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Incontournables
par Thomas Mourier - le 14/09/2022
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par Thomas Mourier - le 14/09/2022

Le secret de la force surhumaine : l’existence est aussi un muscle…

Événement, le troisième livre de la trilogie informelle d’Alison Bechdel sort ce mois-ci en France. Un livre qui raconte sur six décennies, l’introspection de la plus littéraire des autrices de bande dessinée sous forme de journal ultime.

Après ses deux précédents mémoires sur son père puis sur sa mère (vous pouvez en savoir plus en consultant notre article ici), Alison Bechdel s’attaque à sa propre existence pour compléter le cycle. À 60 ans, l’autrice née en 1960 fait le bilan d’une vie à travers un livre épais qui égrène chaque décennie en croisant sa biographie avec les événements historiques, culturels ou sociétaux qui l’ont influencé — dans un sens ou l’autre.

À la recherche du « secret de la force surhumaine », elle se dévoile dans une balade physique et littéraire cultivant le corps & l’esprit. Sa relation obsessionnelle à l’exercice et à la méditation se double d’une passion pour la littérature qui embrasse la thématique du corps, du retour à la nature et de l’introspection.  

La dessinatrice nous emmène dans une quête de soi au long court qui nous pousse à nous interroger nous-mêmes au milieu de cette recherche ultime. Un livre touchant sur notre condition, malheureusement indépassable, de mortels.

Une existence dans les marges  

© Alison Bechdel / Denoël Graphic

Alison Bechdel fait un parallèle entre la culture du corps & celle de l’esprit et partage avec nous les lectures qui ont marqué sa vie. Si la littérature, dessinée ou non, est une forme artistique qui nous permet de vivre plusieurs vies, de vivre et partager des expériences comme si nous les avions vécues ; elle prend cette idée à bras le corps et s’engouffre dans une autobiographie totale. De sa naissance à aujourd’hui, elle croise les événements clefs de sa vie avec les textes des grands auteurs romantiques ou ceux de la Beat Generation. 

Jack Kerouac en particulier, pour son amour de la nature, son approche de la biographie et son histoire trouble. Alison Bechdel lit et relit Les Clochards célestes, elle va jusqu’à faire la même ascension en montagne telle que décrite dans le livre. Un auteur qui l’inspire tout comme Thoreau, Emerson, Coleridge… et les femmes qui les ont accompagnées, mais qui sont restées dans l’ombre. Des écrits, à qui elle emprunte des réflexions, sur cet entretien du corps qui rejoint celui de l’esprit, sur le retour à la nature, et la recherche de l’essence même de son être.

On y croise aussi la poétesse Adrienne Rich, autrice de poèmes sur la nature, dont la force du texte l’a aidé à réaliser son coming out publiquement. Elle tisse un parallèle entre ce besoin physique de développer son corps avec la découverte (et le refus au départ) de son homosexualité puis de son acceptation. 

À travers les décennies, on découvre ses pratiques sportives, ses lectures, sa vie amoureuse, son travail, mais aussi l’Amérique contemporaine avec ses accents patriarcaux ou misogynes. Un environnement qu’elle a mis en scène et exploré dans ses strips Dykes To Watch Out For traduit en Gouines à Suivre en français (dont une version essentielle est proposée en français chez Même Pas Mal), une série de strip publiés entre 1983 et 2008 qui a occupé une grande partie de sa carrière artistique et qui est à lire en complément du Secret de la force surhumaine

Le corps et le corpus 

© Alison Bechdel / Denoël Graphic

Le point de départ de cette vie en images se trouve dans une publicité dans un magazine de comics promettant une méthode miracle pour obtenir le « secret de la force surhumaine ». Un classique des années 1960-70 qu’on retrouve fréquemment moqué dans d’autres bandes dessinées ou cartoons de l’époque. Mais la jeune Alison achète la brochure en secret et commence alors une quête qui va la suivre toute sa vie.

Elle avoue dans ses pages, avoir acheté plusieurs manuels de ce type ou adhéré à des programmes similaires, de celui qui permet « d’immobiliser adversaires en deux secondes » à « l’entraînement semi-sadique de 7 minutes ». Cette recherche passe par la pratique intense de plusieurs sports dans une Amérique qui développe le culte du corps, que ce soit à travers ses magazines, boutiques, stars et accessoires. 

