Interview de Bryan Talbot qui revient sur son œuvre, les thématiques clefs de son travail, ses outils et ses prochains projets.
Pionnier du roman graphique britannique, Bryan Talbot a démarré sa carrière dans les années 60 avec quelques histoires courtes et surtout Les aventures de Luther Arkwright avant de collaborer à la revue 2000.AD. —dont certaines histoires de Future Shocks avec Alan Moore dont on parlait ici, mais aussi Judge Dredd, Nemesis the Warlock… Il va devenir l’un des auteurs britanniques les plus influents dans l’industrie du comics américain, avec ses compatriotes Alan Moore, Neil Gaiman et Grant Morrison et travaillera pour DC comics sur des titres comme Sandman, Batman, Hellblazer, Fables…
En parallèle il se lance dans un titre : The Tale of One Bad Rat, en 1994, qui devient iconique et marque une rupture graphique avec les premières années de sa carrière. Récompensée par de nombreux prix, cette histoire met en scène une adolescente abusée par ses proches et livrée à elle-même qui n’a pour seuls repères qu’un rat de compagnie, les livres de Beatrix Potter et sa vision artistique.
Bryan Talbot n’aura de cesse de se renouveler, adaptant son style ou sa narration à chaque nouveau projet. Changeant de style avec Heart of Empire, la suite des aventures de Luther Arkwright, pour le décapant Cherubs! avec Mark Stafford, le très plastique Alice in Sunderland ou encore la bande dessinée muette Métronome sous le pseudonyme de Véronique Tanaka d’après La Plage d’Alain Robbe-Grillet.
Puis se sera Grandville en 2010, sa série iconique qu’il poursuivra sur 5 volumes jusqu’à 2017, avant peut-être d’y revenir dans un futur proche (voir l’interview). Avec sa femme, la linguiste Mary M.Talbot il entame plusieurs biographies de femmes aux destins hors du commun comme Louise Michel, Sally Heathcote ou encore Lucia Joyce.
Il co-signe avec J.D. Harlock, l’an dernier, Bryan Talbot : Father of the British Graphic Novel qui revient sur toute sa carrière et Delirium en propose un extrait dans ce tome 3 de Grandville, Bête Noire.
⍾ Entretien par pneumatique depuis la banlieue de Grandville
Des aventures de Luther Arkwright à vos collaborations à la revue 2000.AD. le début de votre carrière à un côté très SF ou fantasy, remixée façon punk, avant de passer à une période plus réaliste, comment avez-vous trouvé votre voix dans un contexte de bouillonnement de la BD anglaise ?
Bryan Talbot : Le style de dessin dans lequel une bande dessinée est présentée est un élément essentiel de la narration. Je fais toujours très attention à choisir un style qui, je pense, produira la bonne atmosphère pour exprimer l’histoire, en fonction du sujet, plutôt que de dessiner chaque bande de la même manière.
Vous avez travaillé pour DC comics, entretenu des collaborations avec Pat Mils ou Neil Gaiman ou dessiné pour des univers comme Sandman, Batman, Hellblazer, mais finalement vous revenez en solo pour de gros projets, vous préférez travailler sur des récits indépendants ?
Bryan Talbot : Je préfère travailler sur mes propres histoires, mettant en vedette des personnages qui sont mes créations et contrôlant essentiellement tous les aspects de l’histoire. Les bandes dessinées américaines grand public sont pour la plupart le résultat d’une chaîne de production, avec plusieurs personnes impliquées à différentes étapes : éditeurs, scénaristes, dessinateurs, encreurs, coloristes, lettreurs. Cela signifie également que je suis propriétaire des histoires, et non qu’elles appartiennent à une grande société commerciale.
On célèbre, en France, la réédition augmentée des 5 volumes de Grandville, c’est une œuvre clef dans votre carrière, comment est née cette série ?
Bryan Talbot : L’inspiration initiale du premier livre est venue des illustrations anthropomorphes de l’artiste du XIXe siècle Jean Ignace Isidore Gérard, qui utilisait le pseudonyme de « JJ Grandville ». Cela m’a frappé que « Grandville » puisse être le surnom de Paris, la plus grande ville du monde steampunk.
[Note : Dans chaque volume de Grandville, des dossiers bonus offrent des références visuelles et des commentaires de l’auteur sur Jean Ignace Isidore Gérard et d’autres sources.]
Au sujet de l’antropomorphie, du Bad Rat au Lapin d’Alice dans Alice in Sunderland, les animaux sont très présents dans votre œuvre ?
Bryan Talbot : Pas particulièrement. Un des défis de Grandville pour moi était de réaliser une bande dessinée d’anthropomorphe, comme je n’en avais jamais fait auparavant et j’ai toujours été intéressé par leur histoire.
Il existe des personnages anthropomorphes depuis que les gens racontent des histoires. Il y a une peinture néolithique dans les grottes des Trois Frères dans le sud de la France représentant une figure humaine avec des cornes et une queue. Ils apparaissent dans toutes les mythologies et religions, des Égyptiennes et Grecques, comme Horus et le cygne de Léda (Zeus), aux hindous Ganesh et Hanuman en passant par le serpent du jardin d’Eden. Les contes de fées et le folklore du monde entier en regorgent et ils apparaissent dans les toutes premières bandes dessinées imprimées.
Derrière l’aspect polar et action de cette œuvre, il y a des thèmes politiques forts, engagés et une envie de parler de nos contemporains sous l’aspect animalier, comment écrivez-vous vos scénarios ?
