Damned, encore un article sur Alan Moore ? Deux fois oui avec la parution en français d’une intégrale de ses premiers travaux conjointement avec celle de son dernier livre au rayon littérature. À 69 ans, le sorcier de Northampton est très actif dans le domaine des lettres, du théâtre, du cinéma et de la musique depuis sa retraite comme scénariste de bande dessinée (depuis le volume qui clôture le cycle de La Ligue des Gentlemen Extraordinaires : La tempête).
Des premières armes…
L’éditeur Delirium vient de sortir une grosse anthologie qui regroupe 50 histoires tirées de la publication anglaise 2000AD où le jeune Moore fait ses premières armes de scénariste après avoir tenté d’être dessinateur. Ces histoires s’inscrivent dans les rubriques du magazine et vont l’associer à d’autres jeunes auteurs dont certains deviendront les plus grands dessinateurs des dernières décennies : Dave Gibbons, Alan Davis, Steve Dillon, Bryan Talbot, Kevin O’Neill…
Bien avant de trouver son style mêlant littérature & comics, plaisir & érudition, divertissement & politique à partir de Swamp Thing (dossier à lire ici), Alan Moore propose des histoires courtes à chute, poétique ou humoristique que l’on pourrait comparer à l’esprit de la Quatrième Dimension (The Twilight Zone). Au fil des années et des histoires que regroupent Future Shocks, on décèle certaines des thématiques qui vont être indissociables de son travail comme certains de ses grands collaborateurs.
Cette intégrale de 2023 se distingue des précédentes éditions par une introduction de David Roach et 7 histoires inédites. Une anthologie que je vous conseille avec la Ballade de Halo Jones chez le même éditeur pour avoir un aperçu complet de cette première époque.
… aux textes de destruction massive
Après les débuts, passons à la fin puisque les éditions Bragelonne viennent de publier le recueil de nouvelles Illuminations qui contient 9 nouvelles dont Ce que l’on peut connaître de Thunderman, une novella de 260 pages qui s’attaque à l’industrie des comics en guise de conclusion après ces 40 années de carrière.
Dédicacé à son complice récemment disparu Kevin O’Neill, ce long texte raconte les coulisses du milieu de la bande dessinée aux états unis, de la création de Superman a.k.a. Thunderman au derniers films de Zack Snyder en passant par les magouilles des principaux éditeurs new-yorkais entre sexe, alcool et mesquineries.
Dans son roman Jérusalem [voir le coup de cœur complet plus bas] il écrit son sentiment à l’égard du monde des comics qui a perdu sa créativité pour devenir un produit de consommation de masse : « À treize ans, l’idée que David se faisait du paradis était celle d’un endroit où les comics étaient acclamés et disponibles partout, avec peut-être des dizaines de films à gros budget sur ses obscurs héros préférés.
Maintenant qu’il a dépassé la cinquantaine et que ce paradis est omniprésent, il trouve la chose déprimante. Des concepts et des idées destinés aux enfants il y a quarante ans de cela : le XXIe siècle n’a rien de mieux à proposer ? Il se passe tellement de choses extraordinaires un peu partout, et tout ce qu’on propose aux gens, ce sont les fantaisies de Stan Lee, des fantaisies vieilles de plus d’un quart de siècle et qui concernent essentiellement les petits Blancs névrosés des classes moyennes ? »
Dans Ce que l’on peut connaître de Thunderman il met en scène les dernières décennies pour illustrer son propos à travers l’histoire revisitée de Marvel et DC où les éditeurs sans scrupules se partagent la poule aux œufs d’or, font des orgies et alimentent les rumeurs les plus folles. Avec son humour il souligne surtout l’immaturité du milieu, imaginant que la CIA offre à Sam Blatz dit « le Satanique » (vous aurez reconnu l’oncle Stan Lee) offre de le financer si celui-ci donne une image cool du nucléaire, et ce n’est pas 4 fantastiques astronautes dotés de pouvoirs suites à des radiations qui diront le contraire….