Avec humour, la dessinatrice synthétise l’évolution de la société sur cette question jusqu’au tout fitness qui domine les réseaux sociaux aujourd’hui. Elle appuie graphiquement cette satire par des clins d’œil aux catalogues de vente, en ajoutant des encarts — avec le modèle et N° de référence — aux vêtements ou accessoires qu’elle dessine. Ce trait d’humour s’accompagne d’une adresse directe aux lecteur.trice.s, créant un effet d’intimité qui se rapporte à ces manuels de vie qu’elle explore toute sa jeunesse. 

Elle change de technique après ses deux livres précédents tout en noir & blanc, elle invite la couleur. Sa compagne Holly Rae Taylor lui prête main-forte pour ce livre, offrant une nouvelle dimension à ses planches. Avec la couleur, elle s’offre des doubles planches et pleines pages pour séquencer ce récit dense. Elle joue des variations, certaines planches sont en noir & blanc pour mieux révéler certains détails de couleurs, comme un mot ou un objet. Le découpage et la mise en scène se veulent presque documentaires et le trait s’attache à rendre compte de ce réalisme. 

Le dessin et l’écriture participent du même geste dans son travail, et ce mémoire s’inscrit dans une tradition littéraire qu’elle illustre au fil des planches. Écrire sur sa propre vie, mettre en scène son quotidien, illustrer ses doutes ou ses questionnements, l’autrice avoue être sur le fil entre le besoin vital et le délire de confession, elle interroge cette pratique qui a pu briser des vies comme celle de son idole Kerouac. 

Un livre au croisement d’autres livres 

© Alison Bechdel / Denoël Graphic

Huit ans de travail pour Le Secret de la force surhumaine où elle parle de tout et sans tabous. En complément de ces lectures formatrices, et de ce sport aux limites de ses capacités, elle teste aussi les drogues, se perd dans l’alcool et surtout le travail. De la médiation au karaté, du vélo au yoga, Alison s’investit à fond. Pourtant, crises d’angoisses, insomnies, addictions à l’alcool ou au travail vont être son quotidien. Dans sa quête de la force surhumaine, elle repousse sans cesse ses limites. 

Sa vie est ponctuée d’expériences, positives ou négatives, où elle se met en quête de l’éveil, d’un état de flux, d’une plénitude qu’elle trouve dans le sport intense, le travail acharné puis la méditation transcendantale. Sous forme de bilan dans le bilan, elle dessine sa version de « l’entraînement semi-sadique de 7 minutes » qu’elle va pratiquer plusieurs années, où chaque exercice résume un passage important de cette quête. Une manière de relier ces tentatives de garder un corps sain qui pourrait l’éloigner de l’angoisse de la mort. 

Cette ombre de la mort se manifeste de plusieurs manières, dans cette angoisse personnelle, dans la découverte de son corps qui vieillit et qui ne se répare plus aussi bien qu’avant à chaque chute, mais aussi dans le deuil. 

Dans ces pages, elle évoque à nouveau la mort de son père, objet de son premier mémoire, Fun Home. Puis celui sur sa mère, C’est toi ma maman ?, qui trouve ici une suite inattendue : l’autrice évoque la fin de vie de sa maman, un chapitre final qui complète l’album publié il y a dix ans. 

Alors quel est le secret de la force surhumaine ? À vous de le découvrir, en compagnie de l’autrice — comme elle l’a fait en compagnie d’autres auteur.trice.s — tout au long de cette autobiographie singulière. La quête de soi, la quête de sens ne peut qu’être personnelle, mais on trouve déjà ici des idées à explorer pour profiter de l’expérience de celle qui a beaucoup cherché à retrouver cet état de flux. Une vie en images qui se lit presque d’une traite, malgré ses 240 pages éloquentes, dans un récit érudit plein d’humour et d’ouvertures vers l’Autre. 

Le Secret de force surhumaine, d’Alison Bechdel, Denoël Graphic

Couleurs d’Holly Rae Taylor & traduction de Lili Sztajn


Toutes les images sont © Alison Bechdel / Denoël Graphic

© Alison Bechdel / Denoël Graphic
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© Alison Bechdel / Denoël Graphic
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