah, les ombres corses à paraitre chez Delcourt ; de l’idée à l’imprimerie, en passant par la négociation avec l’éditeur, la fabrication de la couverture, le choix du papier ou la documentation. La BD comme vous ne l’avez jamais lue !

Deuxième étape de ce voyage initiatique pour comprendre comment nait une bande dessinée à travers les témoignages des auteurs. Si vous arrivez ici sans avoir lu l’épisode 1 vous pouvez cliquer ici

Vous ne trouverez pas ce journal de bord ailleurs, ni sur le web ni dans l’album, les auteurs et l’éditeur nous ont fait l’amitié de nous les confier ici pour vous en faire profiter. N’hésitez pas à partager cet article et à nous faire part de vos impressions en commentaire. 

✍️ Pour naviguer dans les carnets de bord de l’épisode 2 :
Le second dossier
À la conquête d’un éditeur
Story-board
Les crayonnés
… à suivre dans l’épisode 3 la semaine prochaine.

HISTOIRE VRAIE DE LA CREATION D’UNE BANDE DESSINEE 

Par Philippe Donadille, scénariste

Chapitre 6 : Le second dossier.

« Le 30 août 2019, Patrice Réglat-Vizzavona m’adresse les premiers croquis des personnages. Intense moment d’émotion pour moi qui porte ce premier scénario de BD depuis si longtemps. Voir prendre vie les personnages que j’ai créés sous la plume d’un dessinateur… Voilà des mois que j’attends ça. Je ne suis pas déçu, bien au contraire. Patrice a respecté mes souhaits, mes descriptions. Chaque personnage correspond assez finement à ce que j’avais imaginé. Je fais quelques remarques de détails, mais dans l’ensemble, je me dis que nous sommes sur la bonne voie. 

Un tchat vidéo avec partage d’écran nous permet d’affiner ces personnages. J’ai en tête le bouquin de Robert Newton Peck Fiction is Folks. La fiction c’est avant tout les personnages qui la vivent, il faut donc soigner cet aspect. Patrice griffonne en direct devant mes yeux, je suis impressionné par sa virtuosité. J’ai déjà connu des séquences de dédicaces, bien évidemment, mais là le dessinateur suit mes indications, et je suis impressionné par son habileté à traduire mes mots en dessin aussi rapidement et avec autant de justesse.

Nous sommes en septembre, Patrice a commencé à tester des essais couleurs sur le visage du héros : Ange Pizarti, un bouquiniste 2.0, chasseur de livres et de papiers rares et anciens (L’inspiration vient en partie de Lucas Corso dans le roman Le Club Dumas D’Arturo Perez Reverte, adapté au cinéma par Roman Polanski, La neuvième porte, avec Johnny Depp). Il s’est aussi essayé à bâtir une première planche. La planche 26 de l’album. Une séquence sensuelle, dans laquelle Casilda, second personnage principal du récit, se baigne nue dans la rivière. « Les dessinateurs de BD aiment, tous, dessiner des femmes nues » me dit Patrice sur un ton goguenard.

© Philippe Donadille / Patrice Réglat-Vizzavona

Patrice réfléchit au style graphique qu’il veut adopter. Quel choix pour le présent, et quel choix pour les flash-backs (1918 et 1790) ? Ou bien doit-on avoir un seul et même style ? Patrice propose d’utiliser pour chaque période historique des modes de représentations qui existaient à l’époque. Un style inspiré de la photo ancienne pour 1918, un style inspiré de la gravure sur bois pour 1790. Pour le présent la volonté est d’estomper le trait et d’aller vers un rendu « peinture », en capitalisant, selon mes souhaits de scénariste sur trois couleurs : Bleu (mer/ciel), Vert (nature/maquis), Jaune (chaleur/soleil). Les premiers essais sont menés dans ce sens. Patrice évoque, à cette époque des premiers essais en couleur, une référence qui me convient parfaitement : Luigi Critone. Je me replonge dans Je, François Villon, un triptyque que j’avais beaucoup apprécié. Aller dans ce sens me conviendrait parfaitement (Critone utilise une technique hybride entre couleur directe et traitement numérique. In fine les planches donnent l’impression de la couleur directe).

