À 60 ans, Fred Duval enchaîne les albums intrigants qui donnent un nouveau souffle à sa carrière déjà bien remplie. Avec Emem & Fred Blanchard sur Renaissance puis Apogée, ils bâtissent une saga de SF politique ambitieuse qui s’étale dans l’espace et le temps. Avec Ingo Römling et leur nouveau projet Metropolia [dernière sortie en date pour Fred Duval], ils questionnent notre époque & son rapport à la consommation par le biais de l’anticipation mâtinée de polar, et avec Philippe Scoffoni ils inventent un moyen-âge futuriste dans NeoForest pour parler du legs aux générations futures.

Des sujets ancrés dans les problématiques actuelles et en phase avec les évolutions sociétales après avoir longtemps exploré l’anticipation cyberpunk dans ses séries qui ont marqué le début de sa carrière Carmen Mc Callum et Travis. « Mon sujet, ce n’est plus la prévention, c’est l’adaptation. Comment l’espèce humaine, qui est très intelligente, va-t-elle s’adapter à ce monde qui arrive ? » explique-t-il dans notre entretien, une approche qui infuse son travail doublé d’une envie de séries plus courtes, plus proches des attentes actuelles des lecteurices.
Vous pouvez suivre le fil de la discussion, des coulisses de la création d’Apogée à ses débuts dans la bande dessinée depuis sa première rencontre avec Olivier Vatine et Thierry Cailleteau en passant par ses albums de XIII ou Thorgal : «C’est un grand honneur de se voir confier ce type de personnages. C’est comme si on me remettait un prix, c’est une reconnaissance de mon travail, la qualité de mon travail, c’est une confiance qu’on nous fait. » Ou naviguer par thématiques pour découvrir ses méthodes de travail, comment il choisit ses collaborateurices, ses habitudes d’écriture, sa passion pour la littérature ou encore quelle est sa journée type.
Sommaire
Dans les coulisses de Renaissance & Apogée
Dans les coulisses de la planche
Dans les coulisses des collaborations
Dans les coulisses du scénariste aux 200 albums
Dans les coulisses du quotidien

Dans les coulisses de Renaissance & Apogée
On découvre Apogée qui prend place dans l’univers de Renaissance mais qui en dévoile les origines. Avec Emem et Fred Blanchard tu avais envie de creuser cet univers dès le début ?
Fred Duval : Renaissance est né il y a 7 ans autour du principe d’une invasion inversée. Une invasion bienveillante qui donne une série axée sur la finitude de la Terre et une métaphore sur le peu de solutions ou d’énergie qui nous reste et qu’il faut mobiliser. C’est vraiment le projet de départ.
Ce qu’on appelle le Complexe —cet espèce d’ONU des 23 civilisations— a pris corps au cours de l’écriture. Et j’avais assez vite défini que ce projet n’irait pas au-delà de 6 livres.
Dargaud, eux, s’étaient engagés sur 3 albums —aujourd’hui ça se passe comme ça quand on installe une série, si elle ne trouve pas de lecteurs on ne s’amuse pas à faire 10 bouquins— mais pour nous, le format idéal de cette saga Renaissance était 6 livres parce que j’avais déjà l’idée du saut dans le temps.
Pour pouvoir explorer une intervention dans le premier cycle et d’avoir le deuxième cycle 20 ans plus tard ; pour voir ce que les enfants de cette intervention étaient devenus une fois adultes. Et avec ces 2 parties, on peut voir ce qu’une occupation, donc un droit d’ingérence, peut provoquer chez les gens : résistance ou collaboration (pas au sens Seconde guerre mondiale). Ça m’intéressait. Je n’avais pas toutes les réponses mais je n’ai jamais toutes les réponses avant.
Et pour le côté space opera ?
F.D : J’avais dit aux gars que pour mon projet suivant, je voulais absolument faire un space opera, parce que je n’en avais jamais fait. J’ai vu Star Wars quand j’avais 12 ans, et Alien l’année suivante, avec au milieu Métal hurlant, un journal qui parlait de tout ce que j’aimais, de tout ce qui me faisait triper, ça a déterminé tellement de choses. Je ne pouvais pas finir ma carrière d’auteur de BD sans avoir fait au moins un space opera.
Et en y réfléchissant, on s’est dit qu’on l’avait notre space opera : pas besoin de réinventer tout un monde. On va pouvoir utiliser, non pas les protagonistes de Renaissance mais le contexte du Complexe. Pourquoi réinventer, alors qu’on avait déjà fait tout le gros travail de recherche sur les civilisations aliens ?
Est venue alors l’idée assez ludique d’aller explorer ce qui s’est passé 2000-3000 ans avant. Je n’avais pas encore défini, à l’époque, que ce serait à l’apogée de l’Empire romain. Mais c’est venu assez vite. J’ai eu l’idée de raccorder ce 2e projet au début du 2 cycle de Renaissance, ce qui m’a laissé le temps de bien le peaufiner.
Renaissance à un côté choral avec plusieurs destins qui se croisent, d’autres presque pas… Est-ce que tu vas au bout des idées pour les 3 volumes du premier cycle avant de le présenter à l’éditeur ?

F.D : Avec l’expérience, j’essaie de proposer quelque chose d’un peu verrouillé devant l’éditeur, comme ça, tout le monde sait dans quoi il s’engage. Je crois qu’aujourd’hui, c’est important.
Mais j’ai des habitudes. Je ne commence pas si je ne sais pas comment ça se termine. Quand on a démarré le 1er volume de Renaissance, j’avais déjà la toute fin du T6. Je ne sais plus, si dans le dossier de présentation à l’éditeur c’était là, mais il faut s’imaginer que c’est un gros dossier d’une vingtaine de pages. Il y a même des parties entières qui étaient dans le dossier qu’on n’a pas utilisées, parce qu’on a tenu à ce projet en 6 volumes.
On avait donné quelque chose de très solide à Dargaud. C’est aussi là-dessus qu’ils se sont engagés, parce qu’on venait de Série B chez Delcourt —on était très bien là-bas, mais quand on a proposé le projet à Dargaud ce n’était pas pour refaire de la Série B— il fallait montrer que ce n’était pas un projet de BD d’action, mais bien de science fiction politique.
Dans Renaissance, il y a plusieurs types de narration. Il y a le récit en voix off introspectif de Swänn, un dialogue sans interlocuteur du radioamateur, puis le récit global plutôt à la troisième personne. Comment avez-vous choisi ce type de récit et surtout de les mêler ?
F.D : Vaste question… Alors, je vais essayer d’y répondre point par point, parce que ce n’est pas les mêmes choix.
Pour le choix de la voix off de Swann c’était dès le départ,il fallait que Swänn s’adresse au lecteur. Mon idée première, qui est restée, c’était les récits de guerre des G.I. américains qui ont raconté le Vietnam. Comme Apocalypse Now, par exemple, qui est tiré d’Au cœur des ténèbres de Joseph Conrad avec ces narrations là. Il y a par exemple le bouquin qui s’appelle Putain de mort de Michael Herr, qui nous a marqué Fred Blanchard et moi. Je l’ai fait lire à Mathieu [Emem]. C’est l’histoire d’un G.I., d’un gars sans grade, avec la guerre de son point de vue. Face à une invasion alien, ça permettait pour nous d’avoir un point de vue sur la Terre.

