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par Arno Kikoo - le 13/10/2018
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par Arno Kikoo - le 13/10/2018

Dans les coulisses d'Urgence Niveau 3 avec Alberto Ponticelli

Vous aurez pu découvrir il y a peu notre critique du titre Urgence Niveau 3, tout juste sorti chez Bliss Comics. A la fois oeuvre d'art et message d'une importance - à notre sens - capitale, l'ouvrage nous aura séduit à la fois par ses qualités narratives et artistiques que par la démarche entreprise derrière. Aussi, lorsque nous avons pu rencontrer l'un des deux artistes ayant travaillé dessus à la récente Lyon Comic Gone, il était impossible de ne pas en profiter pour en parler. Retrouvez donc ci-dessous notre entretien avec Alberto Ponticelli, pour parler d'Urgence Niveau 3 et de l'importance du comicbook dans notre société de façon plus générale.


Bonjour Alberto. Peux-tu nous remettre le contexte de création d'Urgence Niveau 3 ? 

Joshua Dysart et moi avons travaillé ensemble par le passé, on a fait Unknown Soldier chez Vertigo. Il a été contacté par le Programme Alimentaire Mondial (WFP) pour faire ces histoires à propos des zones de guerre. Il m'a demandé de travailler avec lui sur ce projet, puisque le message, si l'on peut dire, est similaire à celui d'Unknown Soldier. Et j'ai dit oui puisqu'on travaille très bien ensemble. Après quoi, le WFP l'a emmené dans les zones de guerre concernées, pour qu'il soit témoin de ce qu'il se passe là bas. Quand il est revenu, on en a parlé pour préparer l'histoire, et on s'est lancé. Malheureusement, je n'ai pas pu aller là-bas, car ça coûte très cher d'envoyer des civils  dans ces zone, à cause du transport, des mesures de sécurité. Bien sûr, ils ont préféré inviter le scénariste, puisqu'il est le point de départ de l'histoire. C'est la seule chose qui me manque, j'aurais aimé pouvoir être là pour pouvoir mieux raconter l'histoire par le dessin.

Le thème de la guerre était en effet déjà présent dans Unknown Soldier. C'est un thème qui vous touche particulièrement dans les comics ? 

Pas la guerre particulièrement. J'aime les comics qui peuvent te dire quelque chose sur la réalité. J'aime le divertissement, mais si tu peux raconter quelque chose de plus dans les comics, je pense que c'est mieux. Parce que les comics sont des outils qui te permettent de raconter ce que tu veux. Je n'ai pas de problèmes avec les super-héros, même si je n'en fais plus parce que je préfère ce genre de projets, et parfois ils sont politiquement incorrects comme dans Unknown Soldier ; le personnage doit se décider ou non à tuer des enfants car ce sont des enfants-soldats. C'est très difficile, tu as un rapport à la réalité, qui n'est pas tout blanc tout noir. C'est fait de nuances de gris, et tu dois décider ce qui est mieux dans ce genre de situation. Notre prochain projet est un peu différent, mais ça parle de la vraie vie également. On essaie de dépeindre le monde avec ces travaux. Parfois on parle de guerre, parfois d'autres choses.

Tu penses que les comics devraient vraiment représenter certains aspects de la société ? 

Ca dépend du lecteur. Je pense que oui, car les comics t'offrent le temps de lire et de réfléchir. Tu peux lire, t'arrêter si tu te sens mal. Je me rappelle de lecteurs qui me disaient qu'ils ne pouvaient continuer Unknown Soldier, car c'était trop pour eux. Quand tu lis du super-héros, tu vois des gens qui se tapent dessus et qui détruisent des villes entières. Là, c'était quelque chose de plus réel, et ça leur a sûrement fait un déclic et réfléchir à des choses réalistes. C'était sûrement la raison de leur choc. Et quand tu peux avoir ce genre de sentiments, c'est que le comicbook t'as donné des informations auxquelles tu ne t'attendais pas. Et tu peux aprofondir le sujet, tu peux prendre le temps qu'il te faut pour développer ta pensée. Pas comme avec un film, où pendant 1h30 tu as un tas d'idées qui t'arrivent à la suite. Je pense que les comics sont parfaits pour raconter ce que tu veux, même quand c'est caché dans le divertissement. 