Dans le même temps, nous nous interrogeons sur le contenu de ce second dossier. Que voulons-nous produire en termes de dessin pour le dossier ? Des croquis ? Des planches ? Combien de planches ? Crayonnées ? Encrées ? En couleur ?

Dans un premier temps, Patrice me dit qu’il imagine peut-être 4 ou 5 planches (j’avais en tête 1 ou 2 de mon côté, je suis donc agréablement surpris qu’il soit prêt à aller bien au-delà), dont une en couleur, avec en plus une couverture. Par ailleurs nous utiliserons ses croquis affinés des personnages pour faire une présentation détaillée de chacun d’eux.

Reste le choix des planches à présenter. Comment résumer 94 planches avec 5 d’entre elles ? Patrice me propose de raconter une histoire avec 5 planches. La sélection va finalement se faire en plusieurs étapes. Nous en retenons une douzaine, que Patrice va story-boarder. Face aux story-boards nous effectuerons la sélection finale. Nous voulons dans la sélection deux planches qui seront côte à côte dans l’album. Nous voulons parler du « trésor », et nous souhaitons parler de Napoléon. Enfin il faut une planche de flash-back pour montrer que le graphisme sera différent. Mais nous voulons garder l’esprit d’un teaser. Il faut donner envie sans tout dire.

In fine le dossier comprendra 7 planches, dont trois qui se suivent (N°12/13/14) et qui permettent de comprendre partiellement le point de départ de l’intrigue. 

Une fois les planches choisies, je commente les story-boards en demandant quelques ajustements. Patrice réalise ensuite un premier crayonné des 7 pages choisies, et après une dernière révision il passe au crayonné final. Il ne fera pas d’encrage, fidèle au style qu’il a souhaité développer et qui me convient tout à fait : un trait estompé qui laisse la place à la peinture, pour des planches en couleurs directes.

© Philippe Donadille / Patrice Réglat-Vizzavona

La première double planche en couleurs (N°12/13, deux personnages discutent en pleine nature dans le maquis corse avec vue sur une plage et une tour génoise) voit le jour à l’automne 2019. Mais nous jugeons le rendu trop sombre, trop foncé. Patrice revoit la copie. J’insiste sur le fait que j’ai en tête un album écrasé de soleil, de lumière (pour les scènes de jour bien sûr…). 

Finalement toutes les planches du dossier sont présentées en couleur. C’était important, car la sélection présente des extérieurs jour et nuit, des intérieurs jour et nuit, un flash-back. Bref, il fallait montrer que Patrice pouvait gérer ces diverses ambiances.

Patrice réalise enfin une couverture prévisionnelle. C’est la première image que verront les personnes qui recevront le dossier, il est donc important de la soigner et qu’elle ait du sens. Pourtant elle ne sera pas l’objet de longues discussions, car nous sommes tous deux d’accord sur la première idée.

Dans le récit, tout part d’une ancienne feuille de papier, datée de 1918, représentant un dessin au crayon. Il s’agit du visage d’une femme sur fond de paysage montrant une marine du cap corse, facilement reconnaissable à sa tour génoise.

Le héros qui évolue dans notre temporalité va mettre la main sur ce dessin et ce sera le point de départ du récit. Ce feuillet va ensuite suivre les protagonistes jusqu’à la fin de l’histoire.

Patrice propose que ce dessin soit la base de la couverture qui présentera le même dessin, mais en couleurs, et non pas comme un croquis au crayon.

Pour ce qui est du croquis au crayon présent dans le récit, j’ai proposé à Patrice qu’un feuillet soit inséré dans l’album représentant « en réel » la feuille de papier ancienne avec le dessin. Ainsi le lecteur pourrait manipuler cette pièce cruciale dans l’histoire, et l’avoir avec lui tout au long de la lecture. L’idée est séduisante, mais c’est un surcoût pour l’éditeur, nous verrons avec lui s’il est envisageable…

Mi-janvier 2020 le second dossier est prêt. En dehors des dessins il reprend le synopsis et la note d’intention du premier dossier, et une présentation des auteurs, dont Patrice a dessiné le portrait. Il est temps de partir à la conquête des éditeurs…

Chapitre 7 : À la conquête d’un éditeur.