Et je me suis vite décidé à ce que la voix off ne soit que du point de vue de Swänn —parce qu’évidemment Renaissance est toujours du point de vue de Swänn— même si on voyage un peu vers les autres personnages. C’est toujours lui qui donne son avis et qui marque l’intro et la conclusion.
La voix off de Radio Paris, c’est venu très vite. C’était une petite coquetterie, un outil de départ qui permettait de faire du narratif un peu plus sympa que le narratif neutre, et donc d’avoir un personnage. Je l’ai écrit comme ça. J’en ai fait une première version qui était plus mécanique et dans les archives du scénario c’est resté parce que j’ai trouvé intéressant de garder ça.
Et puis au milieu du projet, dans une discussion avec Thomas Ragon, notre éditeur à l’époque, je dis à Thomas : « tu devrais relire le début, je trouve que les récitatifs du départ sont un peu plan-plan. Ils font un peu chaînes TV officielles, et c’est bizarre parce que le monde est en pleine déliquescence, c’est la panique générale, et on a l’impression que CNN émet encore 24/24h avec des mecs en costards ». Et il me dit : « oui, tu n’as peut-être pas tort ». À partir de là, j’ai repris mon ouvrage et j’ai réécrit toute cette partie de dialogues. C’est un luxe quand on a cette possibilité-là ! Ça ne change rien au découpage, mais je l’ai complètement refondu.
Puis j’ai eu l’idée de la radio pirate, de quelqu’un qui n’était absolument pas professionnel. J’ai réécrit ces dialogues, des dialogues avec des gros mots, parce qu’il y avait un côté plus clandestin. C’est un peu la résistance qui manquait. Voilà ça, c’est la première phase.

Et puis, je ne sais plus, je crois que c’est en faisant le T2, on discutait avec Mathieu de cette voix off rigolote et je lui dis : « il y a un truc qui serait marrant à faire, c’est qu’on voit le personnage de la voix off, mais qu’on ne sache pas que ce soit lui au moment de sa présentation ». Et là est né ce personnage du voisin avec des fringues, des costumes… c’est l’idée de Mathieu d’en faire un sapeur, un mec un peu old school. Et puis, dans le dernier tome, on a la révélation. Il s’est mis à avoir une petite importance. Je me suis dit que ce serait marrant, vu l’âge qu’il a, qu’il ait fait du rap quand il était petit, ça nous permet de créer ce décalage.
Est-ce qu’après Apogée vous allez continuer à explorer ces univers étendus qui ont été ouverts par Renaissance ?
F.D : J’aimerais bien. Là, c’est un petit peu tôt pour le dire, on va voir. Ce sont les lecteurs, un peu, qui décident : si les lecteurs nous suivent, oui ! Il y a encore du grain à moudre, c’est infini. Ce qui est certain, c’est qu’Apogée fera 3 tomes, pas 6. On raconte le récit d’une guerre, du début à la fin, après on passera à autre chose. J’ai déjà 2-3 idées sur le grill, pas de problème ! Mais pour l’instant, il n’y a pas d’engagement de Dargaud.
Avec les gars on on discute de beaucoup de choses. Ce que je peux affirmer, c’est que je pense que maintenant dans les histoires que je vais proposer aux éditeurs, aux dessinateurs/dessinatrices, si c’est du 54 pages couleurs, ça n’ira jamais au-delà de 3 volumes. Je trouve que c’est un bon temps pour le lecteur, ça fait 2 ans entre la sortie du T1 et la conclusion. C’est bien 2 ans, ça rassure tout le monde.
Et puis, moi j’ai 60 ans, donc je n’ai plus 30 ans de carrière devant moi, mais j’ai envie de faire beaucoup de choses. M’engager dans des projets en 10-12 épisodes, ça n’a pas de sens.

Dans les coulisses de la planche
Tu parles d’un luxe, de réécrire, de choisir la narration, c’est comme ça sur tous tes scénarios ?
F.D : C’est comme ça, sur des projets comme Renaissance, Apogée, Metropolia, et d’autres à venir. Ça ne se voit pas encore, mais j’ai réduit ma production. Non pas que je fatigue, mais je suis passée à autre chose.
On a arrêté Jour J, qui était un énorme projet avec 4 albums par an. On était deux à écrire, mais il fallait avancer : on n’a pas toujours ce luxe de revenir sur le travail. Maintenant, pour tous les projets que j’écris, même en co-écriture, il y a cette possibilité de revenir en arrière et de prendre un peu plus son temps. Ça ne va pas forcément améliorer la qualité, ce n’est pas « il bosse trop vite ou pas assez vite », c’est ce plaisir de se dire qu’il y a une possibilité de revenir en arrière. Tous les plats ne partent pas directement en salle quand ils sont cuisinés. C’est un luxe et j’ai envie de ça. J’ai envie de me relire, de prendre du temps.
Metropolia, ça a été ça : avec Martin Zeller et Ingo, on a pris le temps de discuter, de dire « on peut peut-être améliorer ceci ou cela ». Je pense que c’est bénéfique pour tout le monde, et pour le lecteur en particulier. Je m’amuse beaucoup à ça. Après il faut savoir lâcher les pages aussi, il ne faut pas non plus tomber dans l’excès inverse. Il faut aussi de l’énergie, écrire assez vite pour avoir la pêche. Mais bon, j’ai un peu de bouteille, quand même. Ce sont des équilibres qui demandent pas mal de travail.
Et ça change ton rapport au plan, au découpage ?