Mais Urgence Niveau 3 n'est pas dans l'entertainment, c'est une approche documentaire, pour faire prendre conscience de quelque chose à ses lecteurs.

Je pense que c'est une bonne façon, peut-être, de parler à une nouvelle génération. Il ne s'agit pas de divertissement, mais d'information et de ressenti. La part la plus importante est de pouvoir ressentir de l'empathie pour les personnages. Tu peux mieux comprendre ce que ça signifie de vivre dans une zone de guerre, plutôt que de juger des gens qui arrivent dans ton pays et dont tu penses qu'ils sont mauvais. Tu vas dans leur vie quotidienne, et c'est une façon de mieux comprendre ce qu'il arrive. Et quand tu lis des comics, tu veux être diverti, mais tu sais que là c'est différent. Ca raconte une histoire sur un niveau, mais tu peux creuser et regarder ce qu'on essaie de faire.

Les personnages d'Urgence Niveau 3 sont-ils inspirés de vraies personnes ?

Joshua a rencontré beaucoup de personnes pendant ces voyages, et ça lui a sûrement inspiré les personnages. Il a dû faire des changements, car certaines situations dépeintes sont dangereuses. Je sais que le WFP a demandé à faire des changements car si certaines personnes tombent dessus, elles pourraient être en danger de mort - pour des comics, oui, c'est très sérieux. Il a bien sûr pris des inspirations, mais a dû faire de nouveaux personnages.

Tu me dis que tu n'a pas pu aller en Irak ou au Soudan. Mais pour dessiner ces paysages, ces pays, ça aurait été tout autant important que tu ailles là bas.

Joshua a pris des tonnes de photos pour moi. Comme avec Unknown Soldier, puisqu'il était allé en Ouganda pour voir la situation. Il avait quasimment 1000 photos, et j'ai regardé beaucoup de documentaires, de vidéos envoyées par le WFP. Tu essaies de comprendre le contexte, et tu y mets ton empathie pour dessiner quelque chose de vivant. Ce n'est pas au mieux, mais je n'avais pas d'autre choix. J'essaie toujours de mettre le lecteur en situation. Mon style n'est pas "beau", j'essaie de communiquer quelque chose, c'est plus important. Mes dessins sont abrupts pour transmettre un sentiment. 

Dans le premier numéro, en Irak, il y a quelque chose d'effrayant dans la façon de dessiner les membres de Da'esh, car tu ne dessines pas leurs visages. Ce sont juste des traits noirs.

C'est une décision mutuelle avec Joshua. On n'a pas voulu leur donner d'identité. Comme un défi : "vous ne représentez rien, on vous donnera le moins d'importance possible". De cette façon, ils n'ont pas de visage, ils ne peuvent pas communiquer avec le lecteur, ils n'ont pas de slogan. C'est comme une insulte pour eux. Joshua pourra sûrement mieux t'expliquer que moi, mais c'est une décision qu'on a pris ensemble. Ces gens ont tort, c'est tout, et on vous refuse d'exister complètement dans ce comicbook.

Comme pour leur enlever leur humanité ?

Exactement. Ce n'est pas grand chose, mais dans le film Duel (de S. Spielberg), tu ne vois jamais le visage du conducteur. Il n'est plus humain. Dans le film, c'est pour qu'il fasse peur. Dans cette BD, c'est pour leur accorder le moins de dignité possible.

Le challenge dans ce genre de BD, c'est de ne pas mettre trop l'accent sur la violence, ne pas être trop graphique.

Tu n'as pas besoin de mettre beaucoup de sang. Juste le fait de suggérer un mouvement peut suffire pour comprendre que quelqu'un tue un autre. L'ambiance ici est glauque, et s'il y a un meurtre, c'est juste la finalité. Tu sais que l'histoire va aller de mal en pis, donc tu n'a pas besoin de mettre l'accent sur la violence. J'aime bien la violence graphique, quand ce n'est pas réel. On a décidé de ne pas aller là dedans. Tu n'as pas besoin de détails, juste de comprendre ce qu'il se passe. Ce qui est plus effrayant, de devoir imaginer.

