En mars dernier, je vous proposais ici un papier sur l’arrivée de l’intelligence artificielle et ses répercussions dans le monde du livre avec un focus sur le vol des œuvres et des données. La bataille sur la propriété intellectuelle est au cœur du débat puisque ces machines — qui génèrent des revenus et sont cotées à des milliards de dollars — pillent les créateurs de contenus et les bases de données pour pouvoir fonctionner.
Avec une législation faible ou encore peu adaptée face au développement rapide des I.A. les métiers de la création sont peu protégés, d’une part pour faire opposition à l’intégration de ses œuvres ou celles d’un patrimoine par les algorithmes — afin qu’ils ne puissent plus les utiliser comme référence.
L’autre enjeu étant la protection des créateur.trice.s face à une concurrence basée sur le vol de données qui supprimerait de nombreuses sources de revenus. Certaines maisons d’édition ayant déjà testé des couvertures générées par I.A. avant de se rétracter (plus d’info ici).
Plusieurs bandes dessinées ont été publiées en ayant eu recours à des intelligences artificielles, mais en auto-édition, Mathis et la Forêt des possibles est la première défendue par une maison d’édition.
Une nouvelle collection de BD jeunesse réalisée à l’aide de l’intelligence artificielle ?
L’auteur Jiri Benovsky explique dans une longue postface, accessible dans le dossier de presse envoyé aux journalistes, sa démarche et son recours à l’I.A. Un texte qui sera inclus dans l’album si on se réfère à la description sur le site de l’éditeur : « …une postface illustrée revient sur les principaux thèmes philosophiques et sur l’usage de l’I.A.(intelligence artificielle). Car pour générer les magnifiques images de cet album, l’auteur a utilisé le logiciel d’illustration par I.A. Midjourney®, et il explique sa démarche. »
Un appendice intitulé l’intelligence artificielle et l’importance de l’effort qui tente de justifier la démarche en déplaçant le débat qui nous paraît essentiel (le pillage des données et l’atteinte aux droits d’auteurs) vers des considérations sur l’art, la technophobie et le travail.
Après plusieurs pages pour expliquer que l’humanité à peur du changement « C’est ici que les IA mettent peut-être en danger le sens de notre vie. Car elles nous facilitent un peu trop les choses. » et que les artistes sont peut-être déçus parce que la machine peut créer sans efforts « Pensez à un dessinateur ou illustrateur plongé dans un travail créatif de dessin. L’effort est ici crucial. Sans effort, l’immersion est difficile, elle est passive, elle est oisive, elle ne donne pas lieu au type d’expérience optimale recherché. »
Alors l’auteur esquive-t-il les enjeux autour des droits d’auteurs et de la fragilisation des métiers de création ?

Le plagiat ou les « deux lignes à ne pas franchir »…
Jiri Benovsky avait réservé à ce sujet une petite partie à la fin « Parfois, des accusations de plagiat de principe proviennent précisément de ces considérations concernant la manière dont les IA s’entraînent. Car elles s’entraînent sur tout, y compris sur des images protégées par un copyright. »
Qu’il tempère immédiatement avec : « Mais si la critique en restait là, serait-elle réellement justifiée ? Un artiste humain ne s’inspire-t-il pas lui aussi, nécessairement, de tout ce qu’il a vu dans sa vie passée ? Harry Potter ne doit-il pas beaucoup à Tolkien ? Tolkien ne doit-il pas beaucoup à Beowulf ? »
Comment comparer un être humain qui digère ses inspirations avec son propre vécu et un programme conçu pour combiner les éléments à sa disposition ? Alors oui, certains humains peuvent toujours plagier, mais Jiri Benovsky y a pensé : « Pour ma part, je n’ai donc utilisé aucun nom propre d’artiste connu dans aucune des commandes qui ont servi à piloter MidJourney pour la réalisation de Mathis et la Forêt des possibles. Je n’ai pas non plus utilisé d’images faites par quelqu’un d’autre en tant qu’input soumis à l’IA. Il s’agissait pour moi de deux lignes à ne pas franchir. »
À ce propos, cette phrase : « je n’ai donc utilisé aucun nom propre d’artiste connu dans aucune des commandes qui ont servi à piloter Midjournney » fait froid dans le dos, car il peut indiquer en sous-texte que des auteurs non connus ont été utilisés (je souligne juste, n’accusons pas sans savoir). Mais cette phrase indique surtout que Jiri Benovsky ne sait pas comment marche l’outil (ou feint de ne pas le savoir), puisque de base il a été déjà entraîné avec des œuvres et travaux d’artistes connus et inconnus, jusqu’à une certaine date.
Cette notion de plagiat devient trouble, selon la propre définition de l’auteur, puisque la machine se sert des créations “d’artiste connu” de par sa nature même. On est plutôt sur du plagiat par procuration qui n’est pas propre à Mathis et la Forêt des possibles mais à l’outil Midjournney lui-même.

Pour sa part, l’éditeur indique quand même que l’œuvre est protégée par le droit d’auteur : « Les images ont été produites par l’auteur à partir de l’outil en ligne Midjournney qui fait appel à l’intelligence artificielle (IA) puis ont fait l’objet d’un travail de recréation en tant qu’œuvres originales exclusives. »
Alors, je n’ai pas parlé de la bande dessinée en elle-même, mais à l’heure où le bureau des copyrights a refusé de considérer les illustrations générées par IA comme œuvres, à l’heure où plusieurs pays ont demandé la suspension de ces outils pour réfléchir à la protection des données ; à l’heure où plusieurs créateurs ont entamé des procès pour vol de données : ce n’était peut-être pas le meilleur moment pour qu’une maison d’édition lance un tel projet.
En savoir plus
En découvrant la BD sur le site de l’éditeur
et lire l’argumentaire de la ligue des auteurs : pour une régulation des IA
Photo Eugene Capon sur Pexel