F.D : Je structure de plus en plus en amont, avec un plan très précis. Par contre, je me laisse toujours pour le découpage d’avoir au plus 10-12 pages d’avance sur le dessinateur pour pouvoir revenir sur ce que j’avais prévu, rebondir sur des solutions visuelles, etc.
Par contre, il faut effectivement donner un plan détaillé avant pour que les recherches puissent faire, pour que le dessinateur sache absolument là où on va.
Est-ce que ton éditeur vous fait des retours, vous challenge malgré votre expérience accumulée ?
F.D : Oui, bien sûr. Ça dépend avec quelle personne on travaille. C’est un rapport très différent. Chaque éditeur a ses particularités, c’est comme les auteurs, il n’y a pas de recette.
Par exemple, j’ai eu Fred Blanchard comme éditeur pendant pendant 25 ans, puisqu’il était l’éditeur de Série B —avec Olivier Vatine au départ, puis seul— donc si je vous parle de Carmen Mc Callum, Travis, Hauteville House ou Jour J, c’est Fred Blanchard.
Pour Renaissance et Apogée, on a commencé avec Thomas Ragon et maintenant c’est avec François le Bescond. J’ai fait Nymphéa noir avec José-Louis Bocqué, Un Avion sans Elle avec Cédric Illand et là je fais Metropolia avec Martin Zeller.
Avec Thomas, on a eu quelques discussions en amont sur Renaissance et après, il y avait ce qu’on appelle une confiance totale. Il y avait quand même une lecture des dialogues, c’est toujours utile à la fin. Avec des petites remarques, des choses qui sont vraiment cosmétiques ou techniques, mais qui sont super importantes, parce qu’on a besoin aussi de ce côté littéraire. Sur Apogée, François le Bescond regarde plus la narration. Il ne va pas forcément lire le scénario, mais il va regarder les story-boards avec les dialogues. Et c’est un retour très intéressant aussi.

Là j’ai travaillé sur Metropolia avec Martin Zeller à qui j’ai demandé de me malmener un peu ! C’était le contrat qu’on a passé tous les deux : de me pousser dans mes retranchements. Parce que je n’ai pas envie de m’endormir, je n’ai que 60 ans et j’ai encore des choses à faire. J’avais envie avec Metropolia de redistribuer un peu les cartes. Il m’a bien bougé et c’était passionnant. Il n’y a jamais eu aucune tension par contre, c’était des coups de fil : « Voilà, Fred, je pense que tu peux faire mieux », et ça, bien en amont du dessin. On ne peut pas le faire à chaque livre, mais Metropolia s’est fait comme ça, avec un gros travail littéraire de l’éditeur.
Sur d’autres projets, par exemple avec Cédric Illand chez Glénat, on va beaucoup plus discuter sur le story-board. C’est-à-dire qu’une fois que j’ai fait mon travail, que le dessinateur envoie la page storyboardée, on a une discussion qui est purement sur la narration BD. C’est passionnant aussi parce qu’on a pas forcément les mêmes vues, on discute, on peut même négocier.
Il y a un rapport avec chaque éditeur qui est complètement différent, un schéma de rapports interpersonnels.
Dans Renaissance et Apogée, il y a des secrets, des révélations et il faut, j’imagine, implanter des choses au fil des albums. Est-ce qu’il y a besoin de relire avant d’attaquer un nouveau volume pour être sûr de rien oublier ?
F.D : Ça dépend de l’époque. J’ai beaucoup écrit, j’en suis à plus de 200 albums en écriture !
Et les premières années de Carmen et Travis, j’avais tout dans la tête. Et sur Carmen et Travis j’ai fait un truc —je ne sais pas quelle inspiration j’ai eue— mais j’ai pris des notes au fur et à mesure. J’ai fait des tableaux avec des dates qui me permettent de ne pas replonger dans les albums. J’ai une note informatisée très précise avec où en sont les personnages, où se déroule exactement les albums, quel mois, quel jour… Là j’arrive au tout dernier album de la saga, le Travis T19, qui sortira dans 2 ans. On finit le T18 et le T19 sera le tout dernier de Carmen et Travis. Évidemment quand j’attaque ça, je ressors mes notes et par moment je relis.

Pour le travail sur Renaissance non, parce que je l’avais bien en tête. Par moment je vérifie des choses, je les relis pour me remettre dans le bain, parce qu’il y a beaucoup de civilisations. Graphiquement aussi, je peux aller chercher des trucs dans les arrière-plans. Mathieu ou Fred, je ne sais plus, avait fait des sortes de bossus qu’on voit dans les arrière-plans de Renaissance et il me fallait une espèce un peu technologique, donc on va prendre ceux-là. C’est un rebond : ils arrivent dans Apogée, ils discutent avec un squale dans la première séquence et j’en fais la civilisation qui crée les vaisseaux, etc.
Donc oui, il y a un jeu. Nous les scénaristes, on doit être tout le temps opportuniste. Des petites choses dans les arrière-plans, qui ne sont absolument pas demandées par le scénariste, soudain s’intègrent au projet. C’est super sympa de récupérer des trucs et d’en faire des personnages qui ont des rôles parlants.

Dans les coulisses des collaborations
Tu parles de la longue collaboration avec Fred Blanchard, là il est avec vous sur Apogée et Renaissance en tant que co-auteur, comment vous vous répartissez le travail ?
F.D : Moi j’écris et par moment, ils me disent « wow tu es gonflé quand même, il va y avoir plein de boulot ». Je plaisante, mais là-dessus, nous les scénaristes on a le beau jeu, on est sans limites. Je fais quelque chose de très carré, de très structuré, qui leur donne un terrain de jeu à tous les deux, c’est ça la base de mon travail.