Bryan Talbot : J’essaie avant tout de produire des histoires que j’aimerais lire. Les thèmes se développent naturellement au fur et à mesure que je les écris, ils reflètent inévitablement des questions politiques et sociales que je considère importantes.
Beaucoup d’humour aussi, entre les easter eggs picturaux/littéraires ou les détournements de personnages de BD ? D’où vient cette idée ?
Bryan Talbot : Je pense que cela rend les histoires plus riches : le lecteur peut toujours relire l’histoire et trouver quelque chose de nouveau. En définitive, c’est l’histoire qui compte et j’essaie d’inclure ces références de manière à ce qu’il ne soit pas nécessaire de les reconnaître pour apprécier l’histoire.
[Note : Toujours dans les bonus, le dessinateur commente toutes les références, des tableaux pastichés aux héros de BD détournés en passant par les jeux de mots ou certains choix esthétiques.]
Pas mal de héros de BD française, mais pas seulement, Grandville naît au moment où vous écrivez Métronome d’après Alain Robbe-Grillet, vous êtes assez francophile ?
Bryan Talbot : Je suis définitivement francophile, même si je ne sais pas à quel point c’est suffisant ! Je connais un peu l’histoire et la culture françaises et j’apprends le français depuis plusieurs années. J’ai une collection de films français, que l’on regarde sous-titrés en français, et j’ai lu plusieurs romans français.
Vous jouez aussi avec l’objet livre : le façonnage de Grandville façon livre d’époque, les détails ou encore les collages dans Alice, il a un aspect expérimental dans vos albums non ?
Bryan Talbot : La forme que prend le livre fait partie de la narration : elle influence la façon dont le lecteur perçoit le conte. Grandville ressemble à un livre Art Nouveau façonné à l’ancienne, avec des pages de garde steampunk. Les éditions originales étaient toilées avec une couverture en relief. C’est aussi une façon de se différencier des webcomics. C’est un bel objet en soi qui est un plaisir à posséder et à manipuler.
Comment vous travaillez ? Vous cherchez longtemps dans vos carnets avant d’écrire un script ?
Bryan Talbot : Oui, je pense généralement à une histoire plusieurs années à l’avance, je prends beaucoup de notes et je fais beaucoup de recherches visuelles et littéraires.
Quels sont vos outils de travail ?
Bryan Talbot : Cela dépend du style : crayon, encre avec pinceaux ou stylos Rapidograph, lavis à l’aquarelle ou, dans le cas de Grandville, mise en couleur par ordinateur.
Après la SF, le steampunk, vous travaillez aujourd’hui sur des albums plus réalistes et inspirées par des vies remarquables avec votre femme Mary Talbot, vous aviez envie de mettre en avant des personnes réelles plus que des fictions ?
Bryan Talbot : Je fais toujours de la SF et des romans policiers. Je les alterne d’ailleurs avec les livres que je dessine et qui sont écrits par Mary et dont un seul a été publié en France : Louise Michel, la Vierge Rouge aux éditions Vuibert.
Vous venez de co-signer votre autobiographie avec J.D. Harlock, comment vous voyez la bande dessinée aujourd’hui, avec 60 ans de carrière et de nombreuses collaborations dans plusieurs styles & pays ?
Bryan Talbot : Je pense que les meilleures bandes dessinées produites aujourd’hui sont aussi bonnes que celles d’avant.
Et quels sont vos prochains projets ?
Bryan Talbot : En ce moment, je dessine un prequel de Grandville, qui se déroule 23 ans avant le début de Grandville.
Une excellente nouvelle alors que Delirium continue de publier les volumes complets depuis quelques mois.
🚟 Votre ticket pour Grandville
Pour ceux qui n’auraient pas encore ouvert ces albums étonnants, sachez que Grandville met en scène les enquêtes musclées de l’inspecteur Archie LeBrock, un blaireau qui pourrait être l’alter ego de Sherlock Holmes dans un univers animalier. À la manière des fables d’Ésope ou de La Fontaine, les caractères de chaque espèce reflètent surtout les qualités et défauts de nos semblables, l’univers de Grandville permet d’aborder des problématiques sociales et politiques contemporaines en restant très ludique.
Dans cette uchronie steampunk, Paris est devenue Grandville et les enquêtes se succèdent permettant à l’auteur de marier références artistiques et littéraires avec des scènes d’actions épiques, des moments intimes autour de son héros avec des complots au cœur de cet Empire français tentaculaire.
Grandville démarre à grand coup de poings et de bottes, s’inspire de la littérature classique de Poe à Balzac et Hugo pour leurs Vautrin, Valjean en miroir de Vidocq comme des illustrations de Jean Ignace Isidore Gérard, d’Albert Robida, John Tenniel, mais aussi de culture pop comme le cinéma de Quentin Tarantino. Les planches sont truffées de clins d’œils et références et par là Bryan Talbot injecte beaucoup d’humour de manière graphique dans ces histoires noires.
Les planches dessinées à la plume et à l’encre avant la couleur informatique jouent sur l’attirance-répulsion de ces personnages qui pourraient être mignons s’ils n’étaient pas si cruels. Ces gueules répondent à l’extrême finesse des architectures, la ligne claire proche de l’école belge du trait est constatée par la mise en couleur qui donne des volumes et l’ensemble fait la part belle au mouvement.
Il est grand temps de prendre votre ticket pour Grandville, jetez-vous sur ces 3 premiers volumes et rendez-vous à la librairie La Planète Dessin le 2 septembre à partir de 14h30 (7 rue Littré, 75006 Paris) pour ceux et celles qui sont dans la région parisienne.
Grandville de Bryan Talbot, Delirium
Tous les visuels sont © Bryan Talbot / Delirium