Jeune adulte, subissant un nouveau traitement pour un lupus, Julia Wertz va se découvrir une passion pour la bande dessinée, de Julie Doucet à Will Eisner en passant par Zap Comix et toute la scène indé. Cette nouvelle passion va devenir une obsession et elle va elle-même commencer à mettre en scène des petits gags qu’elle publie en ligne, sous la bannière « la Fête du prout ». Les gags vont progressivement laisser la place à de courtes pages d’autobio où elle évoque son quotidien, sa famille, ses relations.
Puis les planches s’étoffent, elle publie dans la presse et sort des recueils de ses strips (disponibles en français dans un gros recueil de 500 pages, Le Musée de mes erreurs, avec en bonus ses toutes premières histoires). Puis elle se lance dans des albums plus ambitieux : Whiskey & New York, où elle évoque sa vie de jeune adulte arrivant à New York, entre déprime, solitude, déboires amoureux et premières addictions. L’attente infinie, où elle évoque sa maladie, son rapport aux livres et le début de sa carrière. Et Les imbuvables qui revient sur son alcoolisme, son combat contre les addictions, sa rupture amoureuse tragique et qui se termine sur une très belle déclaration d’amitié. Ajoutons, Les entrailles de New York, un carnet de voyage décalé pour découvrir New York qui prolonge les albums précédents et identifie les lieux clefs où évoluent les personnages et dévoilent toute l’étendue des envies graphiques de l’artiste.
Et le plus intéressant, c’est que tous ces albums se répondent, certaines histoires sont amorcées dans l’un et développées dans un autre, des passages entiers s’enrichissent d’un sens nouveau à la lecture de l’album suivant et le tout forme une fresque ininterrompue, qui se chevauchent et totalement interconnectés.
Une touche de joyeuse noirceur
Si Julia Wertz se livre sur des sujets aussi intimes et complexes que l’alcoolisme, la maladie, la sexualité ou la famille, l’amitié ou l’amour, son rapport à l’autobiographie est à la fois sincère et lapidaire.
Elle semble n’avoir aucun filtre dans son rapport aux événements, mais use d’ellipses pour ne pas tout dire, quitte à revenir sur un événement dans le livre suivant. Si sa vie amoureuse et familiale occupe une grande place, l’un des grands sujets de son oeuvre reste les addictions : à l’alcool principalement, mais également à la junk food, à la bande dessinée, à l’exploration urbaine, aux vieux objets ou encore au chanteur des Guns N’ Roses qui représente bien les thèmes de son oeuvre avec un côté décalé.
L’autre clef c’est l’humour omniprésent attaché à son alter ego qui lui permet de dédramatiser les situations les plus difficiles et aller très loin sans perdre ses lecteurices. La comédie va de pair avec la tragédie et la dessinatrice flirte avec cette frontière dans un va-et-vient d’émotions. Son sens de l’humour joue sur la transgression, le malaise et l’exagération, elle semble de jouer de tout même du pire donnant une touche de joyeuse noirceur.
Une posture qui lui joue des tours, quand en festival ou en dédicace elle s’aperçoit que son personnage est vu plus méchant et vicieux que ce qu’elle est en réalité et le décalage lui joue des tours. Elle n’est pas tendre avec sa famille, ses amis ou ses collègues d’atelier. Julia Wertz a fait partie d’un atelier avec d’autres autrices et raconte les coulisses du milieu avec ces talents émergents qui, depuis, comptent parmi les artistes à suivre. Ces incursions permettent de comprendre son processus créatif, de voir comment son style s’installe, comment certains choix influencent toute son œuvre.
Un jeu mémoriel entre la réécriture et la prise de note sur le vif

On découvre son système de réécriture au fil des livres qui entretient un jeu mémoriel : entre la planche qui semble croqué sur le vif, mais réalisée longtemps après ou la réécriture d’événements racontés à partir d’angles différents. Plus étonnant, elle explique avoir dessiné plusieurs dizaines de pages non utilisées pour chaque livre, avoir eu un manuscrit entier abandonné, et dessiner sans cesse dans un élan de production où elle viendra piocher les planches de l’album final.
Si de prime abord, son trait apparaît plutôt brut, son style combine plusieurs niveaux de dessin entre le côté très cartoon des personnages et les décors très réalistes. C’est en lisant Les entrailles de New York que l’on met le doigt sur l’une des spécificités du travail de Wertz, son obsession pour l’exploration et la ville. Non seulement le dessin se fait plus technique, réaliste et plein de détails, mais la dessinatrice en raconte aussi l’histoire, l’évolution et sa place. En jouant sur ces registres, elle amplifie le sentiment de solitude des personnages cartoonesques décalés dans ces décors précis. Si l’aspect des personnages permet aux lecteurices de se projeter, de ressentir un effet d’intimité, les décors plus techniques y ajoutent un effet de réel sans brouiller la lecture.
Actuellement elle écrit un livre sur la parentalité & les relations familiales puis prévoit de se pencher sur le quotidien d’une femme qui vieillit pour poursuivre ce travail d’une vie. En partageant son expérience avec ce ton décalé, cette introspection salutaire et cette mise en scène intimiste, Julia Wertz nous offre un miroir intrigant dont on attend chaque nouvelle pièce qui enrichira ce puzzle infini.
Les imbuvables – Ou comment j’ai arrêté de boire de Julia Wertz, L’Agrume (2023)
Traduction d’Aude Pasquier
Le Musée de mes erreurs de Julia Wertz, L’Agrume (2021)
Traduction d’Aude Pasquier & Valérie Le Plouhinec
L’Attente Infinie de Julia Wertz, L’Agrume (2021)
Traduction d’Aude Pasquier
Les Entrailles de New York de Julia Wertz, L’Agrume (2019)
Traduction d’Aude Pasquier
Whiskey & New York de Julia Wertz, L’Agrume (2016)
Traduction d’Aude Pasquier
Toutes les images sont © Julia Wertz / L’Agrume