L’idée c’est qu’ils ne sortent jamais du fil du scénario, le truc doit servir à ce qui est demandé dans l’histoire, mais par contre ils ont une place très importante dans le délire, dans le délire visuel. Et moi je peux rebondir sur ces propositions visuelles. On discute aussi pas mal en amont, mais on se connait depuis tellement longtemps.
Donc je propose et je leur donne le découpage. Après, Fred digère le scénario. Maintenant on a une technique amusante : il m’appelle, on discute un peu des designs —puisque c’est sa partie. On fait ça avec Blanchard depuis toujours, c’était un éditeur qui mettait souvent la main à la pâte. Il a beaucoup travaillé sur les design de Carmen par exemple. Il y a 30 ans, avant l’arrivée de Gess, Fred avait déjà commencé à développer une ligne graphique qui a été utilisée ensuite par Christophe Quet. C’est sa technique, il propose au dessinateur quelque chose de fonctionnel et le dessinateur se l’approprie. Ce qu’il donne à Mathieu, Mathieu se l’approprie toujours. C’est ça le jeu entre nous trois, et ça fonctionne plutôt pas mal.
Quel est le type d’indication que tu leur donnes ? C’est très précis ? ou tu leur dis : “Là, imaginez telle ou telle chose…”, “Là, je vois bien telle chose…” ?

F.D : Ça dépend. Là, je les ai mis en difficulté avec un intérieur parce que je trouvais que c’était très parlant. Sur le début du T2 —je ne vais pas spoiler grand-chose— il y a un crash de vaisseau de « gentils » qui finit de travers. Il est tombé dans un plan d’eau. Il n’est ni à l’horizontale ni à la verticale, il fait une diagonale. Le début de la scène est en intérieur, donc on ne comprend qu’après. Il a fallu faire toute une mise en scène, y compris des designs et de la mise en scène des personnages, en plan incliné. Ils se sont bien tordu la tête quand même. C’est aussi là-dessus que je les mets au défi par moment.
Sinon oui, je fais des indications sur les designs, les personnages… Par exemple, on est en train d’inventer tout un peuple pour le T2 d’Apogée : on les appelle les Coléos (Coléos pour coléoptères, des insectes volants) on est parti de cette idée de coléoptères et puis d’intelligence collective. On a beaucoup parlé des fourmis, des termitières, puis on arrive à quelque chose, mais ce sont des grandes et longues discussions.
J’ai mon idée, il faut qu’ils arrivent dans une ville de coléoptères. Mais le scénario ne tient pas sur le fait que les gens soient particuliers : il y a eu tout ce travail de design, qui scelle toute la mise en scène qui est à venir, et la qualité des pages & des dessins.
Justement, les designs et les idées sont innovantes dans ces deux séries, est-ce que ça a pu vous pousser à modifier des choses ?
F.D : Ah oui toujours. Aucun projet — auquel j’ai participé— n’est figé.
Si je peux me permettre une petite digression, il y avait peut-être un projet où les choses se sont vraiment fortement figées, parce que c’était obligatoire, c’était l’adaptation de Nymphéas noirs de Michel Bussi, qu’on a fait avec Didier Cassegrain. Il y avait un tel plan de travail casse-gueule, avec les 3 époques qui se chevauchent par moment dans la même planche… Il ne fallait pas que le lecteur s’en aperçoive. Didier m’a dit « je ne peux pas ajouter une case ou en retirer une, je vais me planter. Donc je lui datais toutes les cases, il y a eu quelque chose peut-être d’assez corseté dans ce projet. Et puis, c’est une adaptation, donc on ne peut pas changer d’avis sur un personnage en cours de route.
En revanche, dans tout ce que je peux écrire en science fiction, ce sont les personnages qui prennent le pouvoir. Vlad Nyrki dans Travis devait mourir au T1, il devait se sacrifier à la fin. Et puis, je voyais que, graphiquement, Quet progressait à chaque planche. C’était son premier bouquin à l’époque et Vlad Nyrki était le personnage qui prenait le plus corps dans le T1. Je me suis dit : « on ne peut pas le tuer, il est trop bien », donc j’ai changé ma fin pour que Nyrki survive. Puis, il a fait toute la saga de Travis.
Il y a aussi un personnage, secondaire au départ, qui devient le personnage le plus important peut-être : c’est Pacman le hacker. Parce que Pacman s’est imposé dans les 2 séries et c’est un personnage qui fait le lien entre tout. Et ce n’était pas du tout prévu au départ.
Dans le cas de Renaissance, il y a un personnage qui s’est imposé comme ça, c’est Pablö, le chien bleu. Il fallait à Sätie un assistant qui allait faire le lien. C’était prévu au script comme ça mais l’histoire est plutôt marrante parce qu’on était en recherche d’espèces aliens et puis Fred avait fait ce chien bleu. Mathieu et moi on l’avait trouvé sympa, mais un peu Star Wars, un peu ceci, un peu cela… On n’avait pas trop rebondi dessus. Fred n’avait rien dit parce que les deux auteurs sont quand même décideurs, mais je pense qu’il aimait bien son chien bleu.

À un moment, vers la planche 12 ou 13, à l’arrivée de Pablö, il faut trouver corps à un assistant, un assistant c’est logique pour des médecins, et ce serait bien que ce ne soit ni un Näkan ni ce qu’on avait déjà vu. Et là Blanchard me dit : “Bah, j’ai mon chien bleu !”. Et donc il nous l’a refourgué. Finalement Mathieu s’en est emparé et il est super. Graphiquement, Pablö s’est imposé et il est devenu un personnage très important dans la série, on le retrouve aussi dans le 2e cycle.
J’ai eu l’idée que son traducteur soit déréglé pour en faire un personnage un peu comique, qui en même temps me permettait de parler un peu des vieilles BD où on se moquait des accents. C’est fini aujourd’hui, mais ça me permettait d’aborder ça en parallèle.
Tout ça c’est les histoires, c’est le vécu d’une série. Il faut toujours laisser les personnages prendre un peu le pouvoir, se laisser un peu porter. Par contre, il faut savoir où on va, c’est essentiel.
Comment tu passes de l’idée au scénario? Il y a des premiers jets qui attendent des années ? Ou dès qu’il y a une idée, tu la travaille jusqu’à ce qu’elle soit comme tu veux ?
F.D : Il y a des choses que j’ai en tête depuis 30 ans. Un jour ça vient, ou pas. Il n’y a pas vraiment de règle. J’ai des bouts de trucs depuis longtemps et puis par moment, on discute avec un dessinateur ou dessinatrice, puis dans la discussion naît un projet : et la semaine d’après il y a une structure et le mois d’après il y a un contrat. Ça peut arriver aussi, que tout se fasse dans l’énergie.