Nous soumettons d’abord le dossier à quelques contacts que nous avons dans le milieu, pour valider que son contenu et sa forme sont de nature à convaincre les éditeurs.

Je le transmets à quelques dessinateurs avec lesquels je dialogue de temps en temps, Patrice le fait lire à son éditeur précédent (Wandrille Leroy de Warum, qui avait édité Le Passager). Ces premiers retours, très encourageants, confortent notre motivation. Le jeune dessinateur, et néanmoins renommé, qui avait déjà été très motivant quand je lui avais soumis le scénario est à nouveau très positif vis-à-vis de ce que nous lui présentons (Damien Cuvillier). Nous recevons un email qui ne peut que booster notre envie de se confronter aux éditeurs.

Nous faisons quelques corrections suite à quelques remarques pertinentes (Jim nous indique une phrase à mettre en exergue pour teaser l’album), et nous sommes fin prêts pour chercher la maison d’édition qui portera le projet.

© Philippe Donadille / Patrice Réglat-Vizzavona

L’ancien éditeur de Patrice, Wandrille, se propose de jouer les entremetteurs avec les maisons d’édition. Il a un réseau solide et ses entrées un peu partout, ce qui n’est pas notre cas. Nous sommes donc enchantés qu’il propose de porter le projet auprès des bonnes personnes. L’envoyer par courrier nous ferait terminer au bas d’une pile, et nous ne serions pas près d’avoir des nouvelles. Bénéficier du réseau du précédent éditeur de Patrice nous semble plus porteur. Il réclame des modifications très pertinentes pour le dossier. Patrice a par exemple représenté chaque personnage debout en pied pour les pages de présentation des protagonistes. Ça permet de les voir les uns par rapport aux autres (taille). Wandrille propose que chaque personnage ait une attitude différente et qu’ils aient avec eux un accessoire symbolique. On change donc les croquis en pied.

Nous montons parallèlement des demandes de bourses. Réaliser un album de BD réclame un investissement gigantesque qui n’est que rarement rémunéré à sa juste valeur (et c’est un euphémisme). Le FIBD 2020 d’Angoulême met particulièrement en lumière ce paradoxe, avec la remise du fameux rapport Racine, que les médias vont fortement relayer lors de la venue d’Emmanuel Macron au festival. En effet alors que l’on dit le secteur de la BD florissant, la plupart des auteurs ont extrêmement de mal à en vivre. Un chiffre est évoqué à plusieurs reprises : des auteurs de la sélection officielle ont été payés 4000 euros pour 200 planches soit 2 ans de travail… Inutile de dire que l’on ne peut pas vivre avec ça. Les auteurs doivent donc multiplier les petits boulots à côté, et ce n’est pas la meilleure façon de se concentrer sur ses planches. 

Sans éditeur, nous ne savons pas encore quelle sera l’offre financière qui accompagnera la création de l’album, mais pour mettre toutes les chances de notre côté et pouvoir y consacrer le plus de temps possible, nous avons donc fait appel à plusieurs bourses dédiées au domaine (en Belgique, où officie Patrice, et en France). Les pièces à fournir sont celles que nous avons produites pour trouver un éditeur, il ne s’agit donc pas d’un travail supplémentaire à fournir.

Alors que nous sommes dans les starting-blocks, Patrice et moi-même évoquons également un point en lien avec la création de l’album. C’est à la fois anecdotique et crucial. Bien qu’ayant une histoire familiale liée à la Corse, Patrice n’y a jamais mis les pieds. De mon côté j’y suis allé dès l’enfance et ma famille conserve une maison dans le cap. Patrice suggère d’organiser un voyage là-bas. Ceci aurait un double intérêt. D’abord dessiner d’après nature les paysages mis en scènes dans le scénario. C’est ensuite une façon de se mettre dans les pas du héros de l’histoire, qui lui aussi met les pieds pour la première fois en Corse malgré une histoire familiale liée à l’île. Patrice, comme moi, pensons que suivre les pas d’Ange, le héros, permettrait de rendre le projet encore plus personnel. Nous décidons que ce voyage sera mis sur pied dès que nous avons signé avec un éditeur.