Ces comics étaient d'abord limités à l'internet. Tu saurais me dire pourquoi aucun éditeur n'a voulu l'imprimer avant ? 

J'ai pas mal de raisons en tête. Les gens ont peur de choses nouvelles en général, même dans l'entertainment. Ils veulent rester dans leur zone de confort, lire les mêmes choses avec les même super-héros. Bien sûr, ce n'est pas une histoire plaisante. Ca parle de violence, de quelque chose de réel. Et les fins des histoires sont amères. Tu n'es pas relaxé après cette lecture. Bien sûr, tout le monde a le choix de lire ce qu'il veut. Un éditeur ne sera pas intéressé parce qu'il pensera que c'est trop politique pour du comics ? Je ne sais pas. Je pense que l'industrie du comicbook doit se poser beaucoup de questions. Si elle veut évoluer, on doit comprendre que les comics peuvent tout dire. Mais en ce moment, les comics sont trop découpées, trop mises dans des boîtes. Alors que tu peux faire des mélanges, et avoir des choses différentes, et les éditeurs devraient y penser. Je pense que l'initiative de Bliss est courageuse. Ce n'est pas quelque chose de facile.

Sais-tu comment Urgence Niveau 3 a été apprécié en ligne ? 

Non, et je ne pense pas que beaucoup de gens l'aient lu. J'espère me tromper !

Il y a eu un problème de communication alors ? 

Absolument. Ils [au WFP] ne sont pas dans l'industrie du comics, donc je ne pense pas qu'ils aient de l'argent pour en faire la promotion. Cette publication est une meilleure façon de faire. En tant qu'artiste, je ne peux pas m'occuper de toutes les charges de promotion. Ils peuvent le faire, car ils ont un plus grand carnet d'adresses.

Et il y a eu des polémiques, on a reproché au WFP de dépenser de l'argent pour faire des comics au lieu d'acheter de la nourriture. Si les gens veulent être stupides, ils le sont. Ils ont tous quelque chose à dire, sans écouter. C'est pour ça que je ne pense pas qu'il ait été beaucoup lu, et que cette publication devrait mieux marcher. Et c'est un paradoxe ! C'était gratuit en ligne, là il faut payer. Mais c'est différent : il y a toutes les histoires, et ça convient mieux à des personnes comme moi. Je préfère un livre, pour pouvoir le lire partout. Il faut y penser, peut-être que les gens, en tout cas les concernés, n'ont pas envie de lire online. C'est du marketing, je n'suis qu'un p*tain d'artiste.

En terme de travail, ce projet a changé ta façon de procéder par rapport à l'industrie habituelle ? 

Ce n'est pas un travail de fiction, donc tu ne peux pas faire de folies avec le découpage. Il faut être réaliste, tu ne peux pas faire de splash pages par exemple. Parfois il a a beacuoup de choses à dire et les cases sont chargées. Mais j'ai travaillé comme d'habitude avec Joshua Dysart. Pat Masioni nous a beaucoup aidé avec ses couleurs, incroyables - il s'occupe de dessiner le troisième chapitre. J'étais très content du résultat final. C'était particulier, parce qu'il fallait raconter des choses, pas simplement les montrer.

Pour ton prochain projet, tu vas continuer à faire dans le comics et le commentaire social ? 

Oui, je ne peux pas trop en parler pour le moment. J'aime trouver différentes façons de raconter des histoires. C'est bien de faire dans le social, mais tu peux aussi t'amuser, et par exemple faire de la science-fiction pour dépeindre la société que tu vois tous les jours. Tout travail a une portée sociale, en fonction de ce que tu veux raconter à toi même, et au public. Et c'est important pour moi de raconter ce que je vois tous les jours, c'est ce qui me façonne. C'est pour ça que je ne fais plus de super-héros. Ce n'est plus mon univers, maintenant.

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