Il n’y a pas encore de dessinateur, mais je travaille avec Marie Bardiaux-Vaïente sur un projet de polar. Et on ne savait pas qu’on allait bosser ensemble, on se connaissait depuis longtemps et c’est en juillet dernier qu’elle m’a demandé si j’étais intéressé par une co-écriture. En première conversation on avait déjà un sujet, et quelques mois après on a un scénario qui va faire 120-130 planches, qui sont déjà complètement structurées, il n’y a plus qu’à le découper. On a fait tout ça à l’énergie en un temps record pour du scénario.
La séquence d’intro d’Apogée avec les 2 ados qui sortent du vaisseau puis qui rouspètent après leur père parce qu’il n’y a pas de réseau, je l’avais depuis longtemps. Je l’avais racontée à Mathieu, on a des enfants, il avait trouvé ça marrant. C’était un peu le point de départ d’Apogée, cette petite famille modeste de dépanneurs avec les 2 gamins qui vont grandir dans une guerre qui leur est imposée.
Le métier de scénariste, c’est un métier qui est à la fois solitaire mais qui ne marche qu’en équipe mais vous avez fait beaucoup de collaborations avec d’autres scénaristes. Est-ce quelque chose qui te plaît particulièrement ?
F.D : Ah oui, j’adore ! Même si dans les années à venir, je vais moins la pratiquer, j’ai réduit ma production et j’ai des envies, des projets que j’ai depuis longtemps.
Mais je pense évidemment à Jean-Pierre Pécau, parce que c’est quand même une personne avec qui j’ai le plus écrit : plus de 60 bouquins. Il y a sa science des dialogues qui a été déterminante pour Jour J, ses connaissances historiques. Moi je suis arrivé avec un peu de connaissances historiques aussi et mon sens du découpage, de la mise en scène, etc. On était très complémentaires, là-dessus, on s’est vraiment entendu. Évidemment, il y a eu des hauts et des bas, c’est inévitable, on ne peut pas avoir 52 bouquins parfaits. On a fait 2-3 (bons) bouquins quand même !
Je pense que notre meilleur bouquin c’est L’homme de l’année – 1917, on a vraiment fait un boulot très complémentaire tous les deux. En tout cas, c’est celui dont je suis le plus fier, avec Jour J T6, avec Mr Fab sur Mai 1968, que j’aime beaucoup. On a quand même eu de jolis moments. Là, en ce moment, on n’a rien ensemble, mais ce n’est pas pour ça qu’on ne refera rien ensemble. Mais on a fini cette collaboration qui a duré 15 ans, chacun avait aussi besoin de rebattre un peu les cartes. Lui s’est beaucoup installé chez Soleil, Delcourt, moi je suis plus allé chez Dargaud, Dupuis et Glénat.
Une aventure comme Jour J, c’est aussi avec Blanchard, plus tous les dessinateurs qui ont participé. Je sais bien que je ne revivrai pas une expérience éditoriale de ce niveau-là : on a fait 52 bouquins en 12 ans. C’était des moments de rigolade, il y a eu très peu de moments de tension, mais on ne s’est jamais disputés. On a eu des discussions fermes par moments mais c’était toujours très équilibré. Pendant les premières années, on se voyait tous les mois à Paris, on bossait dans notre petit bureau chez Delcourt, au sous-sol, on étalait les sujets. C’était une journée plaisir, on se faisait des restos, c’est 99% de rigolade, et sur un temps très long… Tout ça, c’était extraordinaire. Tout a une fin, mais cette co-écriture-là a été formidable.
Aujourd’hui, j’ai beaucoup moins de travail de co-écriture. La collaboration avec Marie Bardiaux-Vaïente démarre sous les meilleurs auspices, puisqu’on se comprend bien. On n’a pas encore découpé, c’est un peu trop tôt pour dire qu’on est parfaitement en symbiose. Mais je ne vois vraiment pas pourquoi ça se passerait mal, parce que sur le la construction du projet, sur le fond, on a vraiment partagé, échangé, chacun a amené ses points forts. Une bonne collaboration, c’est ça : tu apprends de l’autre.
Là je coécris avec Frédéric Bollée aussi, on fait un livre chez Dupuis. C’est lui qui est venu me chercher. Il avait un projet qui était très avancé et il m’a dit : « Tiens, ça t’intéresserait de mettre un peu le bazar dans ce truc-là ? ». Donc, j’ai lu, j’ai trouvé qu’il y avait le moyen de mettre un joli bazar là-dedans. Et donc voilà on coécrit, c’est assez marrant.
Tu as fait un XIII Mystery puis un Thorgal, est-ce que s’approprier l’univers d’autres personnes, c’est une manière d’écrire différente ?
F.D : Il y a eu des différences de méthodes. Sur le XIII, c’était super, on bossait avec Van Hamme qui corrige, qui suggère, qui ne lâche pas, mais dans la bienveillance tout le temps. C’était un super moment de l’avoir au téléphone, de discuter avec lui…
Et le plaisir de voir exploser ce jeune auteur, Corentin Rouge, qu’à l’époque personne ne connaissait, juste repéré par Yves Schlirf et Dargaud Benelux. Il avait déjà fait 2-3 trucs très bien, mais c’était le début pour lui. Après il a enchaîné sur Rio, et après Sangoma, Corentin m’a appelé en me disant : « est-ce que ça te dirait de m’écrire un Thorgal ? On a carte blanche ». Alors là, oui ! On nous a offert une cour de récré absolument géniale, un parc d’attractions, et on était libres de faire ce qu’on voulait. À partir du moment où il y a eu une petite validation par le Lombard, qui vérifiait 2-3 trucs techniques sur la timeline de Thorgal, pour qu’on soit bien cohérent, on nous a complètement fait confiance.
C’est un grand honneur de se voir confier ce type de personnages, que ce soit XIII ou Thorgal, c’est un honneur. C’est comme si on me remettait un prix, c’est une reconnaissance de mon travail, la qualité de mon travail, c’est une confiance qu’on nous fait. Évidemment, on relève le gant, et on essaie de faire le meilleur bouquin possible. Les deux bouquins ont été plutôt bien accueillis, donc je suis très content et je me suis vraiment bien amusé à les faire.