Alors que nous sommes dans les derniers ajustements millimétriques du dossier, notre entremetteur nous informe qu’il a déjà pitché le projet avec plusieurs éditeurs qui marquent leur intérêt. Un grand éditeur français qui vient d’annoncer la relance d’un département BD, domaine qu’il avait quitté il y a une quinzaine d’années, demande à lire le dossier. Il n’est pas le seul. 

© Philippe Donadille / Patrice Réglat-Vizzavona

Finalement après des années de galère, tout va très vite. On avait imprimé une dizaine de dossiers en qualité luxe, ils ne serviront jamais. Alors que l’on s’attendait à un nouveau combat long et âpre, avec son lot de déconvenues, Wandrille trouve preneur très rapidement. C’est Guy Delcourt en personne qui valide le projet. Patrice m’appelle pour me l’annoncer le 30 mars 2020 (pour un peu je regrette presque de ne pas avoir enregistré ce live messenger). On est en plein confinement du fait du coronavirus (ce qui suscitait des craintes chez nous pour le projet, car le secteur paye alors un lourd tribut face à cette crise), mais cela ne nous a pas empêché d’avancer. Après des années, j’entrevois la concrétisation de l’album.

Guy Delcourt aime le projet. Wandrille nous transmet sa prose dont voici un extrait : « J’ai lu le dossier « Djemnah » : c’est un beau projet, bien pensé… et bien présenté, ce qui n’est pas si courant et constitue un bon signe. Les histoires de secrets de famille, qui remontent loin dans le temps, sont toujours fortes en termes romanesques. C’est un très bon sujet. Au plan graphique, il y a une belle sensibilité. […] » Que Delcourt prenne le projet c’est très bien, mais qu’en plus il y croit en ces termes, c’est très gratifiant pour le travail accompli depuis le début.

Et puis les éditions Delcourt, c’est un poids lourd du secteur. Je suis épaté, je vais être édité par l’éditeur qui a produit certaines des séries qui ont marqué mes premiers pas de bédéphile (j’évoquais Les voyages de Takuan et De Cape et de Crocs dans l’épisode 1 de ce carnet de route…) Ils viennent de produire le somptueux Les Indes Fourbes d’Ayroles et Guarnido… Patrice et moi on a un peu des paillettes dans notre vie (© Ines Reg).

Contrats et négociations suivront, avec une date prévisionnelle de sortie de l’album pour mai 2022. Par ailleurs, Wandrille l’efficace sera au final notre éditeur pour le compte de Delcourt, chez qui il va maintenant diriger une collection. Je fais rapidement sa connaissance lors d’un tchat video à 3 avec Patrice (confinement oblige…). Internet aura permis beaucoup de choses. À ce stade cela fait près d’un an qu’on travaille avec Patrice, sans jamais s’être rencontrés « dans la vie réelle »…

Cette première réunion à trois et une mise en bouche, mais cela n’empêche pas des sujets cruciaux tels que le titre de l’album, que Wandrille met sur la table. Il pense que Djemnah n’est pas assez évocateur, voire trompeur. Il pense qu’il faudra le changer, ou au moins lui adjoindre un sous-titre. Il souhaiterait notamment que la Corse soit présente d’une manière ou d’une autre. Il va y réfléchir. Fin de la première réunion.

La route est encore longue (nous sommes à deux ans de la sortie), mais l’étape suivante est déjà enclenchée. Patrice travaille au story-board.

Chapitre 8 : Story-board

Si le terme est le même qu’au cinéma, l’étape du story-board est encore plus importante en bande dessinée. Au cinéma on ne va utiliser cet outil que comme un support de départ pour produire une image filmée parfois assez éloignée, et forcément différente du fait du mouvement qui n’existe pas sur le papier. En revanche dans le cas de la BD, le story-board c’est parfois quasiment la planche finale. Elle est dessinée très sommairement, mais tout, ou presque y est déjà en place : Cases/bulles/personnages/décors/accessoires… etc.

