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Critiques
par Thomas Mourier - le 19/05/2021
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par Thomas Mourier - le 19/05/2021

Kuniko Tsurita, L’envol d’une vie

Le livre que l’on n’attendait pas est le plus précieux. Les éditions Atrabile publient une anthologie des mangas de Kuniko Tsurita. Un travail d’une artiste encore inconnue en France dont les planches poétiques et tragiques résonnent encore 40 ans après la disparition de la mangaka.

Une trentaine d’histoires sur plus de 400 pages, voici l’héritage de Kuniko Tsurita, pionnière de la prestigieuse revue Garo et du mouvement du gekiga. Dessinées entre 1965 et 1981, ces courtes histoires témoignent de l’évolution de l’artiste, des thèmes de l’époque, de son goût pour l’expérimentation et de son combat pour se faire accepter dans un milieu masculin. 

Les créations de Tsurita reflètent à la fois son goût pour la littérature française, la bohème tokyoïte et sa bataille pour ne pas être étiquetée comme autrice de manga féminin. Une lutte permanente dans un milieu très codifié qui influe sur tout son travail en sous-texte. Le traducteur Léopold Dahan propose une postface très éclairante sur son travail, donnant des clefs de lecture pour chaque histoire et replaçant l’artiste dans le contexte éditorial de l’époque. Une postface indispensable qu’il est préférable de lire à la fin pour profiter de la poésie et de la féérie des histoires de Kuniko Tsurita, avant d’attaquer une seconde lecture plus intime forte de ses révélations. 

De la science-fiction à la poésie en passant par l’autofiction 

Elle commence à publier à 18 ans dans Garo, essentiellement des histoires de SF, un genre très en vogue depuis les années 50 où l’humour a une bonne place, deux caractéristiques proches de la grande figure du manga Osamu Tezuka. Peu à peu, elle va s’émanciper de ces influences de jeunesse pour proposer des histoires plus personnelles à la fois autobiographiques en sous-texte, mais surtout très surréalistes, poétiques ou oniriques. 

Kuniko Tsurita installe dans ses planches un Tokyo bohème, interlope, proche de ses préoccupations ou connaissances. Un milieu marginal où chacun cherche sa place dans une société très codifiée et où, sous sa plume, les jeunes femmes se font androgynes pour mieux brouiller les pistes. Récits féministes, questionnements sur le genre, expérimentations guidées par la forme : les histoires de Tsurita sont celles d’une mangaka qui cherche à s’exprimer et inventer librement en réaction avec l’industrie du manga dont les éditeurs la pousse vers types de récits étiquetés féminins. 

Elle commence sa carrière avec des récits pleins d’humour, de grandes épopées pour finir dans l’expérimentation et une approche plus littéraire qu’à ses débuts. Première femme publiée chez Garo, elle sera à la fois célébrée et mise au ban par ses pairs au fil de sa carrière. Très jeune, elle publie aux côtés de grands noms de la bande dessinée de l’époque, et ira même jusqu’à les parodier dans une histoire, s’amusant à détourner les personnages de Shirato Sanpei, Shigeru Mizuki ou Yoshiharu Tsuge. La jeune autrice aura droit à un numéro spécial chez Garo et verra sa dernière histoire publiée dans un magazine à grand tirage Young Jump, une consécration peu avant son décès à 37 ans.

Ma femme est acrobate ou la littérature incarnée

Amatrice de littérature française, de Raymond Radiguet ou Lautréamont qui s’immiscent dans ses planches, de poésie japonaise classique, mais également de cinéma ou de peinture, elle s’invente une voie onirique, voire surréaliste, dans une revue qui s’oriente plus vers l’intime et le réalisme. Le ton, le dessin et son approche vont encore changer quand elle mettra en scène des personnages et des corps qui évoquent plus ou moins directement la maladie ou la mort. Elle qui sera affaiblie par la maladie changera quelque peu son approche du manga. 

Ma femme est acrobate, marque un tournant important dans son travail, Kuniko Tsurita apprend qu’elle est malade et qu’elle ne pourra pas travailler longtemps. La grâce des corps, qui donne le très beau dessin choisi en couverture de l’édition française, et le ton mélancolique de la nouvelle ouvrent une nouvelle voie. Dans Le quotidien de Yuko, on y croise une jeune fille malade, prisonnière d’un dispensaire kafkaïen, une mise en scène du réel sous couvert de fable tragique, l’étrange n’est jamais loin. 

Dès lors, les planches se font plus expérimentales, graphiques, parfois plus proches de l’illustration que du manga. Les cases éclatent, le décor les recouvre ouvrant la page. Elle joue avec les formats, les pages, les formes, les histoires sont parfois longues ou ultra-courtes, presque des poèmes visuels. De la poésie justement, les pages en sont pleines, les siens ou des extraits d’auteurs qu’elle aime. Les histoires deviennent des contes, des lettres d’amour ou des messages au milieu de fictions. 

Cette anthologie contextualisée, reproduite en bichromie blanc/violet, ouvre une nouvelle porte sur cet âge d’or du manga d’auteur, mais permet aussi de mettre la lumière sur une autrice méconnue ici, qui publie au même moment que les futures stars Moto Hagio ou Miyako Maki. Avis aux lecteurs qui aiment la poésie, les prises de risque, les histoires si tragiques qu’elles en deviennent belles, voici l’œuvre unique — à plusieurs titres — de Kuniko Tsurita, un recueil indispensable pour les amoureux de bandes dessinées qui célèbrent la création. 

L’envol de Kuniko Tsurita, Atrabile

Traduction de Léopold Dahan


Illustrations : © Kuniko Tsurita / Atrabile

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