Dans les coulisses du scénariste aux 200 albums
Tu as fait beaucoup de choses en plus de la SF, du western, du polar, des adaptations… Comment tu priorises tes prochains projets ?
F.D : Je me définis comme un auteur de science fiction avant tout, en tout cas d’anticipation et historique. Puis c’est vraiment en fonction des envies et des rencontres graphiques : les rencontres avec les dessinateurs sont déterminantes.
Je prépare un projet pour Glénat avec Antoine Giner-Belmonte qui paraîtra peut-être dans 2 ans, c’est un gros truc. C’est un spécialiste du western, donc je ne vais pas lui proposer du moyen âge ou de la SF. Par contre, il faut effectivement que cela corresponde à des envies.
En ce moment, avec tout le travail que j’ai fait sur les romans de Michel Bussi, j’ai vraiment pris goût au polar. C’est quelque chose que je n’avais pas du tout abordé, mais avec les Nymphéas noirs, avec Ne lâche pas ma main, avec Un avion sans Elle j’aime cette mécanique du polar. Je n’étais pas du tout un grand lecteur de polar, d’ailleurs, je ne le suis toujours pas mais j’ai pris goût à ces personnages qui manipulent, je trouvais ça très sympa à adapter.
Dans Metropolia, je me suis amusé à avoir une vraie enquête policière. Et dans le projet en développement avec Marie Bardiaux-Vaïente, c’est aussi un polar. Je prends beaucoup plaisir à ça, alors que je ne l’ avais pas fait en 30 ans. Enfin si, j’avais fait Wonderball avec Jean-Pierre Pécau et Colin Wilson, mais c’était à la limite du récit serial killer, ce n’était pas tout à fait du polar.
Là j’ai 2-3 trucs sur le feu qui reposent un peu, qui mijotent. J’ai un énorme projet steampunk qui est en attente mais je n’ai pas la bonne personne pour le dessiner par exemple. C’est vraiment en fonction des envies, des rencontres.
En parlant de carrière, je voulais savoir aussi comment tu avais commencé avec ton premier livre, 500 fusils ? C’était spécifiquement une envie de bande dessinée ou tu avais tenté des scénarios pour plein de médias différents ?
F.D : C’était la bande dessinée sans aucune ambiguïté. J’ai ensuite fait un peu de dessin animé, avec Blanchard et Vatine puis après avec Philippe Grimond qui était un directeur d’écriture sur des séries pour France Télévision, M6, Canal Plus… J’ai pas mal bossé avec lui. Mais c’était une toute petite période.
Quand j’ai commencé la BD, je faisais déjà des fanzines depuis les années 80, j’adorais la BD, je faisais un peu de journalisme amateur pour rencontrer des gens… Et ma rencontre avec Olivier Vatine et Thierry Cailleteau a été déterminante. Je les ai connus tous les 2, enfin les 3 puisque Guy Delcourt était là en 1986 : je les ai interviewés et on ne s’est jamais quittés après.
Je faisais mes trucs, plutôt des trucs d’humour, que je montrais toujours à Vatine et Cailleteau, ils me donnaient des avis. À l’époque, il y en avait d’autres, il y avait Patrick Jusseaume qui recevait aussi des jeunes, et Frank Le Gall, avec qui j’avais discuté à l’époque, qui habitait Rouen aussi. Et donc tous ces gars-là, surtout Olivier et Thierry, ont fini par repérer que j’avais peut-être un peu de talent, et m’ont proposé de commencer à co-écrire avec Thierry sur un projet pour Fabrice Lamy. Au départ c’était un projet d’aviation qui ne s’est pas fait puis on a basculé sur les 500 fusils.
Dans le même temps, Vatine m’avait proposé un truc cyberpunk avec un personnage féminin tête. C’était la grande époque de William Gibson, avec Neuromancien, Bruce Sterling… tous ces auteurs cyberpunk. Et Carmen est né comme ça, avec Blanchard en arrière plan qui a commencé à griffonner beaucoup de choses de cet univers. Il y a des archives de tout ça qui sont consultables.
J’ai démarré avec deux co-écritures, une avec Thierry, une avec Vatine, puis j’ai pris mon envol. Carmen j’étais capable de le faire tout seul, ce que Delcourt a confirmé. Je me suis mis à écrire les Carmen tranquillement, à construire ce premier cycle qui n’était au départ pas du tout développé, juste une grosse poursuite où il a fallu donner un peu de corps. Je suis arrivé avec mes connaissances politiques, j’ai fait un gros travail de prospective, et puis on a monté Travis dans la foulée, rencontré Christophe… C’est parti comme ça.
Et justement à propos de politique, dans tes projets récents, Apogée, Renaissance ou NeoForest, qui est une réflexion plus forte au niveau politique, est-ce que c’est le point de départ des histoires, ou c’est une fois que tu as une idée que ces aspects politiques s’intègrent dedans ?
F.D : Je n’en sais rien, je ne sais pas. Je crois que l’aspect politique a toujours été là. Dans Carmen et Travis, il y a eu une révolution ultralibérale et les patrons des grosses boîtes ont pris le pouvoir. J’ai écrit ça il y a 30 ans. Je n’étais pas prophète, j’avais juste lu de très bons bouquins de prospective à l’époque, j’ai recoupé et mis ma sauce là-dedans. Je me souviens que quand on avait mis en scène, surtout dans Travis, ces gros patrons qui contrôlent les fusées… On m’avait dit : « Ouais ça fait un peu SF à la James Bond, ça n’arrivera plus. En 2050 ce seront des anonymes qui dirigeront d’énormes sociétés. Il n’y aura que des conseils d’administration, il n’y aura plus de personnalisation des boîtes. » Je laisse les lecteurs se faire leur opinion sur ce qu’on est en train de vivre depuis 2-3 ans.
L’humain reprend toujours le dessus. L’anonymat, les conseils d’administration, ça aura duré 10 ans. J’ai eu cette perception-là. Je me suis dit que ça pourrait être marrant de prendre le contrepied et de remettre des méchants à la James Bond. C’était déjà un choix politique. Dans Carmen et dans Travis, quand je me suis mis à travailler sur les enjeux de l’eau. Au début j’étais dans les OGM, les problèmes de manipulation génétique puis je me suis dit que le vrai enjeu mondial, c’est l’eau, le contrôle de l’eau, sa gestion, l’assainissement des eaux…
Le projet politique a commencé là, c’était aussi mes convictions. Je n’ai jamais caché que j’avais des accointances écolos avec une base politique qui est la sociale-démocratie. Je suis quelqu’un de modéré, mais avec des convictions. Je ne me suis pas mis à faire de la politique avec Renaissance ou Metropolia ; simplement, avec NeoForest, ce sont des séries que j’ai créées quand j’avais 50 ans et quelques, qui ont bénéficié de plus de recul, de plus de savoir-faire. Une meilleure technique dans mon travail.
Ça m’a permis d’enlever tout le côté action, qu’il y avait dans les séries B, pour privilégier le côté discussion politique, mais tout en ayant la capacité de garder les lecteurs captifs, qu’ils aient envie de tourner la planche, autrement que parce que quelqu’un est menacé par une arme. Dans la série B, c’est le principe du récit d’action : on met un petit peu de politique, en arrière-plan, et beaucoup d’action, parce que c’est le plaisir. C’est un James Bond, il ne refait pas le monde… Tandis que quand j’ai abordé Apogée, Renaissance, NeoForest et Metropolia, je me suis dit que ce sont des séries qui sont plus cérébrales avec des séquences d’actions dedans.
Dans Renaissance même dans les moments les plus tendus, la menace intergalactique est réglée au niveau de l’individu : on a un combat dans la forêt, on a une prise de parole…
F.D : J’utilise peut-être un petit peu plus habilement la métaphore et l’ellipse. J’essaye de laisser un peu plus de place aux lecteurs.
Par rapport à Travis et Carmen, on a eu beaucoup plus de choses sur internet, les I.A., les machines,… mais cette fois dans Renaissance et Apogée, on a un côté low-tech, retour à la nature, au sens où on voit les espèces les plus évoluées qui reviennent à la forêt presque nues. C’était une idée de remettre ça en avant : il y a de la technologie, mais ça ne va pas être la solution ?
F.D : Oui, c’est ça, c’est la métaphore générale. Si on écarte tous les artifices : il y a deux manières aujourd’hui de penser le monde.
On peut continuer à penser le monde avec l’industrie qui continue à tourner, basée sur le fait qu’il va y avoir une croissance continue et donc une croissance de population. Évidemment, c’est normal qu’il y ait une croissance de population, mais pas que cette population continue à vivre au-dessus de ses moyens. Donc, tout est basé sur la confiance.
Ou alors vous avez des gens qui prônent la décroissance. Pas brutale, mais on décide de se dire : est-ce qu’on a besoin de voyager en avion quarante mille fois dans sa vie ? Qui peut se permettre ça ? À quel prix ? Est-ce qu’on doit manger de la viande rouge tous les jours ? Ce sont des questionnements que certains écolos posent depuis toujours.
Dans Apogée, il y a un dialogue où Pline l’ancien observe les mines d’or disant que si on continue à les exploiter, il n’y en aura plus. Ce sont des questions qu’on se pose depuis plus de 2000 ans, mais là, aujourd’hui, on les met face au péril. Là, ce n’est pas l’Empire romain qui va s’effondrer, c’est la civilisation humaine. L’enjeu est là.
Personne ne survivra à un effondrement. Quand on parle de destruction de la Terre, ce n’est pas la Terre en elle-même : la Terre va survivre à tout ça, elle a survécu à beaucoup plus grave encore. C’est la civilisation humaine qui risque de prendre un sacré coup dans l’aile si elle ne s’adapte pas. C’est peut-être le message le plus important, si on fait un peu le point sur tout ce que j’ai écrit depuis 30 ans.
Carmen et Travis c’était des séries où j’étais dans la prévention. Tout le message sur l’eau, sur la technologie, sur les I.A.… C’était une façon de dire « attention, si on va trop loin, voilà les dangers. Il est encore temps d’éviter que les eaux montent » On est en 1995-2000, les prévisions disent qu’il va y avoir un réchauffement climatique si jamais on ne fait rien, dans les années 2015-20, il sera trop tard.
Dans Metropolia tout le monde marche à pied, il n’y a plus de voiture. Berlin est une ville de plus de vingt millions d’habitants, et le gens ne sortent plus des grandes villes, ou alors quelques privilégiés. Il n’y a plus d’avions, les trains sont hors de prix. On peut passer sa vie à économiser pour faire un seul voyage, parce qu’on a envie d’aller mourir dans un endroit. Il y a même des assurances qui proposent, à la fin de sa vie avec l’argent mis de côté, de faire une retraite dans l’endroit qu’on veut dans le monde.