© Philippe Donadille / Patrice Réglat-Vizzavona

Patrice entame le story-board au premier trimestre 2020. C’est l’occasion de nouveaux ajustements par rapport au scénario. Il y a parfois trop de texte dialogué, parfois trop d’indications d’actions pour une seule planche… Patrice me demande des retouches pour plusieurs pages. Parfois il s’agit juste de préciser mes intentions pour que son dessin traduise le plus justement possible ce que telle ou telle péripétie doit amener. Pour Patrice, c’est un moment important de création. Le découpage en cases de mes planches doit participer complètement à la compréhension du récit, en toute fluidité. Mais il doit aussi imprimer le rythme de chaque scène. Les questions à trancher sont légions à chaque planche : combien de strips, combien de cases, quel découpage pour les bulles de dialogue, quel placement, combien de cases traversantes (strip à case unique), combien de cases muettes ?… Et à l’intérieur de tout ça : quelle mise en scène des dessins, quel cadrage, quelle valeur de plan ? La fluidité, le rythme, la compréhension se jouent dès cette étape, et les options de découpage sont infinies pour chaque planche.

Il me livre le story-board de la première partie du récit (50 premières planches) le 17 avril 2020. J’ai l’impression de lire mon premier album pour la première fois. J’ai de très nombreuses remarques, mais globalement je suis très enthousiaste face à cette première version de Patrice. Le dessin, que j’attendais plus sommaire, est déjà assez précis, et permet en tout cas de lire l’histoire de manière aisée (être l’auteur du scénario doit aider, c’est sûr…).

Dans le mail qui accompagnait cette première partie du story-board, Patrice le perfectionniste s’inquiète de l’aspect « monolithique » de cette première mouture. Ce n’est pas ce que je ressens à la lecture. Mais qu’entend-t-il par « monolithique » ? J’avais entendu « linéaire », sans « évolution de rythme », il voulait en fait dire que les personnages parlaient tout le temps, sans pause. Mais même une fois éclairé je ne suis pas complètement d’accord avec lui. Je réalise un fichier Excel pour mettre en lumière ces aspects. Pour chaque planche je note le nombre de strips, le nombre de cases traversantes (donc grandes), le nombre de cases muettes… etc., et in fine j’applique une couleur à la planche (vert= léger, orange= moyennement chargée, rouge= chargée), en fonction de la quantité de texte et de tout ce que veut dire la planche.

On peut ainsi visualiser le rythme et la charge de chaque séquence. Il en ressort selon moi que cette première partie n’est en rien « monolithique ». Mais fidèle à mon souhait d’être à l’écoute, j’oriente mes commentaires/modifications en ayant à l’esprit de toujours alléger, fluidifier, éclaircir (le fond et la forme), et alterner les séquences chargées et moins lourdes. 

J’avais ce dernier point à l’esprit dès l’écriture du scénario, mais devant le story-board il apparait parfois que l’on veut trop dire de choses en une planche, même si on l’a peu chargée en texte. D’autres aspects du story-board révèlent des points d’amélioration possibles : un décor trop utilisé, un dialogue qui peut se comprendre à contresens. On affine petit à petit la copie.

Patrice est attentif à ce que nous ne versions pas dans la « blake-et-mortimerisation », en mettant dans le texte des informations que l’image donne déjà. Il pointe du doigt quelques exemples. Souvent il a raison, même si j’ai toujours le sentiment de me couper un bras en supprimant une phrase que j’ai mûrement réfléchie…

© Philippe Donadille / Patrice Réglat-Vizzavona

Le travail sur le story-board continue. Nous recevons une proposition de Wandrille quant à un possible sous-titre de l’album : Djemnah, Les ombres corses. Cela veut dire beaucoup de choses et rien à la fois. Chaque lecteur y mettra ce qu’il veut y mettre et c’est assez séduisant à mon goût. Patrice tique, lui, il a plutôt besoin de comprendre, c’est un cartésien. Nous validons la proposition. Il reste deux ans cela pourra encore évoluer si on le juge nécessaire.