Ce que l’on peut connaître de Thunderman prend un peu plus de la moitié du recueil Illuminations et multiplie les formats : récit, entretiens, scripts de comics, messagerie en ligne, articles de presse, critiques de films, fanzine… L’auteur s’amuse à mettre en scène ses propos dans des formats variés qui sont ceux qui alimentent l’industrie du comics. Une manière de décupler le plaisir pour nous lecteur.ice.s et de creuser son sujet à 360°.
À côté de ce morceau de choix, 8 autres nouvelles s’enchainent et évoquent celles de Future Shocks dont je parlais plus haut pour leur côté laboratoire et écriture espiègle, entre une réécriture de la Genèse biblique, une histoire d’horreur à double tranchant ou encore le vampirisme avec un prisme très contemporain derrière le vernis de la fantasy. Alan Moore continue de se renouveler, de mêler littératures populaires et fictions plus méta sans jamais oublier son humour féroce.
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Bonus track : Rattrapage, si vous n’avez pas encore lu Moore en version littérature, voici de quoi prolonger le plaisir.
Alan devient en 2018 un écrivain star de la rentrée littéraire avec la publication de son roman monstre Jérusalem. Rien n’arrête l’auteur britannique adepte de la magie et du pouvoir du Verbe, qui s’essaie également à la musique et au cinéma à travers le projet The Moon And Serpent Grand Egyptian Theatre Of Marvels.
Donnant peu d’interviews, ne se déplaçant pas en dehors de sa ville natale de Northampton, l’auteur a mis dix ans pour écrire ce roman composite de plus de 1200 pages mêlant roman, théâtre, poésie, pastiches, éléments biographiques ou jeux littéraires. Encensé par la critique en France et dans son pays d’origine, ce livre marque une nouvelle étape dans la carrière de l’auteur de Watchmen. Non content d’avoir bousculé l’industrie du comics avec ses séries qui jalonnent l’histoire moderne du comics, son entrée en littérature se double d’une réflexion sur la forme. Convoquant des dizaines d’œuvres, intégrant des figures d’artistes ou insérant des jeux de citations plus ou moins cachées, Moore déploie une écriture faite d’emprunts & d’hommages qu’aurait adoré J.L. Borges.
Depuis ses premiers grands travaux en comics, il se tient à une formule magique : Solve & Coagula. Analyser & détruire. Réduire un thème, un texte, un personnage jusqu’à la plus petite miette puis synthétiser les morceaux dans une forme nouvelle C’est exactement le programme de tous ses textes, à commencer par Swamp Thing qui va mettre en place son écriture en passant par sa déconstruction des super-héros dans Watchmen ou encore de la littérature dite « jeunesse » dans Filles perdues. Dans Jérusalem il s’attaque à plusieurs formes littéraires, au langage ou aux influences ; dans un roman où notre monde physique se double d’un monde de l’esprit terrible & merveilleux. Nous ne pouvons pas nous passer d’histoires, de mythes, de mensonges ou de chansons, l’auteur en fait la preuve à travers une histoire de l’art toute personnelle.
Dans La Voix du Feu, son premier livre publié en 1996, il racontait l’histoire de Northampton à travers 12 époques, 12 voix différentes de personnages qui ont habité la ville. Dans Jérusalem, il resserre son champ d’exploration et en fait le centre du monde et plus particulièrement les Boroughs, ses quartiers pauvres. De James Joyce à William Blake, de Samuel Beckett à Enid Blyton en passant par sa propre vie sous les traits de l’artiste-peintre Alma, ce livre dévoile toutes les obsessions de son auteur à travers 35 chapitres comme autant de tableaux pour raconter cette histoire à plusieurs niveaux de lecture. Moore revient à une littérature populaire pleine d’idées, entre la démesure d’un Sterne, les références d’un Cervantes ou l’humour littéraire de Rabelais. Une littérature généreuse & exigeante.
📚💘📚 Réfs à demander à votre libraire adoré.e cet été :
⚡️ Future Shocks d’Alan Moore & Co, Delirium
Traduit de l’anglais par Alex Nikolavitch
🎆 Illuminations d’Alan Moore, Bragelonne
Traduit de l’anglais par Claire Kreutzberger
🌀 Jérusalem d’Alan Moore, Babel ou Inculte
Traduit de l’anglais par Claro
Illustration principale : © Alan Moore / Alan Davis / Delirium