Je pousse le bouchon un peu loin dans Metropolia, mais tout ça, c’est de l’adaptation. Mon sujet, ce n’est plus la prévention, Le monde est ce qu’il est, on ne reviendra pas en arrière. L’adaptation, c’est le seul sujet qui m’intéresse. Comment l’espèce humaine, qui est très intelligente, va-t-elle s’adapter à ce monde qui arrive ? Ça concerne les enfants, quel monde on leur laisse, dans quel monde vont-ils évoluer ? Je ne suis pas particulièrement pessimiste. Je ne suis pas collapsologue, pas du tout. Simplement, j’essaye de dire que ce n’est pas vain de faire certaines choses. Réduire notre consommation, réduire le voyage, réduire les pulsions, changer de paradigme. On ne pourra pas continuer à vivre avec le niveau de vie qu’on a atteint dans les années 80 éternellement. C’est mathématiquement impossible.

Dans les coulisses du quotidien
Tu écris beaucoup — même si tu as un peu ralenti— est-ce que as quand même le temps de lire un peu ce qui sort en BD ou de lire pour le plaisir ?
F.D : Ah oui, oui, énormément ! Je regarde très peu la télé, je regarde 2 épisodes de séries le soir mais sinon je ne regarde pas la télé. La BD, j’en lis —beaucoup moins qu’avant— mais je lis des T1. Je lis beaucoup de premiers volumes, des one-shots, pour voir ce qui se passe. J’essaie d’aller en librairie spécialisée au moins 2 fois par mois.
Je garde cette exigence du charme du dessin au feuilletage, pour moi c’est important. Il y a plein de BD où on me dit « c’est génial le sujet, c’est hyper important » et quand je feuillette, je vois des erreurs de perspectives, des erreurs d’anatomies, même dans un dessin peu réaliste —je suis un grand fan de Reiser, mais Reiser, il n’y a pas de faute d’anatomie. Reiser sait très bien dessiner. Joann Sfar sait très bien dessiner. Ce sont des gars qui ont du dessin, comme on dit— donc je ne suis pas du tout à regarder le dessin réaliste, mais je vois des choses chez le libraire où je me dis qu’il y a 30 ans ça aurait été un fanzine. Franchement, je n’y vais pas, je ne veux pas me faire de mal. Par contre, il y a un tas de choses, notamment avec tous les nouveaux auteurs, autrices qui amènent des choses hyper intéressantes en ce moment, que ce soit dans le genre ou dans la BD sociétale.

