Avec cette science du découpage qui interpelle et qui marque, Jesse Lonergan s’est forgé une réputation internationale depuis sa révélation en 2020 avec son court récit Hedra nominé aux Eisner, après une première vie en auto-édition. Avec des gaufriers pouvant aller jusqu’à 35 cases par planches et une réflexion sur les codes, le sens de lecture et l’espace de la planche, Hedra puis Drome qui sort aujourd’hui offrent un plaisir de lecture à plusieurs dimensions.
Face aux âges sombres, la révolte des couleurs
Dans Drome, on assiste aux premiers temps du monde, à la naissance des humains et des héros & héroïnes envoyées par les êtres cosmiques qui président à la création. Ces créatures hors du commun vont s’affranchir des codes graphiques de la planche comme ils défient les lois de la nature. Des êtres célestes, des créatures mythiques et des demi-dieux qui rejouent un drame universel, symbolique et fondateur, nouant des alliances, nourrissant des vengeances ou jurant un amour éternel. Les célestes —qui contastrent en blanc et noir—plantent les graines de l’humanité, imposent leurs champion.ne.s —nomé.e.s Bleu, Rouge & Jaune—puis offrent au monde, le temps, le langage, les arts, la mort… Et au milieu, les humains, les monstres géants et les premières civilisations.
Pour son récit, le dessinateur à choisi d’utiliser peu de dialogues, de passer par des formes ou couleurs symboliques et d’offrir plusieurs sens à certains passages laissant aux lecteurices le soin d’interpréter l’œuvre. Des propositions ludiques qui rappellent les grands textes fondateurs —de l’épopée de Gilgamesh aux récits grecs des dieux de l’Olympe contre les Titans de Cronos— dont s’est inspiré Jesse Lonergan pour ce livre ; qui eux aussi, sont libres d’interprétation et évoluent fatalement selon leurs commentateurs —ne voyez dans ce coup de cœur que la mienne et reportez-vous au livre en cas de doute.

Il joue également avec le paratexte —pages de garde ou couvertures intégrées dans l’album— la quadrichromie où les couleurs d’imprimerie (CMJN : Cyan-Magenta-Jaune-Noir) sont des éléments essentiels de la personnalité des personnages principaux : les personnages de Bleu, de Rouge et de Jaune qui sont les demi-dieux des premiers temps sont aussi les couleurs qui mélangées deviennent toutes les couleurs pour fabriquer l’album.
Le blanc et le noir sont les êtres célestes qui leur donnent vie, en imprimerie le blanc du papier et le noir du trait. Le livre —l’objet et le propos— sont construit autour de ces éléments fondamentaux. La couleur participe ainsi de la narration et permet au dessinateur de nous offrir des planches incroyables dans la dernière partie de l’album où la quadrichromie irradie face au noir et blanc avant de revenir aux palettes de couleurs des planches.
« La plume est plus forte que l’épée »
En nous laissant ces zones d’interprétation, Jesse Lonergan laisse planer un méta-récit, une histoire à lire en creux : celle de la création artistique. Le dessinateur s’attaque aussi bien à la forme qu’au fond et lance des passerelles entre elles. Ces entités, noir & blanc ou ces personnages, couleurs primordiales, vont expérimenter toutes les combinaisons possibles de la planche. Et derrière les combats, les quêtes & l’épopée se cache une réflexion sur le travail d’auteur de bande dessinée.

Jesse Lonergan pense ses planches comme comme des surfaces où les protagonistes peuvent en briser le cadre, naviguer entre les cases les transformant en cartes ou en obstacles. Une narration atypique qui s’amuse des codes de la bande dessinée occidentale où habituellement la temporalité est définie par les inter-cases —les gouttières— et où le sens de lecture de haut en bas et de gauche à droite fait loi.
En utilisant l’espace ainsi, en retirant parfois les ellipses entre les cases, il redéfinit la temporalité de la planche et modifie notre perception et notre rythme de lecture. On ralentit, on accélère selon les choix de mise en page, et l’artiste pense ses pages en termes d’espaces et pas seulement de temps. Ici la narration est plurielle, elle use de ces habitudes comme elle s’en affranchit pour nous surprendre et offrir une expérience de lecture immersive.
Dans une interview sur Comicsblog, Jesse Lonergan expliquait justement que « La narration n’a pas à être simplement séquentielle, elle peut par exemple se jouer de l’ordre chronologique. J’aime à penser qu’il s’agit d’une sorte de dialogue avec le lecteur où ce dernier doit également fournir un petit effort pour remettre les pièces dans l’ordre et ainsi, j’espère, tirer une plus grande satisfaction de sa lecture. Ce n’est pas une lecture passive, en tout cas je l’espère ! »

Ces réflexions sur le découpage, la temporalité et les sens de lecture rappellent celles de Chris Ware dans ces albums et en particulier de Building Stories qui se présente sous forme d’une boîte contenant 14 petits livres illustrés aux formats différents sans mode d’emploi ou ordre de lecture particulier, chaque lecteur composant son « livre » idéal ou accidentel. Et qui sera différent à chaque relecture pour découvrir la vie de cette femme qui passe à côté de sa vie et présente pas mal de points communs avec Jimmy Corrigan. Mais aussi celles de Pascal Jousselin avec Imbattable où le héros à conscience de l’espace de la page et peut naviguer entre les cases et défier la temporalité. Ou encore le travail de Jens Harder et ses volumes imposants de son Grand récit qui joue des juxtapositions & ressemblances entre l’environnement et l’art, entre les créations de l’humanité et celle de la nature.
Géométrie, mouvement & contemplation
Le dessinateur américain travaille ses planches impressionnantes au crayon et pinceaux, stylo-brosse et stylo tubulaires pour l’encrage, tout à la main & à la règle comme son confrère Chris Ware. Vous pouvez jeter un œil sur son compte instagram pour voir des planches étape par étape et de courtes vidéos sur sa manière d’encrer. Chaque planche de Drome a été pensée pour tirer le meilleur parti graphique et narratif de la planche à partir de ce gaufrier de 35 cases par planches qu’il tord, déforme, utilise pour mettre en image cette épopée primordiale.
Jesse Lonergan publie ses premiers projets en 2007 Flower and Fade, Joe and Azat, All Star (inédits en français) dans un style épuré, proche de la vague des blog et des webcomics avec des décors fonctionnels et un découpage centré sur les personnages pour laisser la place aux dialogues. Puis il travaille par morceau à un projet plus ambitieux graphiquement, Hedra, à partir de 2016 en autoédition puis repris chez Image en 2020. Il s’empare des planches comme on la vu plus haut pour expérimenter, les protagonistes servant à explorer le champ des possibles. Le titre vient du mot polyhedra —polyèdre en français— qui désigne un groupe de formes géométriques et donne des pistes de réflexion sur l’évolution de son travail. Il prolongera ses expérimentations avec une histoire plus complexe avec Drome —où le titre vient cette fois du suffixe grec -drome qui donne le sens du mouvement.
Depuis Hedra, il multiplie les collaborations, Miss Truesdale avec Mike Mignola dans l’univers d’Hellboy, Man’s Best avec Pornsak Pichetshote avec ses couvertures (inédits en français) ou encore le très bon one-shot Arca avec Van Jensen, un huis-clos dans un vaisseau spatial. On a hâte de voir le reste de sa bibliographie arriver en France, mais avec Drome on a un univers total qui donne toute la mesure de son talent et s’impose comme l’une des meilleures lectures de l’année.
Drome de Jesse Lonergan, 404 Graphic
Traduction de Virgile Iscan
Tous les visuels sont © Jesse Lonergan / 404 Graphic



