Une chose m’avait frappée à la lecture de la première version du story-board. Patrice terminait la première partie sur deux versions différentes de la planche 50. Une plutôt classique, une autre avec une case demi-planche en contre-plongée, plus audacieuse. Je l’ai d’emblée trouvé splendide. Du coup j’ai proposé que pour la seconde mouture il pense à cet axe de vue dynamique. 

Bingo ! À l’occasion de certaines de mes remarques, il en profite pour re-cadrer en contre-plongée certaines vignettes. C’est très réussi. Patrice implémente la plupart de mes commentaires dans une deuxième mouture du story-board qui vient une semaine après la première. Il avance vite. 

Une visio-conférence avec partage d’écran nous permet d’échanger sur les points d’accroche, peu nombreux à l’issue de la seconde mouture. Au final on trouve facilement un terrain d’entente. 

Fin avril le story-board de la première partie est bouclé. Celui de la seconde partie est bouclé le 29 mai. À cette date nous sommes toujours en discussion avec l’éditeur pour finaliser le contrat, mais notre motivation ne nous permet pas d’attendre, on veut avancer !

La signature officielle chez Delcourt se fait en juin 2020. La date prévisionnelle de sortie reste fixée au printemps 2022. Il reste donc du temps… Mais nous en aurons besoin…

Chapitre 9 : Les crayonnés

Dès le story-board achevé en mai 2020, nous attaquons les crayonnés. Comme les discussions ont été nourries jusque-là entre Patrice et moi, les planches sont assez bien définies, ce qui permet à Patrice d’avancer assez vite sans que je n’aie de commentaires nécessitant des remaniements importants du découpage. Il me livre les crayonnés par lot de dix planches, je commente, et on finalise le lot dans la foulée.

© Philippe Donadille / Patrice Réglat-Vizzavona

La première partie (50 planches) des crayonnées est achevée en septembre 2020. Durant cette première partie nous n’avons sollicité Wandrille, notre éditeur, que pour une validation technique : le lettrage et la taille des bulles vis-à-vis de ce lettrage.

Maintenant que la première partie est achevée, Wandrille souhaite entrer dans le jeu. Une première visio-conférence à trois est planifiée en septembre 2020. Patrice est à Bruxelles, Wandrille à Paris, et moi dans le sud de la France. Mais avec un peu d’organisation, on peut très bien travailler de la sorte.

Wandrille va s’impliquer bien au-delà de ce que nous l’imaginions. Pas une case, pas une bulle n’évitera son regard acéré. Si le découpage global de la première partie lui convient dans l’ensemble, il se montre plus critique sur les dialogues, et sur certains points de compréhension/fluidité du récit. Un tel niveau d’engagement de la part d’un éditeur, je ne m’y attendais pas. La première visio-conférence dure 4h30, et il y en aura 5 de ce type au cours de l’automne.

Wandrille a des décennies d’expérience dans la BD, et c’est mon premier album. Je décide donc d’être très à l’écoute de ses commentaires constructifs, et de ravaler parfois ma fierté, acceptant de modifier des points qui m’étaient chers. Patrice dont c’est le second album (avec Wandrille comme éditeur) est lui aussi à l’écoute et modifie les dessins quand les évolutions demandées par Wandrille le nécessitent. Les discussions sont nombreuses, le ton monte un peu parfois, mais comme on garde tous à l’esprit de proposer le meilleur album possible, on reste dans une énergie positive et une bonne ambiance. Mais avouons-le, je suis parfois lessivé au sortir de ces séances assez denses.

Au-delà des remarques constructives de Wandrille, même si on n’est pas toujours d’accord, je dois dire que j’aurai beaucoup appris grâce à lui. En particulier sur la fluidité d’un récit en BD, les enchainements, et les dialogues. J’étais un adepte des dialogues un peu littéraires, j’apprends à les rendre plus vivants, plus « vécus ».