Je ne pense pas être un auteur qui s’inspire de la bande dessinée. Par contre, j’en lis, j’aime toujours ça. J’en relis, j’ai relu récemment La balade de la mer salée, de Corto Maltese. Un bouquin que je relis religieusement tous les 2-3 ans. Quelques Tintin, des Astérix, Lucky Luke… J’adore ! Mes classiques d’enfance. Et puis je m’intéresse évidemment à ce qui se passe autour de moi et en ce moment. C’est important, il ne faut pas lâcher l’affaire.
À côté de ça je lis très peu de romans de genre, de polars, de SF. Un peu de temps en temps quand on me dit que c’est génial, mais j’ai une énorme pratique de lecture côté littérature. Je lis 50 romans dans l’année, un par semaine à peu près. J’aime beaucoup le style et les grands stylistes comme Echenoz, Mauvignier, Yves Ravey… Je suis aussi la rentrée littéraire, ça arrive que j’ai lu le bouquin qui a le Goncourt, 3 mois avant qu’il ne l’ait. Je suis client de ça, et je trouve qu’il y a en France aujourd’hui une richesse littéraire phénoménale. En tout cas en francophonie car je lis aussi beaucoup d’auteurs haïtiens par exemple, Makenzy Orcel qui est pour moi un énorme auteur. Il était finaliste du Goncourt l’année dernière, il ne l’a pas eu malheureusement, mais il l’a eu partout dans le monde sauf en France. Makenzy Orcel, retenez son nom, c’est génial. Une somme humaine, c’est un chef-d’œuvre. Je suis très curieux de ça.

J’ai toujours lu. Avec une petite panne quand mes enfants étaient jeunes, parce qu’on est quand même très pris. Mais j’ai vraiment repris depuis 10, 12 ans, au moins un bouquin par semaine, ça nourrit énormément mon travail. Et à côté de ça, je m’intéresse beaucoup à l’art contemporain. Ce sont mes grandes passions : la littérature, l’art contemporain, la musique évidemment. Je travaille en musique, je l’entends en concert, elle est omniprésente. Pour moi c’est vital.
Tu arrives à écrire en écoutant de la musique ?
F.D : Ça m’aide à me concentrer depuis longtemps, ça correspond à l’arrêt du tabac. Avant je clopais tout le temps, puis il y a 20 ans, j’ai arrêté de fumer parce que c’était vraiment fatigant, puis trop dangereux pour ma santé. Et j’ai consacré l’argent des cigarettes à acheter des disques, et les disques faut les écouter.
Puis, je me suis rendu compte que la musique, à un moment, je ne l’entends plus, mais elle tourne et me fait une bulle. Mais pas quand j’écris les dialogues.
Tu travailles sur plusieurs projets en même temps. Comment tu organises ton temps ? C’est quoi une journée type de Fred Duval ?
F.D : Alors, plutôt que de journée, je parlerais plutôt de semaine : je change de série tous les lundis matin.

J’écris du lundi au vendredi, du matin jusqu’au soir, c’est assez long. J’écris 10 pages dans la semaine, à peu près, entre 10 et 15 planches aujourd’hui. Ça dépend d’où en est le projet mais 10 pages c’est bien, ça fait 2 pages par jour.
Les matinées je fais du sport, je considère que ça fait partie du travail, parce que c’est vraiment une question de concentration, avec les infos, de la lecture. Puis l’écriture, l’après-midi (un peu le matin aussi, ça dépend des jours). Mais c’est plus technique avec le découpage jusqu’à 19h, tous les jours.
Depuis 2 ans, je fais ça 5 jours sur 7, alors que pendant 28 ans c’était 6 jours sur 7. Je travaillais beaucoup, et là je travaille un peu moins. Je me donne la possibilité de respirer un peu. C’est un choix de vie de réduire un petit peu la part de travail.
Comment tu choisis les artistes avec qui tu travailles… C’est surtout des rencontres ?
F.D : Oui, il y a les deux. Emem je l’ai connu tout jeune, puisqu’il était primo auteur chez Delcourt pour sa première série avec Mathieu Gabella : on habitait la même ville donc on a sympathisé et puis je lui ai proposé de reprendre Carmen.
Gioux, on se connaissait depuis 15 ans avant de travailler ensemble. Blanchard, je l’ai rencontré grâce à Olivier Vatine parce qu’ils faisaient du dessin animé ensemble et moi je suis arrivé dans cette équipe dans les années 90. Ingo Römling m’a été présenté par Thomas Ragon, il y a 4 ans. Il bossait chez Dargaud avec eux sur une série qui s’appelait Les chroniques de l’univers avec Marazano.Thomas m’avait montré ses dessins et je trouvais ça formidable. Le projet a mis du temps à se monter et c’est devenu Metropolia.
Aujourd’hui, c’est des rencontres, c’est aussi des envies : quand on a 30 ans de métier et qu’on croise des dessinateurs qui ont aussi 30 ans de métier, forcément on se connait un peu. Il y a des gens avec qui on se dit que ça serait chouette de faire un bouquin ensemble, ça arrive aussi. Tout est dans la nature.

Un grand merci Fred ! On reviendra sur Metropolia prochainement avec une interview de Ingo Römling pour prolonger cette discussion. Et en ce qui concerne NeoForest, une interview de Philippe Scoffoni est déjà dispo ici.
Si vous aimez les plongées dans les coulisses du travail d’un artiste, vous pouvez visionnez nos interviews d’1 heures enregistrées en live ici, ou lire Dans l’ombre du Dieu-Fauve, Fabien Vehlmann et Roger reviennent sur les coulisses et leurs méthodes de création de l’album ou « Il y a un dialogue qui s’instaure entre l’artiste et son outil. » Interview de Mathieu Lauffray pour la conclusion de Raven ; deux grands entretiens qui explorent les coulisses et le processus créatif.
Image principale © Emem / Fred Blanchard / Fred Duval / Dargaud