Je suis finalement heureux d’une telle implication de l’éditeur, car je me dis qu’ensuite il aura à cœur de défendre l’album. Et puis même si tout se discute, on sent qu’il croit en ce projet, et qu’il nous fait confiance pour faire évoluer les détails de son contenu dans la meilleure direction. Car au sortir de ces séances, le boulot reste pour les auteurs : amender, préciser, retrancher, simplifier, nous restons les artisans de ce projet (« exigeant », comme le qualifie Patrice) qui nous passionne.

C’est dans le contexte de ces séances que s’organise le voyage que nous souhaitions Patrice et moi, sur les lieux du récit, en Corse, à Ogliastro.

Nous y partons durant une semaine, à la fin du mois d’octobre 2020. Nous y arpentons les lieux du scénario, prenant de nouveaux clichés. Patrice dessine, et je filme de nombreuses séquences qui nous serviront pour la communication autour de l’album quand celui-ci sortira. 

© Philippe Donadille / Patrice Réglat-Vizzavona

Je souhaitais aussi que Patrice rencontre des locaux, mange des plats corses, respire le parfum du maquis, bref je voulais qu’il s’immerge. Le voyage est d’autant plus émouvant pour lui, qu’il fait ainsi ses premiers pas sur la terre de ses ancêtres Vizzavona.

Ce voyage c’est aussi pour nous la première rencontre « réelle ». Une occasion de se connaître un peu mieux, mais aussi de travailler sur les planches et les modifications en cours. Le travail à distance c’est bien, mais interagir de vive voix est quand même un peu plus efficace.

La semaine corse, tout en étant agréable, est ainsi une semaine de travail dense. On crapahute durant la journée, on « planche » à la tombée du jour. Tout cela rythmé par les beignets de courgette, les cannellonis au brocciu, que j’ai demandé à ma mère de cuisiner puisqu’ils apparaissent dans l’album (merci maman !). On a juste le temps de faire une carte postale à Wandrille pour le faire râler de ne pas être du déplacement (lui qui est un corse d’adoption…)

Au-delà des croquis réalisés dans les 4 coins du village, c’est aussi pour Patrice et pour moi, l’occasion de discuter des projets de couverture. Patrice initie des croquis selon deux concepts que nous avons établis. Il finalisera ces propositions après le voyage, et au final c’est l’éditeur qui tranchera entre nos deux propositions. 

© Philippe Donadille / Patrice Réglat-Vizzavona

En novembre 2020, Patrice s’offre une récréation dans les planches en travaillant sur les gardes de l’album (les deux pages en vis-à-vis que le lecteur découvre dès le dos de la couverture). L’idée est de partir sur des motifs répétitifs à la manière des toiles de Jouy. On y verra des saynètes relatives à la Corse. Le dessin final est encré en noir.

Au retour du voyage, les visio-conférences avec Wandrille reprennent. Nous bouclons avec lui la révision complète des crayonnés et des dialogues durant les fêtes de fin d’année. En janvier 2021 j’achève la mise au propre de cette révision des textes, je la transmets à Patrice qui finalise l’implémentation des évolutions textes et dessin. Une dernière visio-conférence entre Patrice et moi mène à quelques remaniements finaux, en particulier sur les évocations historiques du récit. D’âpres discussions ont eu lieu sur la façon la plus simple de traiter les séquences historiques avec Napoléon et Paoli. Comment dire ce qu’il y a à dire historiquement, sans dépasser la limite qui pourrait faire décrocher le lecteur du récit ?

Le 20 janvier 2021 Patrice remet à l’éditeur ce qui est donc la « première » version finale « propre » des crayonnés complets avec leurs dialogues. Nul doute que quelques modifications seront encore menées, mais l’essentiel du travail est fait. Il y a 95 planches. Une de plus que prévue, car nous avons dédoublé une planche du story-board pour donner plus de puissance à l’une des scènes du final.»

… à suivre dans l’épisode 3.

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Toutes les illustrations, textes et photos sont © Philippe Donadille / Patrice Réglat-Vizzavona / Delcourt

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